
Il y a des êtres qui ont un tel sens de l’humour qu’ils arrivent à faire des blagues, non seulement de leur vivant, mais même par‐delà leur mort, à faire du Witz, comme on dit en yiddish, depuis l’au-delà. Ça demande des talents exceptionnels, et j’ai la conviction que Jean-Pierre Winter est un de ces êtres là – et j’en ai même des preuves, au moins deux.
La première : c’est que j’ai réservé un train de Bruxelles très tôt ce matin parce que je donnais un cours en Belgique hier soir, et je voulais être sûre d’être là à temps pour l’enterrement de Jean‐Pierre, comme il l’avait souhaité. Or ce matin, aucun train ne circulait entre Bruxelles et Paris. J’ai bien cru ne jamais y arriver et je me suis demandée comment Jean‐Pierre aurait interprété cet événement.
Deuxième preuve d’humour : Jean‐Pierre Winter souhaitait un enterrement juif, et qu’on puisse y énoncer une liturgie et une oraison funèbre en son honneur, et figurez‐vous qu’il a choisi de mourir et d’être enterré pendant Hanouka. Drôle d’idée : c’est un jour de fête et, selon la tradition, c’est un moment où, en principe, on n’a pas le droit d’énoncer des oraisons funèbres.
Avouez que c’est fort : Jean‐Pierre Winter voulait un rabbin pour prendre la parole, et le rabbin a bien failli ne pas arriver et n’est pas censé parler – ça c’est du grand Jean‐Pierre.
Plus sérieusement, la raison pour laquelle certains ne font pas d’oraison funèbre durant Hanouka, c’est parce qu’il ne faut pas entacher la fête de désespoir. Il faut s’efforcer, même en ce jour, de célébrer la vie. Ça tombe bien : c’est exactement ce que je vous propose de faire – célébrer la vie de Jean‐Pierre Winter et son amour des vivants.
Vous l’avez, pour beaucoup d’entre vous, connu bon vivant. Avec humour, ses fils m’ont dit qu’il était tellement bon vivant qu’il en est mort. À défaut d’allumer ici un cigare ou de servir un repas, je pense que nous allons trouver ensemble comment honorer cet élan de vie, par des souvenirs et des anecdotes partagés.
C’est évidemment difficile de prendre la parole devant vous car je sais qu’il y a ici des dizaines de gens qui ont des souvenirs très forts de Jean‐Pierre Winter, des moments de parole ou des moments d’écoute, des conseils donnés ou de petites histoires dont il avait le secret et qui ont tout simplement changé votre vie… Pour beaucoup d’entre vous, il y eut un avant et un après l’enseignement de Jean‐Pierre Winter.
J’ai moi aussi une histoire winterienne à raconter que je n’oublierai jamais. Et rien, absolument rien dans la tradition juive, n’interdit de raconter des histoires durant Hanouka, donc je ne vais pas me gêner. Un jour, quand j’étais toute jeune rabbin, Jean‐Pierre Winter est venu donner un cours dans ma synagogue sur le thème de la transmission, son grand sujet. Il a alors raconté une petite histoire qui nous a tous laissé sans voix, une histoire incroyable que je n’oublierai jamais.
C’est l’histoire d’un papa aigle qui a trois petits aiglons. Il doit impérativement faire traverser un ravin à ces trois aiglons encore faibles et vulnérables. Il attrape le premier qu’il sert entre ses griffes et le porte au-dessus du ravin. À mi-chemin de la traversée, le papa aigle demande à son aiglon : 'Le jour où je serai vieux et faible, feras-tu la même chose pour moi ?' – 'Oui papa, promis, je ferai la même chose', répond le petit aiglon. Immédiatement, le papa aigle ouvre ses griffes et lâche le petit aiglon qui s'écrase dans le ravin.
Le papa aigle vient chercher le deuxième aiglon et, au-dessus du ravin, lui pose la même question : 'Le jour où je serai vieux et faible, feras-tu la même chose pour moi ?' – Évidemment papa, ne t’inquiète pas, je te ferai moi aussi traverser le ravin', dit le petit aigle, qui subit alors le même sort que son frère : le père ouvre ses griffes et le petit aigle s'écrase dans le ravin.
Le papa vient alors chercher son troisième aiglon, et la scène se rejoue. Il lui demande : 'Et toi ? Le jour où je serai vieux et faible, feras-tu la même chose pour moi ?' Le troisième aiglon réfléchit et dit à son père : 'Je ne sais pas, papa. Mais ce que je sais, c’est que je ferai la même chose pour mes enfants'. Et le père fait traverser le ravin sereinement a ce petit aiglon.
Admettez que l’histoire est rude, qu’elle ne peut laisser personne indifférent.
C’est ainsi que Jean‐Pierre Winter m’a parlé un jour de transmission, et plus particulièrement de transmission juive.
Comme une invitation à respecter son histoire, son passé, ses ancêtres et de chérir la mémoire… mais jamais autant que l’avenir. Et à faire encore et encore le choix du futur, le choix des enfants, c’est-à-dire le choix de ce qui pourrait encore être, plutôt que de ce qui fut.
Je me rends compte que ce n’est pas simple de raconter cette histoire devant les trois fils de Jean‐Pierre qui, peut‐être, se demandent en cet instant, lequel des trois aiglons de l’histoire ils peuvent bien être. Mais non : je pense que vous savez très bien que vous n’êtes aucune de ceux‐là… mais vous êtes ceux qui ont eu la chance d’avoir un père hors du commun.
Le parcours de Jean‐Pierre Winter est exceptionnel. D’autres raconteront bien mieux que moi les événements de sa vie, sa naissance, petit garçon juif apatride dans l’héritage du judaïsme hongrois, dont les parents sont venus chercher un avenir pour leurs enfants dans le pays des lumières ; son enfance aux cotés de ses frères avant le départ de vos parents en Israël…
En vous écoutant me parler de vos grands‐parents, je me disais que c’est un sacré héritage que celui‐ci. Le papa de Jean‐Pierre s’appelait Mor, et sa maman Eva, ce qui signifie, en hébreu, hava, la vie. Jean‐Pierre était fils de Mor et de Vie.
Ce n’est pas commun : un subtil équilibre des forces qui n’est sans doute pas sans lien avec ce que fut sa quête.
À 14 ans il découvre la psychanalyse dans une émission de radio et comprend que cela sera sa grande passion. Il contacte Lacan, avec qui commence une grande aventure analytique. Très vite, il saura faire dialoguer la psychanalyse et les études juives, les textes et l’interprétation.
J’ai une pensée pour ses patients qui sont là aujourd’hui et qui savent ce qu’ils doivent à son écoute, à cet homme qui n’avait pas peur d’inviter en pensée à la fois le récit des origines et ce qui, dans votre vie, pourrait encore être. Aujourd’hui, il vous lâche mais, contrairement au papa aigle de son histoire, il n’y a aucun ravin sous vos pieds et, surtout, grâce à lui, vous savez sans doute voler.
J’adresse mon immense affection à son épouse, Florence, ses trois fils et ses petits‐enfants dont il était si fier.
Nous l’accompagnons à Hanouka, fête de la lumière ou, plutôt, fête qui dit que des plus grandes obscurités, il nous est donné d’allumer des étincelles et de faire des miracles.
באנו חושך לגרש – Nous sommes ici pour cela, pour dissiper l’obscurité,
בידינו אור ואש – Dans nos mains il y a de la lumière,
כל אחד הוא אור קטן – Et si chacun d’entre nous est une petite étincelle,
וכולנו אור איתן – Ensemble, nous sommes un flamme puissante…
Oui, il fait noir dans le monde, mais certains hommes parviennent de leur vivant à ramener de la lumière et de la joie. Certains y parviennent même par‐delà leur vie. Et c’est ce que Jean‐Pierre Winter saura encore faire. Nous faire rire et espérer, grandir et penser, nous aider à nous relever, et nous inviter à poursuivre sa route.




