Pendant longtemps, je fus Frère Marc, moine bénédictin dès avant mes 20 ans. Au monastère de la Pierre-Qui-Vire je fus formé par des moines, d’authentiques Chrétiens amoureux de la tradition d’Israël. Ces gens avaient pris au sérieux Nostra Ætate, au point d’aller apprendre l’hébreu en oulpan en Israël et de se nourrir de l’enseignement oral du Maître Ephraïm Urbach.
Après dix ans de vie silencieuse, de prière des psaumes, d’étude et de travail au fond de cette forêt, ayant étudié avec ces frères bons et magnifiques, j’ai rencontré une journaliste, qui allait devenir mon épouse. Elle était d’origine juive mais ni elle ni moi ne le savions. Ce fut un coup de foudre. Du cloître, je suis “retourné dans le monde”, nous nous sommes mariés, avons éduqué nos quatre enfants. Devenu consultant spécialiste d’Internet, je passais mes nuits à écrire de nombreux livres sur le judéo-christianisme ancien…
Ce chemin intellectuel et la remontée à ma mémoire de mes ancêtres, des marranes arrivés en Corse du sud il y a plus de quatre siècles m’ont amené à rejoindre le judaïsme séfarade de stricte observance il y a six ans. J’ai été éduqué dans la foi juive par le Rav Haïm Harboun, devenu petit à petit mon père dans le judaïsme. Circoncis, je suis devenu Meir le 26 octobre de cette année à l’âge de 50 ans.
À partir de cette expérience, je propose quelques réflexions personnelles sur le rapport entre les traditions juive et chrétienne en espérant qu’elles pourront aider le lecteur. Ces paroles sont celles d’un simple témoin.
Mon chemin est une suite de prises de conscience successives, de compréhensions et de réinterprétations. C’est ainsi que fonctionnent la connaissance humaine et la tradition. J’ai simplement cherché la vérité et je sais maintenant qu’elle me dépasse infiniment. Comme l’intelligence humaine, les traditions religieuses se développent par re-conceptualisation de concepts élaborés pour faire face à des situations antérieures. Ce processus cognitif de construction de l’intelligence humaine, popularisé par le psychologue Jean Piaget, ce processus de réinterprétation permanente à partir de concepts déjà élaborés pour répondre à une situation nouvelle en s’appuyant sur des délibérations anciennes, constitue ce qu’on appelle la “Tradition”. Elle fonctionne comme une intelligence collective, émotionnelle, post-traumatique, du cœur et de la raison, avec un seul objectif : survivre.
Ainsi, la première mishna du Pirké Avot parle-t-elle de cette Torah – une tradition avant tout orale, “reçue” – kabala, et “transmise” – messara, depuis le Sinaï. En marche (halakha), en constante réinterprétation pour rester fidèle à son origine divine. La page de Talmud avec ses couches – mishna en hébreu, commentée par la guemara en araméen – témoigne de ce processus de tradition orale de commentaire à l’infini, tel qu’il se vit dans les yeshivot ou les Talmudé Tora et dans l’enseignement de maître à disciple. Un processus qui relève non seulement de l’intelligence rationnelle mais aussi émotionnelle et, plus profondément, de la mémoire psychique et intergénérationnelle profonde. Pour le dire de manière théologique : la parole de Dieu parle le langage des hommes, ici et maintenant. “La Torah n’est pas dans les Cieux” (Deutéronome 30, traité Baba Métsia 59 b) résume l’adage talmudique. L’oubli du code primitif, les modifications par duplication ou interprétation font muter un ADN originel, lui-même produit d’élaborations successives et de longues expériences partagées et discutées. On ne peut donc pas rencontrer la tradition juive uniquement de manière livresque ou intellectuelle, il s’agit nécessairement d’une transmission vécue de père à enfant comme le dit le Shema.
C’est bien sûr cette tradition multimillénaire Torah vemistvot qu’ont pratiquée Jésus, Saül (Paul) ou les premiers Chrétiens. Ainsi, selon les Évangiles, Jésus récitait-il le Shema Yisrael (Mc 12, 29-30 ; Lc 10, 27 ; Mt 22, 37). Alors que s’est-il passé pour que, du judaïsme déjà millénaire, ait pu naître le christianisme au tournant de notre ère ?
Le premier “judéo-christianisme” et le judaïsme rabbinique sont nés de manière gémellaire d’un ADN commun : le judaïsme déjà ancien et fragmenté en de multiples courants d’avant la destruction du Temple (en 70 de notre ère). Leur tronc commun originaire est le judaïsme de tradition pharisienne (orale) qui reconnaît les Écritures, désignées par l’acrostiche Tanakh (voir Luc 24 : “la Loi, les Prophètes et les Psaumes”) comme révélées quand elles sont interprétées par la tradition orale.
Jésus ou Paul, l’élève du Rabbin Gamliel, vivent au cœur de la tradition orale juive (“ce que j’ai reçu je vous l’ai transmis” 1 Cor 15, 3 ; Pirké Avot 1:1) et ils le disent. Les Évangiles doivent donc être lus non pas comme des Écritures mais comme des midrashim issus de traditions orales juives. La tradition de l’Église primitive a paraphé cette idée de témoignages oraux multiples en retenant non pas un mais quatre évangiles.
Le “christianisme juif” de Jacob, le frère de sang de Jésus, est une forme de judaïsme messianisant (politique) et apocalyptique (mystique), toutes doctrines juives hétérodoxes banales avant 70. Jésus comme Paul n’avaient pas pour projet de créer une “nouvelle religion” mais de rassembler Israël pour la Rédemption qu’ils espéraient d’autant plus proche que croissait la souffrance d’Israël écrasé par Rome sur sa terre. Les messies (chef de guerre) du Ier et IIe siècle sont monnaie courante ; tout aussi courants étaient les apocalypticiens ascétiques sur le mode des Esséniens et Baptistes selon le modèle d’Élie et Élisée qui erraient dans cette même vallée du Jourdain.
L’idée de Paul, pour qui la géoula [délivrance messianique du peuple juif] était proche, était de rassembler les incirconcis c’est-à-dire les Nations, non pas pour les “convertir au judaïsme”, ce qui était parfaitement interdit à un disciple de Gamliel, mais parce qu’il était persuadé que les Nations, alors païennes, deviendraient noachides, reviendraient au joug des Cieux en abandonnant le paganisme alors largement répandu dans le monde Gréco-romain et monteraient à Jérusalem comme l’ont promis les Prophètes. Voilà le Paul qu’on peut reconstituer si l’on sort de la vision anachronique qui consiste à le relire avec les idées nées lors des Conciles œcuméniques du IVe siècle.
Le “Chrétien” primitif est donc un “noachide” tel que défini par la tradition juive. La religion de l’humanité n’est pas le judaïsme, le christianisme ou l’islam, comme l’a montré Elia Benhamozegh mais l’abandon du paganisme ; il s’agit, pour parler de manière imagée, d’abandonner ses idoles comme Abraham, le père de tous les peuples. Le “dialogue” entre les traditions juive et chrétienne se complique avec la mutation de la tradition chrétienne au IVe siècle, lorsqu’elle quitte le judaïsme pour épouser le modèle politique de divinisation gréco-romain. Dès lors et pour plusieurs siècles, la négation de la “sainteté” d’Israël, c’est-à-dire de sa distinction, a conduit à nier ceux qui justement ne se mélangeaient pas, étaient rétifs aux habitudes de la masse de l’Empire, fidèles à la tradition de leurs pères et de leurs mères… les Juifs.
Le déni chrétien de la tradition juive vivante, qui ne prendra fin qu’au XXe siècle avec Vatican II, est une mémoire traumatique, une brûlure côté juif. L’antisionisme banal en milieu chrétien peu éduqué, et ce malgré les paroles philosémites sans faille des papes successifs, le déni de la réalité d’Israël, sont encore les symptômes de cet antijudaïsme historique.
Un jour, alors que j’entrais dans une synagogue parisienne, je fus saisi : Israël continuait sa route ! Ces hommes rassemblés en blanc sous leur tallit continuaient de redire depuis 3 000 ans les prières et les coutumes reçues de la Tradition de nos pères. Et moi, je me sentais simplement l’un d’eux ! En moi, s’est alors mis en route un mécanisme auquel j’ai peu à peu consenti. Ma mémoire juive est remontée par bribes, durant sept ans, comme si je sortais du sommeil. Des “coïncidences” émotionnelles, des recherches intellectuelles, mais surtout des gestes qui me touchaient au plus profond de moi-même ; j’ai parcouru un long chemin qui m’a ramené à la foi de mes ancêtres à partir de l’odeur d’un agrume : le cédrat que ma grand-mère de Bastia m’envoyait chaque automne. Je découvrais peu à peu, souvent dans la douleur, que j’étais, comme me l’a dit le Grand Rabbin Haïm Korsia, “une âme juive dans un corps de chrétien”.
Même après des générations, même converti, le Juif reste lié à Israël au fond de son identité. Il suffit qu’il rencontre la tradition vivante d’Israël et de ses Sages pour que cette étincelle sous la cendre rallume le feu du Sinaï. Et là il ne s’agit pas d’intelligence uniquement cognitive mais surtout émotionnelle et de mémoire psychique transgénérationnelle profonde.
Faut-il ajouter que sans mes frères moines (dont les frères Matthieu et Mathias), ces amoureux de la tradition d’Israël, je n’aurais jamais pu revenir à la tradition de mes pères ? Faut-il ajouter que sans ces origines marranes, je serais probablement resté un chrétien philosémite ? Faut-il ajouter qu’avant d’être chrétien ou juif, on naît dans l’humanité et que c’est cela le grand cadeau du Saint-béni-soit-Il ? une grâce accordée à toute femme et à tout homme en ce monde. Qu’aurais-je fait sans mon ami le Rabbin Harboun, docteur en psychologie clinique et en histoire, sorti du Mellah de Marrakech, son humour, sa patience orientale et nos longues conversations ? Sans les paroles de Gérard Haddad qui nous a aussi accompagnés ? Sans mes frères et sœurs de la communauté Ohel Abraham la bien-nommée (“la tente d’Abraham”, symbole d’accueil) ? Sans la tradition orale bien vivante d’Israël ?
C’est ainsi que je suis sorti de l’amnésie et qu’un beau jour d’octobre 2016, après un long parcours hors des sentiers battus, mon corps a rejoint mon âme, marquant dans ma chair les mots de la promesse faite à Israël au Sinaï. Baroukh Hashem ve-Beezrat Hashem.
Didier Long, Mémoires juives de Corse, Lemieux Editeur 2016.
Haïm Harboun, Le rabbin aux mille vies, Lemieux Editeur 2016.
Didier Long, Des noces éternelles, un moine à la synagogue, Lemieux Éditeur 2015.