Antoine Strobel-Dahan: Qui était Charlotte Salomon ? Et qu’est-ce que ce livre Vie ? ou théâtre ?
Frédéric Martin: Vie ? ou théâtre ? est sans doute le premier roman graphique et ce surgissement vient des conditions de sa création qui sont très liées à l’histoire de Charlotte Salomon. Elle a été la dernière étudiante juive des Beaux-Arts de Berlin avant que l’Europe ne sombre dans la guerre. Elle a été exfiltrée de l’école et envoyée à Nice où vivent ses grands-parents maternels. Il est remarquable que cette femme très jeune, étudiante, chargée sensiblement par tout l’expressionnisme allemand, se retrouve à cause de l’Histoire dans une situation invraisemblable. Très peu de temps après son arrivée à Nice, sa grand-mère, apprenant l’invasion allemande de la France, se suicide et son grand-père lui révèle ce grand secret de famille : à l’instar de sa grand-mère, sa mère s’était défenestrée, et elle-même porte le prénom de sa tante, également suicidée quatre ans avant sa naissance ; elle appartient donc à une lignée maternelle qui, depuis des générations, se suicide systématiquement, et dont elle est la dernière survivante. Et ce grand-père, grand bourgeois allemand aux antipodes de cette jeune artiste révoltée lui dit : « Tu es la dernière, qu’attends-tu ? ». Vie ? ou théâtre ? Est sa réponse à l’injonction de son grand-père. Elle fait de la double tragédie historique et familiale qu’elle est en train de vivre une opérette qui est un récit plus ou moins autobiographique dont la première peinture est le suicide de sa tante, le moment où elle acquiert un prénom. Le tout avec une liberté folle que j’explique par les circonstances : forte de sa très grande culture artistique et soumise à un isolement violent, elle se libère en n’ayant aucune limite dans la création
ASD: C’est effectivement une œuvre inouïe qui mêle écriture, peinture, théâtre et musique. Comment la qualifieriez-vous ?
FM: En effet, Charlotte peint, elle écrit, elle donne des annotations musicales et théâtrales, et se prête même à la calligraphie en quelque sorte, elle crée cette espèce d’œuvre totale en inventant un genre nouveau. Elle est poussée par sa culture, son talent, sa jeunesse, son isolement, ses drames et cet autre secret de famille : elle vient de quitter son amant, le maître de chant de sa belle-mère. Elle peint ce qu’elle veut montrer, et ce qu’elle veut dire avec ses peintures, elle l’écrit sur des calques qu’elle colle par-dessus ses peintures, dans une mise en scène dictée par son émotion du moment. L’œuvre, de surcroît, est mutante : elle peint environ 1 200 gouaches en l’espace de 16 mois et l’évolution de son art sur cette période est bouleversante. Elle s’émancipe du calque, de cette séparation entre écriture et peinture, la composition évolue pour faire place au texte, sa pratique de peinture passe d’un expressionnisme allemand très dense à une forme d’art contemporain très en avance sur son temps, qui peut parfois même faire penser à la bande dessinée qui n’arrivera que 30 ans plus tard.
ASD: Vous parlez de ses émotions et pourtant, malgré le contexte qui est le sien, l’arrachement, les suicides autour d’elle, l’isolement linguistique, ce grand-père toxique, ce livre n’a rien de sinistre…
FM: Non, et il faut se souvenir qu’elle est même tombée enceinte durant cette période donc elle est radicalement orientée vers la vie. Le médecin qui suivait sa grossesse et à qui elle a confié les peintures lorsque l’œuvre était achevée et qu’elle se savait en danger, rapporte qu’elle lui aurait dit : « Prenez en soin, ceci est toute ma vie ».
ASD: Quelle est l’histoire de ce livre après que Charlotte Salomon l’a achevé ?
FM: C’est une histoire très émouvante : il a fallu près de 70 ans pour que l’œuvre soit enfin reconnue telle qu’elle devait l’être. Très peu de temps après avoir confié les peintures à son médecin, Charlotte et son compagnon vont être raflés et déportés à Auschwitz où elle va mourir. Après-guerre, son père et sa belle-mère retrouvent ce médecin à Nice, qui leur confie les boîtes de Charlotte, un don qui est reçu comme une relique plus que comme une œuvre. Après plusieurs années dans un grenier des Pays Bas où ils sont installés, l’œuvre commence à circuler de manière parcellaire, mais comme un document de témoignage d’une déportée. Son témoignage reste difficile pour sa famille : elle parle de la relation clandestine avec le maître de chant de sa belle-mère, mais aussi de l’assassinat qu’elle a commis sur son grand-père en 1943, une information que sa famille gardera cachée très longtemps.
À partir des années soixante-dix, au moment où la famille confie l’ensemble des peintures au Musées d’art et d’Histoire du Judaïsme, la dimension artistique prend le dessus, sa valeur est reconnue mais respecter cette œuvre telle qu’imaginée par Charlotte Salomon (800 peintures, les textes, la calligraphie, les annotations, etc.) est techniquement extrêmement compliqué, surtout pour une artiste qui était encore inconnue. Les peintures sont alors exposées hors de leur cohérence et du témoignage qu’elles constituent aussi. Les livres qui sont publiés restent des catalogues d’exposition : toute la partie musicale, les calques, les dimensions littéraires et narratives sont brisées.
Même quand Beaubourg fait une exposition dans les années quatre-vingt-dix, on sent une hésitation : la notion de roman graphique n’est pas encore banalisée et cette œuvre est un peu floue, et le catalogue d’exposition est quasiment une plaquette avec quelques œuvres choisies pour être reproduites en couleur, et quelques autres, sans continuité de récit, en noir et blanc, ce qui revient à publier un roman en décidant de mettre en gros vos passages préférés et le reste en petit ou pas du tout.
ASD: Comment Le Tripode en vient-il à publier ce livre en 2015, avec le défi du volume très dense, des calques, des textes en allemand ?
FM: J’ai découvert l’œuvre grâce à un romancier de la maison d’édition qui avait une formation des Beaux-Arts et avait vu une exposition à Yad Vashem. En allant voir, sur le site du mahJ, la présentation de l’œuvre, ce fut une stupéfaction. La chance que j’ai eue, c’est d’être de ma génération, celle qui a grandi avec une hiérarchie des arts qui n’existe plus, qui ne sépare plus la littérature, les beaux-arts et la bande dessinée. Sur la question de la traduction, j’ai eu la chance de découvrir l’œuvre à un moment où le mahJ avait fait une exposition et un catalogue qui ne pouvait pas reproduire toutes les œuvres mais avait traduit l’intégralité des textes, à un bémol près et de taille : ce n’est qu’au début des années 2010 que certaines parties de l’œuvre, dont la lettre finale où Charlotte révèle qu’elle a empoisonné son grand-père, sont dévoilées par la famille. Je me retrouvais donc à un moment où je pouvais à la fois comprendre l’œuvre telle que Charlotte l’avait imaginée parce que j’appartenais à ma génération, où je disposais d’une traduction qui me donnait accès à une compréhension fine et je disposais des derniers éléments qui me permettaient de faire, pour la première fois, une édition intégrale.
ASD: Aujourd’hui, c’est un livre onéreux (95 €). Est-il envisageable d’avoir un jour une édition plus accessible ?
FM: C’est en cours, justement. En effet, c’est un livre qui pèse 4,5 kg, qui est imprimé en quadrichromie, avec des reliures, un emboîtement, bref qui cumule les conditions de coûts les plus élevés pour un livre et qui devrait, normalement coûter autour de 150 €. Nous avons recontacté la Fondation pour la mémoire de la Shoah qui nous avait permis, par son soutien financier, de vendre ce livre sous les 100 €. Mais l’édition s’épuise. Si nous le réimprimions à l’identique mais sans aide financière, nous devrions augmenter le prix. En réduisant de 20 % la taille des images, et avec ce soutien, nous espérons pouvoir faire ce pari que cette œuvre est tellement importante que nous pourrions le vendre autour de 60 €. C’est nécessaire, je crois, parce qu’au-delà du côté artistique ou roman graphique, il y a aussi un côté roman d’apprentissage pour un public de lycéens.