Masafer Yatta, 1999. Basel Adra a trois ans quand l’armée israélienne impose aux habitants de la région montagneuse du district d’Hébron, au sud de la Cisjordanie, de quitter leurs maisons. La raison? Israël va y construire une “zone d’entraînement militaire”, aussi appelée “zones de tir”, un projet prévu depuis les années quatre-vingt, sur ordre du premier ministre israélien, Ariel Sharon. Mais, les 1.800 habitants de la région, composée d’une vingtaine de villages, ne comptent pas quitter la terre où ils sont nés. Commence alors une longue lutte contre l’armée israélienne pour tenter de répondre à la question qui habite tous les conflits entre Israéliens et Palestiniens : à qui appartient cette terre?
Masafer Yatta, 2022. Après des centaines de démolitions de maisons et une longue bataille judiciaire de plus de 20 ans, opposant les habitants de Masafer Yatta à l’armée israélienne, la Haute Cour d’Israël donne finalement l’autorisation à l’armée de procéder à l’expulsion des habitants (dont les familles cultivent cette terre depuis bien avant la création de l’État d’Israël). L’expulsion de Masafer Yatta devient ainsi “le plus grand acte de transfert forcé réalisé en Cisjordanie”, depuis le début de son occupation en 1967, selon les réalisateurs du documentaire.
Paris, 2024. J’ai rendez-vous dans un charmant hôtel du 9ème arrondissement. Basel Adra et Yuval Abraham m’attendent dans le salon de l’hôtel pour l’interview. Je les découvre la mine fatiguée, ils sont arrivés la veille de notre rencontre et la semaine de promotion en France s’annonce particulièrement intense.
Yuval est israélien. Basel est palestinien. Ils n’ont pas les mêmes droits, l’un vit libre en tant que citoyen israélien, tandis que l’autre vit sous occupation israélienne en Cisjordanie, sans la possibilité de se déplacer librement. “Mais nous avons le même âge, les mêmes valeurs, nous nous connaissons très bien”, m’explique Yuval. Ils se connaissent si bien qu’ils ont réalisé ensemble, avec deux autres réalisateurs : Hamdan Ballal et Rachel Szor, un film documentaire : No Other Land.
Cela faisait déjà plusieurs années que Basel Adra, la caméra agrippée à la main, filmait les destructions de son village par l’armée israélienne quand Yuval Abraham vint pour la première fois à Masafer Yatta. “J’ai découvert ce qu’il se passait à Masafer Yatta grâce à une amie et activiste américaine qui venait de s’y rendre. Et puis, plus jeune, j’ai appris la langue arabe et apprendre l’arabe m’a ouvert les yeux notamment sur la situation des Palestiniens en Cisjordanie. Alors, j’ai commencé à m’intéresser aux démolitions de maisons et me suis demandé : pourquoi l’armée fait-elle ça ? Et, quand j’ai découvert que les militaires n’avaient pas le permis pour détruire ces maisons, j’ai décidé d’en faire un article… et j’ai rencontré Basel”.
Les années ont passé et leur amitié s’est renforcée.
Les images de ce documentaire relatent quatre ans de lutte. Les habitants de Masafer Yatta sont réveillés tôt le matin par le bruit menaçant des bulldozers qui s’approchent de leurs foyers. Ils ont à peine le temps d’en sortir que leurs maisons sont détruites, et tous leurs souvenirs avec. Grâce à la caméra de Basel, toujours présent, on découvre, ahuris, leur détresse et leur impuissance face à “ce monstre”, “cette grande machine qui a tant de pouvoir et qu’on ne peut pas arrêter”, me décrit Basel dont la maison, par chance, est encore sauve. Mais ce n’est pas seulement les foyers qui sont détruits. Les écoles, les hôpitaux deviennent eux aussi poussières.
Malgré leur incapacité physique d’arrêter les destructions en cours, les habitants des villages de Masafer Yatta manifestent, et crient, pancartes à la main : “quand on crie, on ne meurt pas” – volonté de dire que tant que les voix palestiniennes s’élèveront, leur cause ne sera pas morte.
Pourtant, malgré ces manifestations pacifiques, l’armée israélienne et les colons voisins se montrent de plus en plus offensifs, voire meurtriers. Deux villageois seront tués sous l’œil de Basel Adra et de Yuval Abraham.
Plus qu’une histoire de la colonisation en Cisjordanie, ce très beau film raconte aussi l’histoire d’une communauté généreuse, drôle, accueillante mais aussi ingénieuse : alors que leurs maisons sont détruites le jour, ils travaillent dur la nuit afin de reconstruire ce qu’ils peuvent. On découvre aussi l’accueil chaleureux réservé à Yuval, juif et citoyen israélien, dans le village, très vite considéré comme un véritable allié, les instants de solidarité lorsque l’un d’entre eux est sévèrement touché par une balle de l’armée israélienne.
Me revient aussi la blague piquante de la mère de Basel, recherché toute la nuit par l’armée israélienne à cause de son journalisme militant. Après une nuit quasi-blanche, sa mère ose la dérision : “Quand moi je te réveille le matin, tu ne bouges pas mais quand c’est les israéliens, et bah là tu te lèves…!”. Tous éclatent de rire malgré la nuit angoissante qu’ils viennent de passer. Quelques jours plus tard, ce sera finalement son père qui sera arrêté et emprisonné pendant plusieurs semaines… forçant Basel à se faire discret et à assumer les besoins de la famille.
Tout au long du film, nous sommes les témoins d’une amitié touchante et sincère qui lie Basel et Yuval. On retient l’enthousiasme de Yuval et les moqueries pleines de sagesse de Basel à son ami : “tu es trop enthousiaste. Tu crois qu’avec tes articles et tes 10 jours ici tu vas mettre fin à la colonisation ? Apprends la patience”. Car même s’ils ne sont pas nés avec les mêmes droits, tous deux sont animés par le même combat pour la justice.
Cela fait plus de six ans que Basel documente chaque jour ce qu’il se passe dans son village. Et, depuis 2023, les conditions des villageois de Masafer Yatta ne cessent de s’empirer. “Dans notre village, mais partout en Cisjordanie, la pression des colons et de l’armée est de plus en plus intense. Nous n’avons plus de sources de revenus, nous n’avons plus d’eau courante”, ajoute Basel. Continue-t-il de filmer ? “Très peu. filmer est devenu très dangereux . D’autant que désormais, les militaires comme les colons me connaissent personnellement”.
Gardent-ils l’espoir d’un avenir plus apaisé? “Même si j’essaie de penser à des solutions durables pour la paix et la justice, me répond Yuval, je pense qu’il y a urgence à mettre fin à ce qu’il se passe à Gaza. Les Israéliens et les Palestiniens méritent tout autant d’être en sécurité et d’avoir des droits individuels et politiques sur cette terre, peu importe comment on l’appelle. Nous avons en partie fait ce film car nous n’avions pas de solution à proposer.”