Brigitte Stora est docteure en psychanalyse et essayiste. Après Que sont mes amis devenus, les Juifs, Charlie, puis tous les nôtres (2016), elle publie aujourd’hui L’antisémitisme : un meurtre intime , un essai qui retrace les mécaniques à l’oeuvre derrière cette haine ancestrale. En s’appuyant sur les textes bibliques, la pensée juive, et la psychanalyse, Brigitte Stora dresse un constat édifiant : l’antisémitisme est d’abord le refus de l’Autre dans sa singularité. Un refus qui empêche l’émancipation de tous, d’où qu’ils viennent. Lucie Spindler l’a rencontrée pour Tenou’a.
Lucie Spindler Dans ce nouvel essai, vous expliquez au lecteur que l’antisémitisme qui a ressurgi dans la société française à partir des années deux mille, communément appelé le “nouvel antisémitisme”, n’a rien de nouveau. C’est la permanence du même mécanisme de haine mais qui utilise l’air du temps pour cacher son caractère antisémite. Pour définir ce phénomène, vous avez une expression très parlante : le “masque acceptable” de l’antisémitisme. Quel visage prend le “masque acceptable” de l’antisémitisme à notre époque?
Brigitte Stora Ce masque acceptable n’a rien de nouveau. L’antisémitisme est une vision du monde héritée de l’antijudaïsme ancestral. Nous sommes dans une civilisation qui s’est fondée sur la récusation du judaïsme, sur sa nécessaire abolition. Les Juifs vivants sont comme des espèces de petites questions incarnées qu’il faudrait gommer. L’antisémitisme, qui est selon moi le moment moderne de l’antijudaïsme ancestral, s’est toujours vécu comme une légitime défense. Les Juifs sont systématiquement désignés comme coupables. Quel que soit le bord politique et l’époque, il y a de nouveaux motifs de culpabilité qui sont invoqués. Pour la droite, au début du XXe siècle, la menace était incarnée par le complot judéo-bolchevique. Du côté de la gauche, les arguments invoqués se trouvaient du côté de la finance internationale et de Rotschild. Rien n’a changé aujourd’hui, le Juif a toujours incarné une menace pour l’harmonie et la paix du monde. Aujourd’hui, cette menace est symbolisée par Israël.
À chaque fois que l’antisémitisme se manifeste, des raisons différentes sont invoquées pour prouver la culpabilité des Juifs et dire : “les Juifs sont, cette fois-ci, vraiment coupables” (contrairement à la fois d’avant). L’antisémitisme moderne qui a émergé en 1879 avec Wilhelm Marr voulait se distinguer de l’antijudaïsme chrétien et de son accusation de déicide en invoquant la finance, le capital …Mais sur le fond, il y a toujours cette accusation de grand coupable originel.
LS Vous écrivez notamment : “J’appartiens à la génération heureuse, celle qui avait cru en la fin de l’antisémitisme. Cet ‘optimisme’ inconnu de mes parents ni d’aucun de mes ancêtres, n’a pas été, hélas, celui de mes enfants”. Cette réalité prend-t-elle encore plus de sens depuis le 7 octobre? Comment expliquez-vous que votre génération ait été épargnée ? Le voyez-vous aujourd’hui comme une forme d’optimisme naïf?
BS J’ai écrit un premier livre, Que sont mes amis devenus, les Juifs, Charlie et puis tous les nôtres (Le Bord de l’eau, 2016) qui était une réflexion amorcée à partir des années deux mille et dont j’ai accéléré l’écriture après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hypercacher. Ce livre est une longue réflexion politique mais aussi très personnelle et intime sur la solitude juive des quinze dernières années. Je crois d’ailleurs que cette solitude a pris fin après les attentats de 2015, mais pas pour de bonnes raisons. La colère et la lutte contre l’antisémitisme ont surtout été récupérées par la pensée réactionnaire.
Pour ma part, c’est en octobre 2000 que je vois clairement une digue s’effondrer. Je pense que tous les Juifs, d’où qu’ils viennent, ont une longue mémoire de la catastrophe. Ils ont toujours fonctionné en fuyant les pogroms, les persécutions. Leur vigilance est donc ancestrale. Au plus profond de moi, je connaissais la fragilité de cette digue.
La génération qui a eu vingt ans dans les quatre-vingt est une génération antiraciste, féministe, où la dimension identitaire a émergé dans le bon sens. Nous sommes passés de la honte et l’oppression à une forme de fierté, d’où la force des slogans féministes, de la Gay Pride, de la possibilité pour tous d’exister avec des slogans tels que “Black is beautiful”. C’était aussi une période où l’on prenait conscience de la Shoah. On se sentait protégés par cette mémoire. C’était une erreur et je l’explique dans ce livre avec le chapitre sur la dette. La mémoire de la Shoah peut se retourner contre les Juifs en engendrant une forme de culpabilité haineuse. L’écrivain hongrois Imre Kertész le dit très bien : “Les Juifs sont des gens qu’on déteste encore plus depuis Auschwitz, à cause d’Auschwitz”. On retrouve aussi cette phrase dans la trilogie d’Axel Corti, Welcome in Vienna: “Ils ne nous pardonneront jamais ce qu’il nous ont fait”.
LS Dans cet ouvrage, vous évoquez les racines de l’antijudaïsme chrétien. Vous parlez du “déicide” dont les Juifs ont longtemps été considérés coupables en Occident. Existe-il une forme de continuité entre l’antijudaïsme chrétien, notamment au Moyen Âge, et l’antisémitisme moderne au XXe siècle ? Le Concile Vatican II a-t-il rompu cette continuité ou bien sommes-nous encore les récipiendaires de cette histoire ?
BS L’Église a fait un chemin de repentance évident. Il y a eu le Concile Vatican II et de fortes paroles des Papes qui ont reconnu leurs fautes ainsi que la reconnaissance d’une filiation entre le christianisme et le judaïsme.
Le plus grave aujourd’hui, ce sont ceux qui parlent la langue antijudaïque ancestrale sans même le savoir. Ceux qui pensent qu’ils n’ont pas de comptes à rendre ni rien à régler avec leur passé car ils se disent athées. Mais athées depuis combien de temps ? Les pensées féministes et anticoloniales ont mis en avant, à juste titre, la force des imaginaires qui reconduisent l’oppression. Je dis souvent en riant : deux mille ans de fake news, cela laisse des traces ! Par exemple, quand Jean-Luc Mélenchon dit “Je ne sais pas si Jésus était sur la Croix. Je sais qui l’y a mis, paraît-il, ce sont ses propres compatriotes” (BFMTV, juillet 2020), nous ne sommes plus dans les apports de Vatican II mais dans de l’antijudaïsme.
De même avec les propos de certains membres des mouvements décoloniaux lorsqu’ils parlent de la Shoah comme “place privilégiée”, qui viendrait faire de l’ombre aux autres mémoires. Nous pouvons y voir des traces de la pensée chrétienne, mais aussi de la pensée stalinienne (qui lui a, elle aussi, beaucoup emprunté). Cet argument est celui de Staline qui en 1947, décide de faire interdire le Livre noir qui avait été commandé par le Comité anti-fasciste juif (afin de raconter les atrocités commises par les Einsatzgruppen dans les territoires de l’Est reconquis par l’Armée rouge). Staline, après avoir exigé nombre de censures dont l’effacement du nom “Juif” remplacé par “paisible citoyen soviétique” exige la destruction du livre. Pourquoi? Parce que le malheur juif allait occuper une place privilégiée… au détriment des autres. Les Staliniens étaient dans cette logique : ils pensaient que les Juifs prenaient la place des autres, une place usurpée. C’est cette fameuse idée d’une élection non méritée qui continue de travailler les gens à leur insu aujourd’hui. Pourtant, c’est exactement l’inverse qui s’est passé dans l’Histoire. La chape de plomb sur le malheur juif a aussi servi à occulter tous les autres malheurs.
LS Votre essai s’appuie aussi sur des références bibliques. Vous évoquez la Genèse comme un récit qui “s’oppose au fantasme fusionnel des humains avec la terre matricielle”. En effet dans la Genèse, il y a une séparation qui s’opère entre la puissance divine et les hommes, qui sont en quelque sorte des exilés sur terre. Puisque les Juifs ont été à l’origine de ce premier exil, ils seraient responsables d’une forme de coupure originelle, de séparation dont souffrirait le reste du monde? Dans la tête des antisémites, abolir le judaïsme, ce serait permettre l’avènement d’une rédemption universelle?
BS J’ai voulu mettre en avant trois grandes manières d’appréhender la question de l’antisémitisme : le récit biblique, la pensée juive qui en est issue, et la psychanalyse. Les trois partent de la même idée. Le sujet émerge en responsabilité à partir d’une séparation, d’un refus du fantasme de la Totalité et de l’Éternité, fantasmes qui sont ceux de la toute-puissance infantile et totalitaire.
Dans le récit biblique, le sujet se construit dans la rencontre avec l’altérité. Rien n’est prévu. La rencontre, l’exil, la coupure permettent ce que l’on nomme l’Alliance. L’Alliance est le lieu de l’éthique et de la responsabilité qui enjoignent à répondre de l’Autre. En étudiant les traditions rabbiniques mais aussi les travaux d’André Neher, de Lévinas, d’Eliane Levi-Valensi, de Erich Fromm et tant d’autres, j’émets l’idée que le récit biblique prévoit déjà une forme d’antisémitisme qui apparaît sous la forme de l’idolâtrie. Celui qui est idolâtre refuse l’Alliance. Il est du côté de Caïn qui ne veut pas répondre de la mort de son frère, du côté de ceux qui ne veulent pas quitter l’Égypte ni le jardin d’Éden… L’idolâtrie est cette volonté de coïncider avec soi-même. C’est ce que cherche l’antisémite : ne pas être entamé par l’Autre.
La Bible, comme la psychanalyse, pensent le Mal. Et dans la Bible, le choix du Mal existe. C’est la dérobade par rapport à la responsabilité, le refus d’Autrui qui, par ce refus, devient la grande menace.
LS Vous expliquez aussi que la Torah propose une conception de l’altérité, de l’Autre (“Tu aimeras l’étranger comme toi-même, car tu as été étranger au pays d’Égypte”). Cette conception de l’altérité semble abominable pour l’antisémite, incapable de concevoir cet Autre – à la fois à l’intérieur de lui-même et dans le monde… Pourquoi, à certains moments de l’Histoire, ce refus de l’altérité est-il plus fort que d’autres?
BS La figure d’autrui en soi, chacun peut l’accueillir ou la tuer. C’est un choix. Un choix qui est aussi, et peut-être d’abord, dicté par les conditions matérielles, économiques, psychologiques, historiques. Prenons l’exemple de l’Allemagne. Un pays cultivé, démocratique, qui s’est pourtant jeté dans les bras d’Hitler. Dix ans avant son accession au pouvoir, des masses d’ouvriers allemands acclamaient une femme juive et étrangère, Rosa Luxemburg. L’Allemagne avait frôlé la révolution spartakiste! Il y avait là un espoir, un horizon d’émancipation. Lorsqu’il existe un horizon d’émancipation, le risque de l’altérité est possible. Sans cet horizon, on assiste au repli sur soi et à l’idée que quelqu’un a volé le futur. Et qui a volé ce futur? Ceux qui sont désignés comme occupant une place où ils ne devraient pas être.
Le conspirationnisme est une catastrophe car il repose sur le même imaginaire que l’antisémitisme. Le conspirationnisme revient à penser qu’il y a une origine à tous les complots. En Occident chrétien, tout le monde connaît le nom du coupable originel. Si bien qu’on n’a même pas besoin de le nommer. Rappelez-vous les manifestations avec les pancartes “Qui?”. Tout le monde savait qui était désigné.
Il faut rappeler que la pensée conspirationniste n’épargne pas les Juifs, de même que l’idolâtrie de la terre, des racines, de la Nation, si justement dénoncée par Leibowitz, est aujourd’hui au pouvoir en Israël. Le refus de l’Autre, de sa singularité, de la dette à son égard, de son nom, se retrouve partout dans l’Histoire, les esclaves africains furent aussi débaptisés, comme les peuples colonisés ou les femmes dont on oublie le patronyme …
LS Vous avez choisi de mettre en titre l’expression “meurtre intime”. Est-ce une une manière de montrer que l’antisémitisme n’est pas seulement un phénomène social mais qu’il touche les êtres dans leur intimité, leur psychisme?
BS Le meurtre intime est le meurtre de l’altérité en soi. Dans l’existence, on devient quelqu’un en répondant de l’Autre. C’est la fameuse phrase de Frantz Fanon: “Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous”. Avec cette phrase, il ne dit pas seulement la solidarité entre les peuples opprimés. Frantz Fanon écrit en tant qu’homme noir qui revendique sa liberté en refusant l’assignation identitaire. Dans Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952), il se bat pour un horizon d’émancipation, pour une fraternité humaine, pour la fin de l’oppression coloniale. Le futur prend aussi le visage de l’Autre.
L’antisémite est l’individu qui se referme sur son propre dépit, celui de son incapacité à devenir. Léon Poliakov dans sa grande Histoire de l’Antisémitisme (quatre volumes parus entre 1956 et 1977) décrit la période nazie en évoquant une Europe suicidaire. Le “complot juif a mené à la destruction des Juifs, en même temps qu’à la destruction de l’Europe… De même, le “complot sioniste”, son avatar contemporain, a accompagné toutes les grandes démissions du courage, partout dans le monde. Dans le monde arabo-musulman, il a justifié le recul du droit des femmes, des minorités, le refus de la démocratie…. Si tout est de la faute des Juifs, alors il n’y a plus de responsabilité. L’antisémitisme est partout ce meurtre de la responsabilité.
LS Vous écrivez en conclusion : “L’accueil de l’Autre est une condition de l’existence, mais il faut du courage pour consentir à cette incertitude qu’est l’exil de soi”. Comment retrouver ce courage aujourd’hui à la fois chez les Juifs et les non-Juifs?
BS À ce sujet, la psychanalyste et rescapée des camps Anne-Lise Stern m’a beaucoup marquée. Dans son livre Le savoir déporté, elle écrit que le “seul démenti à la victoire du nazisme, c’est le maintien d’une éthique humaniste, de gauche”.
En France, un discours réactionnaire explique que la mémoire de la colonisation ne devrait pas abîmer le roman national. Ce sont les mêmes tristes arguments opposés aux Klarsfeld il y a quarante ans. Une société démocratique regarde son passé en face. La maturité démocratique consiste à prendre l’Autre dans son histoire. L’esclavage appartient à l’histoire de France, de même que l’antijudaïsme. Quand l’antisémitisme arrive à gauche, la gauche est détruite. Quand l’antisémitisme arrive dans la pensée décoloniale, c’est la question de l’émancipation qui est posée. Le refus du nom de l’Autre et l’abandon d’un horizon d’émancipation marchent ensemble: c’est mon hypothèse.
On reconstruit en mettant le nom de l’Autre comme condition de l’universel. Il ne s’agit ni que chacun défende sa part de marché, ni de réhabiliter un universel qui a pu justifier la domination. Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la moitié de l’humanité (les femmes, les peuples colonisés..) n’existait pas. L’universel qui a été de surplomb, comme dit Michaël Walzer, c’est à dire un “universel” sans les autres n’est pas universel. Mais l’idée d’une fraternité humaine intransigeante qui met en son cœur, le singulier et donc l’altérité, est impérative. L’antisémitisme, comme le racisme et toutes les oppressions, est un abandon des autres et une démission de soi.