Après le 7 octobre, comment faire les choses dans l’ordre? 

Voici ce qu’il devrait se passer pour que les Israéliens puissent commémorer ensemble et unis les victimes, les survivants et leur traumatisme collectif de Simhat Torah, explique la rabbin et chercheuse Alexandra Herfroy-Mischler, spécialiste de la justice transitionnelle à l’Université hébraïque de Jérusalem.

Sous la soucca d’Alexandra Herfroy-Mischler

Je n’arrive pas à croire que je suis déjà de nouveau assise ici, entourée de tant d’enfants, en train d’agrafer des morceaux de papier pour faire une guirlande pour la soucca de notre synagogue. C’est le premier jour après que Dieu a pardonné tous nos péchés en tant que peuple et j’ai décidé, comme chaque année, d’utiliser ce jour pour faire une bonne action et aider à décorer notre soucca communautaire. L’objectif est de partager un beau moment avec mes filles, un moment amusant et de qualité qui se terminera par une soirée pizza avec tous les enfants de la synagogue où ils pourront avoir autant de garnitures différentes qu’elles le souhaitent ! 

Cette année est différente. De toutes les manières, tout est différent cette année. Des femmes plutôt grandes, des hommes âgés, de jeunes adolescents  construisent la soucca. Il y a quelque chose qui cloche. Pourtant je suis devenue habituée au fait que les hommes forts dans la vingtaine, la trentaine, la quarantaine et même la cinquantaine ont disparu du paysage depuis des mois… Comme beaucoup d’événements cette année, c’est un événement réservé aux femmes, mais pas par choix! J’agrafe des bandes de papier, une verte, une violette, une jaune…. Jaune, j’agrafe, mon esprit a un flash-back de Naama Levy avec son pantalon taché de sang. J’inspire, j’expire… je me dis en moi-même: “Il faut que ça fasse au moins deux mètres de long et pas plus de cinq mètres pour que ça fasse bien dans la soucca“. J’agrafe, ai-je dit que j’agrafe? Alors j’agrafe, jaune, Nir Oz, j’agrafe, jaune, Kissufim, j’agrafe, jaune, Beeri, j’agrafe, jaune, Shira Bibas, j’agrafe, jaune, Yarden Bibas, j’agrafe, jaune, Kfir Bibas j’agrafe, jaune, Ariel Bibas j’agrafe… Vous savez quoi? Je ne peux plus agrafer en fait. C’est fini. Je n’en peux plus. Je décide de regarder autour de moi les autres mamans à l’air épuisé et je me demande si je suis la seule à penser à ça en faisant ceci? Suis-je folle? Est-ce que c’est normal d’avoir ce cerveau qui sans cesse fait des associations d’idées horribles en mode flash-back? Je ne sais même plus. Peut-être que c’est fou de ne pas penser à ça en faisant ceci? Penser à la famille Bibas ou bien à toute autre famille qui agrafe avec de grands visages heureux ses bandes de papier pour décorer sa soucca… l’année dernière. Avant ça. Avant le 7 octobre.

Lorsque je vais trop loin dans la douleur, j’utilise mon cerveau académique. Cela m’aide à ne plus ressentir. J’ai repris l’agrafage, mais sans les bandes jaunes. Seulement des bandes blanches, violettes et vertes. Aucun sentiment n’est lié (encore?) à ces couleurs… Je scrute silencieusement dans mon cerveau toute l’analyse documentaire d’un article académique que je suis en train d’écrire. Et puis tout s’éclaircit : j’ai besoin que quelqu’un s’excuse du 7 octobre. En tant que juive, vivant en Israël, sioniste, j’ai besoin d’une excuse en grande pompe pour être en phase avec le fait que je pense à ça tout en faisant ceci. Je suis d’accord pour être dans la boucle du traumatisme collectif du 7 octobre dans tout ce que je fais depuis un an, mais je ne suis plus d’accord à devoir gérer cette colère et ce ressentiment tous les jours, et surtout pas le lendemain de Kippour. Cela peut être lié ou non à la politique. Mais je sais que c’est certainement lié au fait d’être un être humain qui a le sentiment d’avoir été trompée, manipulée, diminuée et profondément blessée sans que personne ne vienne lui dire “je suis désolé” pendant toute une année. Cela ne s’est jamais produit dans ma vie. Les bons Juifs s’amendent avant Yom Kippour. Je me sens généralement très heureuse le lendemain de Kippour.

Ce qui est si exaspérant, c’est que je sais qu’il existe une solution simple pour soulager ma douleur: en tant que Juifs, nous l’avons inventée! Quelle ironie! Le cordonnier est bel et bien le plus mal chaussé!  Avec la Shoah, nous avons enseigné au monde “comment faire” lorsque nous avons réparé nos propres blessures pour guérir et reprendre le cours de notre vie. Nous avons exigé un procès; nous avons eu le procès de Nuremberg (1945) et le procès Eichmann (1961). Tous deux répondaient à des objectifs juridiques et sociologiques différents. Nous avons reçu des réparations de la part de l’Allemagne après les accords de Luxembourg en 1952, qui ont ouvert la voie aux paiements mensuels (les shilumim). Après cela, l’Allemagne de l’Ouest s’est excusée pour l’Holocauste et Willy Brandt s’est agenouillé dans le ghetto de Varsovie (1970) dans un geste improvisé et y est resté en silence. Nous avons ensuite aidé l’Allemagne de l’Ouest à corriger ses livres d’histoire pour la prochaine génération et avons établi des partenariats économiques et culturels entre nos deux pays. Nous avons également veillé à les inviter à la commémoration de Yom haShoah à Yad VaShem. Dans ces interstices du temps, consciemment ou inconsciemment, nous nous sommes réconciliés entre nous et avec l’Allemagne. Nous n’avons pas oublié, certains d’entre nous n’ont pas pardonné et ne pardonneront probablement jamais, mais nous avons réussi à avoir un espace partagé lié à notre mémoire collective commune en Israël et  au niveau diplomatique.

Ces étapes chronologiques sont les suivantes: 1. Un procès/une commission de vérité 2. Paiement de réparations 3. Excuses officielles 4. L’élaboration des livres d’histoire, la création d’un musée et la mise en place d’une journée de commémoration sont les étapes de ce que l’on appelle la justice transitionnelle. Il s’agit d’un domaine de recherche à part entière au sein des sciences sociales. Lorsque je donne mon premier cours du semestre à ce sujet à l’Université hébraïque de Jérusalem à des étudiants israéliens et palestiniens, j’y fais souvent référence comme étant “une manière de comprendre comment les hommes détruisent l’humanité et comment ils la guérissent par eux-mêmes ensuite”. Il s’agit d’un processus très sérieux qui doit se produire afin de guérir à la fois au le plan individuel et collectif. Nous, le peuple juif, sommes déjà passés par là – malgré de nombreuses disputes et désaccords entre nous – mais nous l’avons fait ensemble. Si nous avons réussi à le faire avec l’Allemagne nazie, Kal va khomer (encore plus) pouvons-nous le faire les uns avec les autres aujourd’hui. Pour pousser l’ironie encore plus loin, nous, les Juifs, par notre guérison collective, avons en fait éclairé le chemin de divers peuples meurtris à travers le monde, puisque ces étapes sont devenues plus tard pertinentes et cruciales pour guérir les quatre principales violations flagrantes des droits de l’homme, à savoir le crime contre l’humanité, le crime de guerre, le nettoyage ethnique et le génocide. Depuis 1945, le peuple juif, de par sa résilience, a en fait guidé d’autres peuples à guérir du génocide rwandais, du nettoyage ethnique au Canada, du nettoyage ethnique en Australie, de l’apartheid, etc.

Nous essayons de toutes nos forces de trouver un moyen de commémorer nos chers disparus le 7 octobre. Tout cela alors que la guerre se poursuit et que nos otages sont toujours détenus à Gaza. Nous avons organisé une cérémonie officielle et une autre cérémonie non-officielle l’une après l’autre le 7 octobre 2024. Les Israéliens survivants et déplacés du Sud et les 60000 déplacés du Nord ont été horriblement blessés de ne pas être entendus, vus, compris par les voix officielles – en particulier les familles des otages à travers tout le pays. Les voix officielles ont essayé de donner des explications/formules, des excuses pendant leur commémoration qui s’est déroulée le 7 ocotbre selon le calendrier grégorien. On aurait pensé qu’après un tel désastre cérémoniel ça s’arrêterait là. Mais non, ce n’est pas tout! J’ai appris par le groupe WhatsApp des parents (celui qui a 150 messages non lus… #meresurmenee) qu’un autre jour officiel sera observé selon le calendrier juif: le jour après Simhat Torah, le dimanche 27 octobre 2024. On nous a dit que ce qui se passera sera “très similaire” à ce que nous faisons lors du Yom haShoah et du Yom haZikaron (c’est-à-dire aucun lieu de divertissement ouvert ce jour-là, drapeaux en berne, allumage de bougies, port de chemises blanches) afin que les enfants ne se sentent pas “désorientés”. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser au fait que le premier “Yom haShoah” en 1946 – et jusqu’en 1953 – a en fait été intégré au 9 Av et au 10 Tevet parce que nous ne pouvions pas nous mettre d’accord sur une date qui permettrait à tout le monde de se sentir entendu, validé et qui correspondrait à la fois au calendrier grégorien et au calendrier juif. Mais cette fois-ci, sur la base de ce que j’ai trouvé dans l’analyse documentaire académique et des nombreuses discussions que j’ai eues avec différents types de survivants du 7 octobre, je me suis dit que quelque chose d’autre devait se produire.

Si je reviens à mes étapes chronologiques (et croyez-moi, je sais ce qui se passe si nous ne procédons pas de manière chronologique; cf. mon doctorat, mon post-doc et mes nombreuses publications sur le sujet), nous avons d’abord besoin d’un procès et/ou d’une commission de vérité. Une commission d’enquête, comme le suggèrent certains ministres du centre en Israel, à l’image de Benette et Lapid, ne suffira pas. Nous avons besoin d’une commission où les survivants, les otages qui sont revenus et les familles déplacées peuvent raconter leur histoire et où tous ceux qui étaient responsables de leur sécurité et qui ont échoué à tous les échelons du pouvoir écoutent ces histoires et leur demandent pardon. En tant que société, nous avons besoin d’entendre et d’écouter ces histoires horribles pour partager le fardeau de la douleur. Cela peut prendre des heures, des mois, voire même des années, mais ces histoires doivent être diffusées avant que nous puissions même commencer à commémorer nos êtres chers disparus. Ensuite, les personnes qui ont raconté leur histoire doivent recevoir des réparations de l’État pour leur réhabilitation, qu’elle soit physique, matérielle ou pour leur santé mentale. Elles doivent recevoir des paiements mensuels ou une compensation et une réparation unique pour les aider à survivre et à alléger le fardeau financier de ce qu’elles ont traversé. Après ces deux étapes – et seulement après ces deux étapes –, il doit y avoir des excuses officielles, profondes et sincères, pour toutes les erreurs commises le 7 octobre.

Ces excuses doivent être authentiques et honnêtes. Elles doivent faire preuve de contrition et valider à 100 % le récit des victimes, sans “mais” au milieu de la phrase ni minimiser leur responsabilité. Elles doivent faire preuve de vulnérabilité et d’intégrité. Après tout cela, les survivants auront le sentiment d’être enfin vus, entendus, respectés, honorés et égaux. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons commémorer les personnes décédées le 7 octobre et nos soldats pendant la guerre. Si nous faisons bien les choses, l’année prochaine, nous aurons une commémoration unie où tous les membres de la société se sentiront unis dans le présent et l’avenir d’Israël. Nous en avons vraiment besoin. Aucune commémoration, quelle qu’elle soit, ne pourra jamais réparer tout cela si nous n’en parlons pas avec les dirigeants à tous les échelons qui eux-mêmes se sentent profondément redevable d’en entendre parler. Nous avons besoin d’une guérison collective pour un traumatisme collectif sans précédent. Je suis de nouveau en train d’agrafer du rose, du violet, du vert. Je peux maintenant ajouter du bleu et de nouveau du jaune. J’agrafe du jaune… Liel et Yanai…

Ce paragraphe a été ajouté à la suite des excuses publiques formulées par le président de l’État d’Israël le dimanche 27 octobre.

Dimanche de retour à l’école, mon groupe WhatsApp des parents atteint 230 messages non-lus. Apparemment, les enfants doivent porter un t-shirt blanc car, le 27 octobre, c’est le jour ou l’État d’Israël commémore le 7 octobre selon la date du calendrier hébraïque. Le Président Herzog a émis une excuse publique au nom de l’État d’Israël qu’il représente. Il y a eu une cérémonie à 11 heures et une autre à 14 heures.
Deux jours de commémoration en trois semaines et quatre cérémonies plus tard: ça ne va toujours pas. Les excuses officielles présentées par le président israélien Herzog constituent un excellent premier pas. Mais des excuses véritablement réparatrices devront émaner de toutes les strates de l’échelon politique et militaire, valider explicitement le récit des survivants et faire preuve d’une plus grande contrition.
Les études sur la justice transitionnelle nous enseignent que tant que les dirigeants politiques et militaires de l’État d’Israël n’auront pas mis en place une commission d’enquête sur l’échec de leurs propres rangs, ainsi qu’une commission de vérité pour les survivants, et qu’ils n’auront pas procédé à des paiement de compensations, nous aurons du mal à nous mettre d’accord sur le jour et les moyens de commémorer nos défunts lors du 7 octobre et de la guerre des glaives de fer. Ce n’est qu’alors que les différents types de survivants se sentiront vus, entendus, respectés, honorés et égaux. Le fossé insupportable entre les citoyens et les dirigeants sera comblé. Nous avons besoin d’une guérison collective car notre traumatisme est (aussi) collectif.