Décryptage: Trump, Harris, Israël et les Juifs américains

Mode de scrutin, élection du président, swing states, vote juif, positions sur Israël et l’antisémitisme… Décryptage des enjeux, pour les Juifs américains, de l’élection présidentielle américaine qui se tient mardi 5 novembre.

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Le système électoral américain, les grands électeurs et les swing states
Les partis et les symboles
Le vote juif
Israël
L’antisémitisme

Le système électoral américain, les grands électeurs et les swing states

Pour comprendre ce qui se joue pour les Juifs dans les élections américaines, il faut commencer par expliquer le système électoral américain.

L’élection du Président fonctionne avec 538 grands électeurs. Chaque État a un certain nombre de grands électeurs basé sur sa population, et il en faut au moins 270 pour gagner l’élection. Quand les Américains votent dans leur État, ils déterminent qui remportera tous les grands électeurs de cet État (système dit “winner-takes-all” – le vainqueur prend tout) sauf dans le Maine et le Nebraska, où la répartition peut être proportionnelle. Les swing states (États charnières) sont ceux où le résultat est imprévisible, donc chaque candidat y concentre beaucoup d’efforts, car ils peuvent faire basculer l’élection.

En d’autres termes, le votes des habitants de New York ou de Californie importe assez peu puisque ces États (ainsi que l’Illinois, le Massachusetts, Washington, l’Oregon, le Maryland, Rhode Island, Hawaï et le Vermont) sont considérés comme acquis aux démocrates. Côté républicain, c’est la même chose pour le Texas, l’Alabama, le Tennessee, l’Idaho, le Wyoming, l’Oklahoma, l’Arkansas, le Dakota du Nord et celui du Sud et le Kentucky.

Les swing states sont ceux qui peuvent faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre: Pennsylvanie, Michigan, Wisconsin, Géorgie, Arizona, Nevada et Caroline du Nord. C’est là que tout se joue, et ces États représentent à eux seuls 93 grands électeurs. Si l’on ajoute à cela les États considérés comme acquis ou probables pour les Démocrates (226 grands électeurs) et ceux considérés comme acquis ou probables pour les Républicains (219 grands électeurs), on comprend tout l’enjeu qui se porte sur les 93 grands électeurs des swing states pour atteindre le chiffre de 270 qui éliront le nouveau président américain. 

Le système “Winner Takes All” signifie que le candidat qui gagne la majorité des voix dans un État (même par une toute petite marge) remporte tous les grands électeurs de cet État. Donc, si un candidat gagne dans de nombreux États avec une très faible marge, il peut obtenir bien plus de grands électeurs que l’autre candidat, même si, au niveau national, les résultats sont très proches en pourcentage de voix. Cela crée une différence parfois significative entre le vote populaire (le total des votes de chaque citoyen) et le vote des grands électeurs. Un candidat peut remporter le vote populaire, c’est-à-dire obtenir plus de votes au total dans le pays, mais perdre le vote des grands électeurs, et donc l’élection, si son adversaire a gagné dans assez d’États. Ce fut le cas par exemple en 2016 de Hillary Clinton qui a remporté 2,9 millions de voix de plus que Donald Trump mais n’a obtenu que 227 grands électeurs contre 304 pour son adversaire. 

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Les partis et les symboles

Un peu à contre-emploi de ce que nous connaissons en France, les couleurs des deux grands partis politiques américains sont le rouge pour la droite (les Républicains) et le bleu pour la gauche (les Démocrates). Et chaque parti a aussi son symbole: un âne (pour sa ténacité) pour les Démocrates et un éléphant (pour sa stabilité) pour les Républicains, des symboles issus des dessins satiriques de Thomas Nast dans les années 1870.

Le Parti démocrate Fondé au début du XIXᵉ siècle, le Parti démocrate soutenait initialement les droits des États et incluait des partisans de l’esclavage, surtout dans le Sud. À l’époque de la guerre civile, il défendait souvent l’institution de l’esclavage. Cependant, le parti a évolué au XXᵉ siècle pour devenir le parti des droits civiques, soutenant des politiques progressistes sur l’égalité raciale et sociale.

Les Parti républicain Créé dans les années 1850 en opposition à l’esclavage, le Parti républicain avait pour leader Abraham Lincoln, le premier président républicain, qui a mené la guerre civile contre les États sudistes esclavagistes. Au fil du temps, le parti a évolué, surtout au XXᵉ siècle, pour se concentrer sur des politiques plus conservatrices, y compris une réduction du gouvernement fédéral et un soutien aux valeurs traditionnelles.

D’autres partis vivotent à côté des deux mastodontes, avec toutefois des projections en voix très faibles (0,2 à 2%) et donc une quasi impossibilité d’obtenir ne serait-ce qu’un grand électeur dans un des deux États où leur élection est proportionnelle: le Parti libertarien, les Verts et le Constitution Party

La contestation se joue en fait surtout au sein des partis.
Chez les Démocrates par exemple, les progressistes de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez qui militent pour un “Green New Deal”, les Justice Democrats qui demandent une politique de gauche radicale et un parti plus éloigné des grandes entreprises, ou le mouvement Black Lives Matter qui a poussé le Parti démocrate à adopter des mesures plus affirmées en faveur de l’égalité raciale.
Côté républicain, il y a bien sûr le MAGA (Make America Great Again) qui, autour de Donald Trump, a renforcé le populisme et le nationalisme dans le parti, mais aussi le Tea Party, un mouvement conservateur qui prône des réductions d’impôts, un gouvernement plus limité, et une opposition au système de santé d’Obama, ou encore le Freedom Caucus, un  groupe au sein de la Chambre des représentants composé de Républicains ultra-conservateurs exigeant des réductions budgétaires strictes et défendant une idéologie libertarienne et pro-libre marché.

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Le vote juif

Pour le seul swing state de Pennsylvanie, ce sont 19 grands électeurs qui seront soit pour Harris soit pour Trump. Quand on sait que les 300 à 400.000 électeurs juifs de l’État représentent environ 3% du corps électoral et que lors de la dernière élection, Biden avait remporté l’État avec seulement 80.000 voix d’avance, on comprend l’enjeu que peut y représenter le vote juif. Un sondage récent de la Teach coalition (affiliée à l’Union orthodoxe) suggère qu’en Pennsylvanie, les Juifs voteraient seulement à 52% pour Harris contre 41% pour Trump. Des enjeux assez similaires existent en Arizona, au Michigan, en Géorgie ou au Nevada, autant d’États dans lesquels les Juifs représentent 1,5 à 3% des Juifs et où les écarts de voix sont habituellement faibles.

Plusieurs sondages indépendants récents montrent au niveau national un écart réduit en faveur de Harris, suggérant une légère érosion de l’appui juif envers les Démocrates dans certains contextes. C’est le cas d’un sondage du Pew Research Center qui donne 65% pour Harris contre 34% pour Trump, quand d’autres sondages donnent 72% du vote juif pour Harris, tout ceci s’inscrivant dans le contexte post-7 octobre, avec à la fois une flambée d’antisémistisme aux États-Unis, notamment sur les campus et la guerre entre Israël et les proxys de l’Iran. Le 9 octobre, un sondage du Jewish Democratic Council of America (lié au parti démocrate) prévoit que Harris remporterait 71% du vote juif dans les sept swing states.

Les différences sont aussi notables au sein de la population juive en fonction du degré de religiosité. Si, nous l’avons vu, les Juifs dans leur ensemble votent majoritairement démocrate, il n’en est pas de même parmi les 10% de Juifs orthodoxes qui votent à plus de 60% pour les Républicains.

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Israël

Les deux candidats soutiennent Israël et son droit à se défendre. La guerre actuellement menée par Israël dépend très largement de l’armement et des munitions fournis par les Américains, un point qui ne semble pas devoir être remis en question quel que soit le résultat de l’élection. 

En acceptant la nomination démocrate en août dernier, Harris déclare: “Je soutiendrai toujours le droit d’Israël à se défendre et m’assurerai toujours qu’Israël ait la capacité de se défendre”. Le 7 octobre 2024, elle dit: “Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour garantir l’élimination de la menace que constitue le Hamas, qu’il ne soit plus jamais en capacité de gouverner à Gaza, qu’il échoue dans sa mission d’anéantissement d’Israël et que les habitants de Gaza soient libérés de son emprise”. Le fait que la candidate démocrate insiste sur la possibilité d’être “pro-Israël” tout en critiquant certaines décisions de son gouvernement, lui vaut la sympathie d’une majorité de Juifs américains.

De son côté, Donald Trump a fait le choix de déplacer l’ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem et de reconnaître l’annexion du Golan, des signaux très bien perçus par Israël et il a répété maintes fois son soutien inconditionnel à Israël. Pour autant, comme souvent avec Trump, les choses ne sont pas toujours aussi claires qu’elles n’y paraissent. S’il vante aujourd’hui son excellente relation avec Nétanyahou, il semble oublier un peu vite qu’il a été exaspéré par les félicitations adressées par le Premier ministre israélien à Joe Biden après son élection de 2020, notamment lorsqu’il disait en 2021 au journaliste israélien Barak Ravid: “Le premier à féliciter Biden a été Bibi (…). Je n’ai pas parlé avec lui depuis. Fuck him”. Le 11 octobre 2023, réagissant au pogrom du 7 octobre lors d’un discours en Floride, Trump fustige la faiblesse des dirigeants israéliens et déclare: “Vous savez, le Hezbollah est très intelligent. Ils sont tous très intelligents”, attirant sur lui de nombreuses critiques. 

À noter que des sondages en Israël montrent un très fort soutien de la population israélienne au candidat Trump avec 66% contre seulement 17% pour Harris. Ces chiffres deviennent même de 93% contre 1% parmi les électeurs de Nétanyahou. 

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L’antisémitisme

Si Trump n’hésite pas à montrer sa judéophilie en affichant sa fille Ivanka convertie au judaïsme et mariée à Jared Kushner et ses petits-enfants juifs, ses positions sur les Juifs américains ont parfois surpris, et depuis longtemps. En 2019, il explique à des journalistes à la Maison blanche que les Juifs américains votant pour les Démocrates font preuve de “manque total de connaissance ou d’une grande déloyauté”. En septembre 2024, au cours d’une levée de fonds, il affirme que les Juifs votant démocrate “devraient se faire examiner la tête” une idée pas très éloignée de ses propos de mars 2024: “Toute personne juive qui vote pour les Démocrates déteste sa religion [et] tout ce qui concerne Israël”. Last but not least, toujours en septembre 2024 devant l’Israeli-American Council, il laisse entendre qu’il imputerait son éventuelle défaite aux Juifs américains: “Les Juifs auraient beaucoup à voir avec ça, si ça arrivait”.

Harris est elle aussi liée familialement aux Juifs américains puisqu’elle est l’épouse de Douglas Emhoff, un avocat juif impliqué activement dans la lutte contre l’antisémitisme et la promotion de la justice sociale. Reconnaissant les craintes des étudiants juifs en raison des nombreuses manifestations d’antisémitisme sur les campus, elle déclare, juste avant Yom Kippour 2024: “Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour combattre l’antisémitisme chaque fois et partout où nous le voyons” et ajoute “Lorsque des individus participent à des appels à la violence et au harcèlement contre les Juifs, c’est de l’antisémitisme, et je le condamne. Lorsque des Juifs sont ciblés en raison de leurs croyances ou de leur identité, et lorsqu’Israël est isolé à cause de la haine anti-juive, c’est de l’antisémitisme, et je le condamne. Chaque université doit s’assurer que tous les étudiants et membres du corps enseignant sont en sécurité sur le campus”. En juillet dernier, après des manifestations haineuses à Washington elle publie un communiqué qui affirme notamment: “Les graffitis et la rhétorique pro-Hamas sont abjects, et nous ne devons pas les tolérer dans notre pays… Je soutiens le droit de manifester pacifiquement, mais soyons clairs: l’antisémitisme, la haine et la violence de toute sorte n’ont pas leur place dans notre pays”.

Cela dit, lors d’un meeting de campagne à l’Université du Wisconsin-Milwaukee en octobre dernier, Harris a été interrompue par un manifestant qui a crié: “Et le génocide? Des milliards de dollars pour le génocide”. Après son expulsion, Harris a déclaré: “Écoutez, ce dont il parle, c’est réel (…) c’est réel et je respecte sa voix” – des propos interprétés par certains comme une reconnaissance des accusations portées contre Israël malgré les démentis de son équipe de campagne.

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Sur le même sujet : “Plus de 60% des Juifs américains soutiendront Kamala Harris”, entretien avec Laura Hobson Faure

  • Laura Hobson Faure

“Plus de 60% des Juifs américains soutiendront Kamala Harris”

Quelles sont les positions des Juifs américains à moins d’une semaine des élections présidentielles? La tragédie du 7 octobre et la libération de la parole antisémite ont-elles une influence sur les intentions de vote? Entretien avec Laura Hobson Faure, professeure des universités en histoire contemporaine, et titulaire de la chaire “Histoire des mondes juifs contemporains” à Paris 1- Panthéon-Sorbonne.

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