Antoine Strobel-Dahan Vous êtes historien, spécialiste notamment des ligues catholiques en France au XVIe siècle et, plus largement, des guerres de religions. Vous avez également beaucoup travaillé sur l’histoire d’Israël. Et puis, vous avez été diplomate durant deux ans, lorsque vous étiez ambassadeur d’Israël en France, nommé par le gouvernement travailliste de Ehud Barak. Vous avez également été directeur scientifique du Musée de l’Europe à Bruxelles et êtes l’auteur de nombreux essais dont plusieurs ont été récompensés par des prix littéraires. Vous êtes donc un Israélien patriote et un européiste convaincu. Pouvez-vous nous éclairer sur cette identité métisse israélienne et européenne?
Élie Barnavi C’est d’abord une affaire professionnelle: je me suis spécialisé dans l’histoire de l’Europe, notamment l’histoire de France, j’ai été amené à séjourner souvent en Europe et ma réflexion m’a amené à considérer souvent la construction européenne comme ce que j’appelle volontiers un véritable saut de civilisation, quelque chose que j’aimerais bien importer dans notre région. Donc oui, j’endosse volontiers cette double identité d’Israélien et d’Européen – quelqu’un a dit un jour que j’étais le plus israélien des Européens et le plus européen des Israéliens, c’est une définition qui me convient assez bien.
ASD Le 9 juin, les électeurs de toute l’Union européenne iront aux urnes choisir leurs députés. Dans plusieurs pays, des partis d’extrême-droite ou nationaux-populistes sont en tête des intentions de vote dans les sondages. On pense à la France, bien sûr, avec le RN de Jordan Bardella, mais aussi à l’Italie, à la Belgique, aux Pays-Bas, à la Pologne, à l’Autriche, à la Hongrie etc. Sans compter d’autres pays où, sans être en tête, ces partis progressent comme jamais, comme en Allemagne avec l’AfD ou au Portugal avec Chega!. Ces partis sont souvent, a minima, eurosceptiques. Que raconte, pour vous, la progression de partis qui semblent ne pas croire pas à l’Union européenne, en tout cas telle qu’elle est aujourd’hui, dans des élections européennes?
ÉB C’est une question complexe parce que la progression de l’extrême droite est d’abord un phénomène national – simplement, comme il s’agit ici d’une élection européenne, cela se répercute sur le plan européen. Dans le même temps, je constate que tous ces partis populistes ou d’extrême droite ont dû mettre beaucoup d’eau dans leur vin anti-européen en découvrant au fil du temps que les opinions publiques de leurs pays ne les suivaient pas. Globalement, ces partis ne prônent plus la sortie de l’Europe ni même la sortie de l’euro; ce sont plutôt des partis qui participent au jeu européen en espérant modifier les équilibres de l’intérieur. Alors certes, cela reste des partis qui sont fondamentalement anti-européens, du moins si l’Europe est ce que nous, vous et moi, entendons par Europe, à savoir une terre de liberté de droits de l’Homme, de progrès. Mais au moins ont-ils remisé leurs ambitions franchement anti-européennes et, en soi, c’est une bonne chose.
On peut espérer que cette vague populiste ne durera qu’un temps mais, malheureusement, il faut souvent que ces gens-là arrivent au pouvoir pour qu’on s’aperçoive qu’ils sont incompétents. Ça a été le cas en Pologne où les électeurs se sont rendus compte que le pays faisait fausse route et ont sanctionné le PiS dans les urnes, ou en Grande-Bretagne où les Britanniques réalisent que le Brexit a été une catastrophe. J’espère donc que ce n’est qu’un mauvais moment à passer. C’est une vague qui est très complexe à analyser, il est difficile de savoir quelle est la part de dégoût des classes politiques existantes, celle de l’effet de mode, celle de l’agitation de l’extrême gauche, etc. Mais la vague est là, il ne servirait à rien de la nier, il faut plutôt voir comment la contrer. À cet égard, je pense que l’un des enseignements de ce qui se passe en ce moment en Europe devrait être, et malheureusement ce n’est pas le cas, de ne pas chasser sur les terres de l’extrême droite, parce que les électeurs préfèrent toujours l’original à la copie. En reprenant à son compte des idées ou des slogans de l’extrême droite, on ne la bloque pas, on fait le lit de l’extrême droite.
ASD Il n’y a pas qu’en Europe que ces mouvements politiques de droite radicale ou extrême progressent. On le voit en Argentine ou en Inde, on l’a vu au Brésil, aux États-Unis et, bien sûr, on le voit en Israël aujourd’hui. Le monde est-il appelé à voir se côtoyer des gouvernements nationalistes les uns à côté des autres? et quelles pourraient en être les conséquences?
ÉB Je ne vais pas me lancer dans des prophéties, mais je constate qu’on observe un peu partout les mêmes phénomènes. C’est assez clair si vous regardez ce qui se passe en Israël et aux États-Unis, où des leaders populistes ont transformé leur mouvement politique en une secte dévouée à leur personne – il se passe maintenant au Likoud ce qui s’est passé au Parti républicain américain. Donc, des chefs populistes s’offrent des outils de conquête du pouvoir et, comme ils n’ont aucun scrupule, une fois qu’ils s’installent au pouvoir, ils y sont pour longtemps. Dans ce genre de cas, il est très difficile de savoir comment réagir sans enfreindre la loi, quelle est la place de la résistance civique, etc. Aux États-Unis, il est effrayant de considérer qu’un Trump pourrait revenir aux affaires – peut-être même depuis sa cellule de prison…
Je voudrais faire remarquer à cet égard que les constitutions ou les lois fondamentales ne valent que s’il y a une espèce de consensus social minimal pour leur respect. Sans cela, elles ne servent à rien. On voit aujourd’hui à quel point la Constitution américaine est bancale, pleine de trous énormes, mais elle fonctionnait admirablement tant que les deux grands partis savaient la respecter et coopérer civilement pour le bien commun, et ce jusqu’à l’éclosion du mouvement populiste du Tea Party. En Israël s’est produit le même phénomène et, comme Israël est dès le départ une démocratie fragile, on a bien vu la prétention et la plausibilité d’en finir avec ce régime pour le remplacer par une république à la hongroise – ce qui n’a été bloqué que par la rue. On verra bien ce qui se passera une fois que nous serons débarrassé de Nétanyahou mais il faut comprendre que, même si Nétanyahou est délogé par les urnes, ou même si Trump ne parvient pas au pouvoir, il y a un risque réel d’explosions de violence parce qu’une bonne partie du peuple n’acceptera pas le verdict des urnes. Ce qui est le plus effrayant dans ce qui se passe aujourd’hui, surtout en Israël et aux États-Unis, un peu moins en Europe, c’est l’atmosphère de guerre civile latente qui prévaut et la quasi certitude que tout ceci peut déboucher sur beaucoup beaucoup de violence. En France, vous n’en êtes pas là: il y a tout de même un État assez puissant dans lequel se retrouvent encore la plupart des citoyens mais la démocratie française, même si elle est moins malade que d’autres, ne se porte pas comme un charme pour autant. Cela est vrai partout, y compris dans des pays dans lesquels la démocratie est ancienne et paraissait solidement ancrée comme aux Pays-Bas ou dans les pays scandinaves: partout, le populisme pointe le bout de son nez et parfois parvient au pouvoir.
Ce qui est quand même rassurant, du moins jusqu’à un certain point, c’est que toutes ces extrêmes droites européennes ne parviennent pas à s’unir, parce qu’elles ont chacune leur tradition nationale et leurs préférences idéologiques. Donc jusqu’à maintenant, les tentatives d’unir tout ça, par exemple au Parlement européen, ont échoué. En revanche, à l’intérieur de chacun de ces pays, la démocratie est très exposée et le danger de l’extrême droite est bien présent.
ASD J’aimerais que nous abordions un peu la question plus spécifique des Juifs européens, et français en particulier. Durant très longtemps, les Juifs français ont très majoritairement considéré la gauche comme leur alliée naturelle, et ce au moins depuis l’Affaire Dreyfus. Imaginons naïvement un scénario improbable à la Hibernatus, celui d’un Juif français qui se serait endormi il y a 65 ans et qui aurait naturellement été de gauche, issu d’une famille de communistes, qui se réveillerait aujourd’hui – comment lui expliquer ce shift radical qui fait qu’en quelques années, pour beaucoup de Juifs, l’allié naturel semble être devenu la droite?
ÉB Je l’expliquerais par les changements survenus à la fois à gauche et à droite. La gauche, comme ne cessait de le dire le regretté Jacques Julliard [historien et journaliste décédé en septembre dernier], a trahi ses idéaux et abandonné ses combats qui étaient, grosso modo, le peuple, l’école et la laïcité, pour se réfugier dans l’identitaire. À l’extrême gauche se trouvent des partis carrément populistes qui rejoignent l’extrême droite avec un Mélenchon qui s’est “dauriotisé” sous nos yeux. Évidemment, dans une gauche pareille, il n’y a pas de place pour les Juifs, puisque ces partis deviennent, comme la droite, identitaires – on ne parle pas de la même identité, mais ce sont des partis identitaires dans lesquels les Juifs ne peuvent qu’être très mal à l’aise. Il n’est qu’à voir ce qui s’est passé en Grande-Bretagne avec le Labor, qui a fini par se débarrasser, heureusement, de Corbin, mais que les Juifs ont déserté en masse, alors que c’était leur maison politique traditionnelle. Et il y a eu en parallèle des changements au moins apparents à l’extrême droite dont l’antisémitisme était le fonds de commerce, qui a compris que ce n’était pas stratégique pour elle et semble avoir évacué cette question en changeant de détestation: elle porte désormais son dévolu sur les Musulmans. C’est ce qui fait que beaucoup de Juifs – naïfs d’ailleurs – s’imaginent trouver là un nouvel allié. Alors, voilà ce que je dirais à ce Juif imaginaire qui a dormi durant 65 ans: “Pendant que vous dormiez, et la gauche et la droite ont changé et il ne s’agit plus des mêmes mouvements politiques qu’à l’époque”.
ASD Sauf que j’entends, dans ce que vous me dites, que la droite extrême n’a pas tant changé qu’elle a feint de changer. N’y a-t-il pas une forme d’escroquerie à voir aujourd’hui l’extrême droite française se présenter comme la défenseure des Juifs, la seule à même de protéger les Juifs?
ÉB Il s’agit en effet uniquement d’un discours et, si je me concentre sur ce qui se passe en France, il y a de cela deux preuves. Pour l’extrême droite française, qui était évidemment antisémite historiquement, il suffit aujourd’hui de tendre l’oreille à ce qui se dit, non pas sur la scène mais dans les coulisses: on ne cesse de voir débarquer des gens qui disent des horreurs nazies et que Marine Le Pen est obligée de faire taire ou d’expulser. La vérité profonde de ces mouvements se trouve non pas chez les chefs mais chez les militants qui sont restés ce qu’ils ont toujours été: ils détestent les Arabes et les Musulmans évidemment, mais ils n’en détestent pas moins les Juifs. L’autre preuve, et là ça concerne Marine Le Pen: regardez qui sont ses amis à l’étranger, avec qui elle est de mèche, et vous verrez une mouvance d’extrême droite vraiment déplaisante, qui l’oblige à arrondir les angles – le dernier exemple étant l’Alternative für Deutschland, parti qui s’est nazifié au fil des ans et avec qui elle a été obligée de couper les ponts pour préserver son image. Mais ce sont eux les alliés naturels du RN. Alors ceux qui s’imaginent que ce parti a changé en profondeur se trompent. Et dans d’autres pays, comme en Scandinavie, on voit des extrêmes droites qui puisent dans un vieux fond nazi et collaborationniste germanique.
Je dis à mes amis Juifs français qu’il ne faut surtout pas s’imaginer que le RN a changé. Marine Le Pen comme individu, je ne saurais dire si elle est antisémite ou pas. Elle ne l’est probablement pas mais ce n’est pas vraiment ça le problème; le problème est que son mouvement, l’ADN profond de son mouvement, est raciste.
ASD À ce propos, on a vu émerger en France un autre mouvement d’extrême droite, celui d’Éric Zemmour, un Juif français qui prend la tête d’un mouvement d’extrême droite radical et présente Pétain comme le protecteur des Juifs de France. N’est-ce pas un cas un peu unique en Europe?
ÉB C’est un cas unique et un peu grotesque à vrai dire. Ça tient beaucoup à la personnalité de Zemmour, qui est une aberration. C’est un Juif arabe qui vient d’un milieu nord-africain très conservateur et se présente en chevalier blanc de l’histoire de France, nostalgique de l’Empire, bref, il ne nous a rien épargné, pas même Pétain protecteur des Juifs. J’ai lu un de ses ouvrages, Le suicide français, d’un bout à l’autre pour tenter de comprendre, c’est un tissu de fantasmes incroyable. Si lui n’est pas typique, son mouvement l’est, en revanche, et fait froid dans le dos: ce sont des identitaires, des fachos, quoi…
ASD Enfin, je ne peux pas vous laisser sans vous poser une question en lien avec Israël: trois semaines avant le 7 octobre, le journaliste Amir Tibon publiait dans Haaretz un article titré: “Kashériser les antisémites: l’année juive honteuse d’Israël” et sous-titré “Légitimer les partis d’extrême droite et négationnistes européens est un priorité pour les forces religieuses de droite en Israël”. Et on a vu Nétanyahou en très bons termes avec des personnalités douteuses politiquement comme Victor Horban ou Elon Musk, comme on a vu Eli Cohen [alors ministre des Affaires étrangères] avec l’AUR [Alliance pour l’unité des Roumains, parti d’extrême droite] en Roumanie…
ÉB Ce n’est pas tant Horban, qui est un populiste pas nécessairement antisémite. Mais l’AUR, oui, c’est un parti nazi, fasciste. Il y a en effet une espèce de lune de miel entre les chefs de la droite israélienne et ces mouvements d’extrême droite de l’ouest à l’est de l’Europe – et plus vous allez à l’Est, plus ce sont des mouvements durs, fascistes, pro-nazis notoires et qui ne s’en cachent pas, et antisémites bien sûr. C’est l’une des données de la politique israélienne mais il faut bien comprendre que si ces gens-là n’étaient pas juifs, ils seraient fascistes – d’ailleurs qu’ils soient juifs ne les empêche pas d’être fascistes. Nous sommes gouvernés en Israël par une extrême droite qui n’a rien à envier à l’extrême droite européenne.
ASD Le gouvernement “absurde” (ce sont vos mots) d’Israël aujourd’hui est-il plus proche des antisémites ou négationnistes internationaux que des Israéliens de gauche?
ÉB Évidemment… De la même manière que moi-même, si on retourne la formule, je suis beaucoup plus proche des démocrates européens que de ces gens-là. Je voudrais souligner un fait de la manière la plus neutre qui soit: nous avons aujourd’hui en Israël deux peuples, deux croyances, deux systèmes de pensée qui sont fondamentalement irréconciliables. Dans notre jargon, nous appelons ça “l’État d’Israël” et “l’État de Judée”, ce dernier étant celui des Ben Gvir, Smotrich et consorts. Nous n’avons aucun langage commun, nous sommes dans une guerre civile latente qui, je le crains, risque de devenir une guerre civile chaude. On le voit déjà dans les manifestations contre le gouvernement: la police, qui est aux ordres de Ben Gvir, est devenue beaucoup plus violente qu’elle ne l’était auparavant et charge avec des chevaux, des canons à eau et autres. Quand vous participez aujourd’hui à des manifestations en Israël, vous sentez cette violence sourde de tous les côtés, c’est là un véritable danger. Cette entité étatique au sein de laquelle cohabitent deux philosophies qui ne s’entendent sur rien est très semblable à ce qui se passe aux États-Unis. C’est comme ça que nous, les Israéliens de gauche, nous retrouvons traités de traîtres – et chacun connaît le sort des traîtres. Je ne fréquente pas les réseaux sociaux mais ce qui m’en parvient, ce sont des expressions de haine paroxystiques et des menaces de mort quotidiennes.
ASD On a vu comment une Europe unie a su résister, bien mieux que d’autres États, à des crises majeures, comme la crise financière ou le COVID et même, d’une certaine façon, la guerre en Ukraine. Quel rôle pourrait jouer une Union européenne forte et unie dans la résolution du conflit israélo-plestinien?
ÉB C’est une question vraiment hypothétique parce qu’il n’y a pas d’Europe unie. Évidemment, s’il existait une véritable Europe unie, une puissance européenne, elle pourrait faire beaucoup de choses. L’Europe est notre principal partenaire commercial, scientifique, touristique etc. Une telle Europe pourrait avoir une influence déterminante, mais comme elle n’existe pas, que les pays européens agissent en ordre dispersé, c’est difficile à imaginer. Vous ne pouvez pas réunir autour d’un consensus des pays comme la Hongrie et la République tchèque d’un côté, et l’Irlande, l’Espagne et la Belgique de l’autre. Et les puissances importantes au milieu, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, voudraient en faire davantage mais ne savent pas comment faire, c’est assez pathétique. Les États principaux ont encore une certaine influence de par leur histoire mais l’Europe en tant que telle n’en a pratiquement aucune, et c’est dommage parce que le monde en général et le Proche-Orient en particulier, auraient besoin d’une Europe puissante. Mais ce n’est pas le cas.
Élie Barnavi participera, lundi 3 juin, à la Soirée Conférences-débats: Israël Palestine, où va-t-on? à l’Université libre de Bruxelles