L’artiste pourra sûrement bientôt rouvrir son pot de peinture rose. Les trois premiers otages devraient être accueillis en Israël dimanche 19 janvier, selon l’accord de trêve et de libération de 33 captifs du Hamas qui vient d’être conclu.
Square Dizengoff, où Tenoua le rencontrait le 19 novembre dernier, Morgane Koresh alias Yiddish Feminist a réalisé une mosaïque XXL de portraits des otages du 7 octobre, tous bordés de symboles jaunes. L’œuvre évolue en même temps que la situation: Morgane recouvre le ruban jaune d’un noir lorsqu’une victime est retrouvée morte, d’un rose, lorsqu’elle “revient à la maison” sauve, comme il l’explique à une vieille passante intriguée. Un mémorial en temps réel. Interactif et participatif: si le street-artist connu pour ses messages puissants a collé “Notre maison n’est plus la maison sans vous” au milieu de ces visages familiers, certains Telaviviens y ont déposé leurs propres mots et émotions. “Nous sommes tellement désolés, nous n’avons pas pu te sauver”, a écrit l’un d’eux sur la photographie d’Alexander Lobanov, l’un des six otages exécutés par le Hamas fin août dernier et retrouvé par l’armée israélienne dans un tunnel sous Rafah.
La pluie rare a bosselé une partie de la fresque, le dessin d’un cœur fissuré qui tient grâce à un petit pansement façon premier secours et à un grand espoir représenté par des branches qui poussent jusqu’à sortir de ses orifices. Un coup de pinceau plongé dans la colle et une confidence de l’artiste: “Je n’arrive presque plus à dessiner depuis le 7 octobre… C’est pour ça que je travaille l’écriture.”
“Si ton féminisme n’inclut pas les Juives, ce n’est pas du féminisme”, “Le 7 octobre, vous avez préféré choisir l’antisémitisme au féminisme”… Ce furent ses premières créations, en collaboration avec le collectif féministe de colleuses israéliennes Hastickeriot, une fois passé le choc paralysant du Shabbat noir et celui “d’être devenu l’Autre, du jour au lendemain” aux yeux de membres d’associations étrangères avec qui il échangeait depuis plusieurs années. L’artiste non-binaire collait principalement des messages féministes ou queer avant l’automne 2023 et cette “silenciation” l’a plongé dans la stupeur et dans la solitude.
“Mais je ne suis pas quelqu’un qui peut rester longtemps dans la colère et la négativité”, confie Morgane Koresh, en raccrochant un sourire. “Très vite, j’ai préféré me concentrer sur des messages positifs, résilients, inspirants, et adressés à des personnes juives meurtries depuis le 7 octobre”, poursuit-il en fixant les premières lettres de sa nouvelle installation. Sur un muret près de la rue Bograshov, la punchline empruntée à l’écrivaine derrière le compte Instagram “Tova The Poet” prend forme. Bientôt on peut lire: “Aucun antisémite ne peut saper la force du peuple juif.”
Il peut alors rayer la phrase notée dans son calepin. Plus haut, “Soyez les Juifs et Juives que vous voulez voir dans le monde” a déjà été raturé – donc déjà transféré du papier à l’asphalte. Le trentenaire installé en Israël depuis quinze ans a collé “10% ou peut-être moins” de toutes ces phrases, les siennes comme celles qui l’ont interpellé dans la presse, des essais, ou sur des comptes de créateurs de contenus engagés contre l’antisémitisme qu’il sollicite et qu’il cite sur l’œuvre.
Une fois par semaine, Yiddish Feminist revêt son habit de collage, sa cape “protectrice”: une veste en jean effet déchiré sur laquelle est floquée “Jewish Joy is Resistance”, l’une de ses phrases qui raconte le mieux la force positive qu’il souhaite transmettre à travers ce projet.
Morgan Koresh a choisi de tapisser Tel Aviv de citations en anglais, et non en hébreu, tant son choc face “aux attaques envers les Juives et les Juifs de diaspora” fut violent.
Il colle pour celles et ceux qui passent quotidiennement devant ses messages autant que pour les personnes juives d’ailleurs, qui les découvrent sur ses réseaux sociaux. Sa façon de leur dire: “Je vois ce qui se passe pour vous en dehors de ce pays, et nous sommes aussi là pour vous”. “En Israël, on attend naturellement le soutien des Juifs du monde entier, mais je n’ai pas l’impression que la réciprocité soit vraie”, déplore celui qui a grandi en France dans une famille de survivants de la Shoah et fut troublé par “ces similitudes qui sautent aux yeux et à la gorge” entre les images des récentes agressions antisémites en Europe et “les souvenirs de [sa] grand-mère”. Et Yiddish Feminist colla: “Nos blessures sont vieilles de plusieurs siècles, tout comme notre résilience et notre force”.
“Nous avons hérité des traumatismes de nos aïeux, autant que de leur manière d’y faire face et d’aller de l’avant. Ça fait partie du package”, résume Morgane, le regard fier et le sourire ému.
Les questionnements sur son histoire familiale se sont intensifiés après le funeste 7 octobre. Il s’est replongé dans le devoir de mémoire, apprend le yiddish avec Duolingo, car “Ma grand-mère parlait Yiddish”, dixit le titre du podcast mémoriel dans lequel il s’est aussi lancé.
Comme ces démarches, coller après le 7 octobre répondait au départ à un besoin intime. Celui d’un artiste qui ressentait la nécessité de “faire sortir de son corps” ce qu’il éprouve.
Une thérapie solitaire… Et un “vous n’êtes pas seuls” à la fois. 20 heures de travail par collage, et presque 20.000 abonnés sur Instagram. Résultat: “95% de messages positifs, pour quelques vagues de haine”, estime-t-il. De nombreux internautes le remercient de mettre des mots sur leur boule au ventre.
Morgan aime l’idée que, de la ville au fil Instagram, ses messages ne parviennent pas aux mêmes récepteurs, ni avec la même énergie. “Sur Instagram, l’algorithme propose du contenu ciblé, donc qui, a priori, va plaire à l’utilisateur. Or, dans la rue, personne ne te demande ton avis, le message est là tel un rappel, même si tu n’es pas d’accord, il peut même forcer la conversation.” En somme, l’un dépasse les frontières, l’autre les bulles de filtres et leur fausse impression d’unanimité. “Deux Juifs, trois opinions”, vieil adage rappelé en collage par Yiddish Feminist, qui rajoute: “Un seul cœur”.
“Quand un traumatisme est personnel et collectif à la fois, la thérapie individuelle seule ne peut suffire”, pense l’artiste-activiste. Il accepte alors les demandes d’internautes qui souhaitent coller avec lui, “IRL”, comme Tenoua ce matin de novembre.
On ressent les vertus consolatrices de cette pratique. Le silence qu’elle remplit, les angoisses qu’elle dissipe. Morgane sort de son sac les dernières lettres peintes préalablement en louant ses bienfaits. “C’est peut-être juste un collage, ça ne va pas changer le monde ni même la vie d’une personne… Mais tu redeviens actif. Tu ne subis plus seulement. Tu choisis ta manière d’exprimer ce que tu ressens. Et tu l’affiches: tu ne te caches plus. Tu n’as plus peur.”
L’ultime formule de la matinée – “I am not your token Jew” [en quelque sorte “Je ne suis pas ton Juif de service”] – imbibée du liquide gluant salue désormais les badauds comme les travailleurs pressés et, bientôt, les internautes à des milliers de kilomètres. Morgane plonge une dernière fois la main dans son gros fourre-tout et nous tend quelques reproductions de ses collages version miniatures. Il participe à la “Sticker Campaign” qui fédère sur les réseaux sociaux un collectif d’artistes juifs. Tous ont répliqué leurs œuvres à un petit format d’autocollant et accepté qu’elles soient téléchargeables gratuitement. L’idée: que chacun, où qu’il se situe sur le globe, puisse s’emparer de leurs initiatives artistiques et engagées, en être le relais.
Morgane Koresh a archivé, compilé et placardé bien des phrases qu’il espère marquantes depuis quinze mois. Quelle serait celle qui lui a fait le plus de bien? Réponse instantanée: “We will dance again”, que l’on attribue à l’ancienne otage franco-israélienne Mia Schem au moment de sa libération fin novembre 2023, et que Yiddish Feminist a souvent collée depuis.
“Cette phrase fut la plus importante pour moi. Je la trouve si forte, à tant d’égards… Avec son ‘nous’, elle évoque la thérapie collective dont nous avons besoin. Avec ‘danse’, elle ramène la joie. Et raconte Nova autant que les danses juives et israéliennes plus traditionnelles… L’art qui nous aide à faire sortir nos émotions. La promesse de cette phrase me fait tenir.”