Fin décembre, l’Afrique du Sud saisissait la Cour internationale de Justice contre Israël, lui reprochant grosso modo de commettre ou d’être sur le point de commettre un génocide à Gaza. Si la Cour mettra plusieurs années avant de se prononcer sur le fond, elle a rendu le 26 janvier une ordonnance d’urgence qui prescrit un certain nombre d’actions à Israël.
Dans la presse, globalement, on a lu que l’Afrique du Sud avait gagné et qu’Israël avait été sanctionné. Les choses sont pourtant bien moins évidentes quand on prend la peine de lire la trentaine de pages produites par la CIJ.
* Les textes en italiques ci-après sont directement cités de l’ordonnance de la CIJ en français du 26/01/2024.
Pour faciliter sa lecture, nous avons chapitré ce long article et tous les textes auxquels il est fait référence sont accessibles d’un clic.
Pour arriver directement aux conclusions, rendez-vous au dernier chapitre.
À propos des termes “génocide”, “crime contre l’humanité”, “crime de guerre”, lire notre article explicatif.
Qu’est-ce que la Cour internationale de Justice?
De quoi l’Afrique du Sud accuse-t-elle l’État d’Israël?
Que disent les articles cités à l’appui de la requête?
Que demande l’Afrique du Sud à Israël?
Que demande l’Afrique du Sud à la CIJ?
La question de la compétence
La question de la plausibilité
La question de l’urgence
Qu’ordonne la CIJ à Israël?
Que nous apprend cette ordonnance?
Qu’est ce que la Cour internationale de justice?
La CIJ, située à La Haye aux Pays-Bas, est l’organe judiciaire principal des Nations unies, établie par l’article 92 de sa Charte, avec pour fonction de régler les conflits juridiques entre États. Elle se compose de 15 juges élus pour un mandat de 9 ans et renouvelés par tiers tous les trois ans. Les juges actuels viennent des États-Unis (présidence), de Russie (vice-présidence), de Slovaquie, France, Maroc, Somalie, Chine, Ouganda, Inde, Jamaïque, Liban, Japon, Allemagne, Australie et Brésil. Lorsqu’un État est partie dans une affaire sans disposer de juge, il a le droit de nommer un juge ad hoc. C’est le cas dans cette affaire où les juges Moseneke et Barak ont été nommés respectivement par l’Afrique du Sud et Israël. L’ordonnance du 26 janvier a donc été prise par une Cour de 17 juges – leurs positions sont publiques. Les décisions de la Cour s’adressent à des États, et non à des gouvernements.
De quoi l’Afrique du Sud accuse-t-elle l’État d’Israël?
Comme tout pays signataire de la “Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide” (ratifiée par Israël en 1949 et “accédée” par l’Afrique du Sud en 1998), l’Afrique du Sud a le droit de porter un différend relatif à son interprétation, application ou exécution à l’attention de la Cour internationale de justice. Dans sa requête introductive d’instance contre l’État d’Israël du 29 décembre, l’Afrique du Sud accuse Israël de manquements aux obligations lui incombant au titre de la Convention sur le génocide , notamment celles énoncées à l’article premier, lu conjointement avec l’article II, aux litt. a), b), c), d) et e) de l’article III, et aux articles IV, V et VI.
Que disent les articles cités à l’appui de la requête?
L’article premier précise que les parties “s’engagent à prévenir et à punir” le crime de génocide.
L’article II précise que “le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe; b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe”.
Article III: “Seront punis les actes suivants : a) Le génocide; b) L’entente en vue de commettre le génocide; c) L’incitation directe et publique à commettre le génocide; d) La tentative de génocide; e) La complicité dans le génocide.”
L’article IV définit qui peut être puni: “des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers”.
L’article V établit que les membres doivent “prévoir des sanctions pénales efficaces frappant les personnes coupables de génocide”.
L’article VI définit les juridictions compétentes pour juger “les personnes accusées de génocide”, à savoir “les tribunaux compétents de l’État sur le territoire duquel l’acte a été commis, ou devant la cour criminelle internationale qui sera compétente”.
Que demande l’Afrique du Sud à Israël?
L’Afrique du Sud exige qu’Israël
– mette fin à tout acte[…] susceptibles de causer ou continuer de causer le meurtre de Palestiniens, de porter ou continuer de porter une grave atteinte à l’intégrité physique ou mentale de Palestiniens, ou de constituer ou continuer de constituer une soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle,
– s’assure que les personnes commettant des actes tels que le génocide, l’entente en vue de commettre le génocide, l’incitation directe et publique à commettre le génocide, la tentative de génocide et la complicité dans le génocide […] soient punies par une juridiction nationale ou internationale,
– permette que soient recueillis et conservés les éléments de preuve relatifs à des actes génocidaires commis contre les Palestiniens de Gaza,
– permette le retour […] des Palestiniens déplacés de force ou enlevés, et fasse le nécessaire pour reconstruire ce qu’il a détruit à Gaza,
– offre des assurances et des garanties de non-répétition des violations de la convention.
Que demande l’Afrique du Sud à la CIJ?
L’Afrique du Sud entend que la CIJ prenne en urgence des mesures conservatoires ordonnant à Israël de cesser toutes ses opérations militaires à et contre Gaza, y compris au moyen de toute unité armée irrégulière, organisation ou personne sous sa direction, avec son appui ou sous son influence. L’Afrique du Sud veut aussi que soit ordonné à Israël de s’abstenir de commettre l’un quelconque des actes visés à l’article II de la convention et s’assure d’empêcher les expulsions et déplacements forcés, les privations (d’eau, de nourriture, d’aide humanitaire et de services médicaux), et la destruction de la vie palestinienne à Gaza. Elle sollicite également l’ordre de punir les auteurs de tels actes, de préserver les éléments de preuve, de soumettre un rapport sur les mesures prises, de ne rien faire qui puisse étendre le différend [… ou] en rendre le règlement plus difficile.
Israël contestait la compétence de la CIJ à se saisir de cette affaire, mais la Cour constate qu’un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide existe prima facie [à première vue] entre l’Afrique du Sud et Israël. Elle s’estime donc compétente au titre de l’article IX qui précise que “les différends entre les Parties […] seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une partie au différend”.
Plus loin, la Cour rappelle que, pour que des actes entrent dans le champ d’application de l’article II de la convention, “l’intention doit être de détruire au moins une partie substantielle du groupe en question, […] la partie visée doit être suffisamment importante pour que sa disparition ait des effets sur le groupe tout entier”. Elle estime par ailleurs que les Palestiniens semblent constituer un “groupe national, ethnique, racial ou religieux” distinct et que les Palestiniens de la bande de Gaza forment une partie substantielle du groupe protégé.
Tant quant à l’existence d’un différend entre Israël et l’Afrique du Sud qu’au fait que les Palestiniens sont un groupe protégé par la convention, la CIJ s’estime compétente pour se saisir de cette affaire.
La question de la plausibilité
La Cour précise qu’à ce stade, elle n’a pas à se prononcer définitivement sur le fond de la requête sud-africaine mais que, pour pouvoir ordonner (on dit “indiquer” en langage juridique) des mesures conservatoires, elle doit en apprécier la plausibilité. Autrement dit la question n’est pas “Israël commet-il des actes de génocide?” mais plutôt “Est-il plausible qu’Israël commette des actes de génocide?”.
L’Afrique du Sud affirme avoir démontré de manière irréfutable l’existence d’une ligne de conduite et de l’intention afférente qui rend plausible l’allégation d’actes de génocide, notamment en raison de la manière dont est menée l’attaque militaire israélienne, de la ligne de conduite sans équivoque d’Israël à Gaza et des déclarations faites par des responsables israéliens au sujet de l’opération militaire dans la bande de Gaza .
De son côté, Israël ne remet pas en cause la plausibilité elle-même mais demande que la Cour examine les allégations de fait dans le contexte pertinent, expliquant notamment que, dans des situations de guerre urbaine, des pertes civiles peuvent être la conséquence involontaire d’une utilisation légitime de la force contre des objets militaires sans pour autant constituer des actes de génocide. Israël considère que l’Afrique du Sud a déformé la réalité des faits sur le terrain et cite notamment le fait que son procureur général avait mis en garde contre tout propos appelant, entre autres, à s’en prendre délibérément à des civils. Enfin, Israël souligne qu’il a la responsabilité de protéger ses citoyens, notamment ceux qui ont été enlevés et pris en otages [… et] soutient que son droit à la légitime défense est un élément essentiel aux fins de toute appréciation de la présente situation.
La CIJ note ensuite le terrible bilan de l’opération militaire israélienne et cite plusieurs responsables des Nations unies et instititions, dont Martin Griffiths (Gaza est devenue un lieu de mort et de désespoir), l’OMS, le programme alimentaire mondial (Gaza au bord du gouffre), Philippe Lazzarini (100 days of death, destruction and displacement). Elle cite également des propos tenus par des responsables israéliens, notamment Yoav Gallant (Nous combattons des animaux humains. […] Nous détruirons tout) ou Isaac Herzog (C’est toute une nation qui est responsable).
En conclusion la CIJ affirme plausible le droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide ainsi que le droit de l’Afrique du Sud de demander qu’Israël s’acquitte des obligations lui incombant au titre de la convention. En d’autres termes, la Cour estime qu’il y a plausibilité et qu’elle peut donc indiquer des mesures conservatoires à Israël.
La CIJ a le droit d’indiquer des mesures conservatoires uniquement s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé […] dès lors que les actes susceptibles de causer un préjudice irréparable peuvent “intervenir à tout moment” avant que la Cour ne se prononce de manière définitive en l’affaire. La Cour rappelle à nouveau qu’elle n’a pas à ce stade à établir l’existence de manquements aux obligations découlant de la convention sur le génocide. L’Afrique du Sud affirme que les Gazaouis sont à risque immédiat de mourir de faim, de déshydratation et de maladie. Israël soutient qu’il s’assure de protéger les civils, facilite l’aide humanitaire, et cite notamment son concours à l’ouverture de boulangeries, la fourniture d’eau, de carburant et de gaz, la réparation d’infrastructures, la création d’hôpitaux de campagne ou flottants, la facilitation de l’aide humanitaire etc.
Sur cette question du risque de préjudice irréparable, la Cour cite à nouveau des officiels de l’ONU concernés par la dégradation des conditions à Gaza et considère que la situation humanitaire catastrophique dans la bande de Gaza risque fort de se détériorer encore avant qu’elle rende son arrêt définitif et que les mesures prises par Israël et les déclarations du procureur général, si elles doivent être encouragées, sont néanmoins insuffisantes pour éliminer le risque.
En conséquence, la Cour considère qu’il y a urgence et qu’elle peut indiquer des mesures conservatoires.
Avant d’indiquer ses demandes, la Cour estime que les mesures à indiquer n’ont pas à être identiques à celles qui sont sollicitées par l’Afrique du Sud et souligne qu’elle est gravement préoccupée par le sort des personnes enlevées pendant l’attaque en Israël le 7 octobre 2023 et détenues depuis lors par le Hamas et d’autres groupes armés et appelle à la libération immédiate et inconditionnelle de ces otages.
La Cour a statué sur 6 mesures conservatoires. Seule la juge ougandaise Sebutinde a rejeté l’ensemble des mesures; le juge israélien Barak a quant à lui rejeté uniquement les mesures 1, 2, 5 et 6.
1. Israël doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention […]
2. Israël doit veiller, avec effet immédiat, à ce que son armée ne commette aucun des actes visés au point 1 ci-dessus
3. Israël doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza
4. Israël doit prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence […]
5. Israël doit prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes entrant dans le champ d’application des articles II et III de la convention […]
6. Israël doit soumettre à la Cour un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour donner effet à la présente ordonnance dans un délai d’un mois.
Que nous apprend cette ordonnance?
La première leçon de cette ordonnance de la CIJ est répétée à plusieurs reprises: le fait qu’elle indique des mesures conservatoires ne présume en rien de sa décision définitive qui pourrait n’être prononcée que dans plusieurs années.
La Cour rappelle Israël à ses obligations relatives à la convention contre le génocide sans pour autant dire qu’Israël commet des actes de génocide: elle dit simplement que c’est plausible, autrement dit que ce n’est pas exclu.
La Cour appelle Israël à faciliter l’aide humanitaire au regard de la situation dramatique à Gaza. Elle demande également à Israël de sanctionner les propos incitant au génocide. Enfin, elle exige d’Israël de tout faire pour conserver les preuves qui pourraient l’incriminer et à soumettre un rapport à la Cour détaillant les mesures prises à la suite de cette ordonnance.
La première demande de l’Afrique du Sud, la cessation immédiates des combats, a donc été rejetée. Les mesures 1 et 2 visant à prévenir et empêcher le crime de génocide s’appliquent en fait à tout membre de la convention et ne constituent de facto qu’un rappel. Plus intéressant, la troisième mesure, d’ailleurs soutenue par le juge Barak, qui appelle Israël à prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide, semble adresser directement les propos de certains membres du gouvernement Netanyahou – on pense notamment aux propos de Ben Gvir et Smotrich appelant ouvertement “à l’expulsion des Palestiniens de Gaza, ce qui constituerait essentiellement un nettoyage ethnique et un crime de guerre”, disait la rédactrice en chef de Haaretz, Esther Solomon, lors d’une table ronde en ligne le 31 janvier. La quatrième mesure (soutenue par le juge Barak) est également un rappel des bases du droit humanitaire international. La cinquième mesure demandant de préserver les preuves vise à sécuriser le processus judiciaire en cours. Enfin, la demande d’un rapport est habituelle dès lors que des mesures conservatoires sont indiquées (comme le 17 novembre dernier contre l’Azerbaïdjan).
Ce qui est plus rare et remarquable est qu’immédiatement avant d’indiquer les mesures conservatoires, la Cour s’inquiète des otages et appelle à leur libération, alors même que les Palestiniens (qui ont accédé à la convention en 2014 et sont donc soumis aux même obligations), seuls en pouvoir de libérer les otages, ne sont pas partie à cette affaire.
Il est probable que personne n’a gagné ni perdu dans cette affaire. Israël doit certes se sentir frustré voire vexé mais est finalement appelé à faire ce qu’il assure déjà faire, et l’Afrique du Sud se voit certes reconnaître la plausibilité des droits invoqués mais voit rejeter l’ordre de cesser les combats. Si cette ordonnance donne aux institutions israéliennes un levier supplémentaire pour “faire taire” (toujours selon les mots d’Esther Solomon le 31 janvier) les ministres messianistes d’extrême droite, et permet de sécuriser le bon acheminement de l’aide humanitaire à Gaza, alors les deux parties auront au moins gagné ça.
Pour aller plus loin
Ordonnance du 26 janvier 2024 – Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël)
Statut de la Cour internationale de Justice
Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
Charte des Nations Unies
Vidéo: Haaretz’s briefing on the genocide charge against Israel – en anglais, 31 janvier 2024, avec Dahlia Scheindlin, Sheren Falah Saab, Michael Hauser-Tov et Esther Solomon