On entre à travers un dessin agrandi de Félix Vallotton datant de 1899, qui s’intitule “Père, raconte-nous une histoire”. Alfred Dreyfus, crâne dégarni et regard absent, apparaît assis sur une chaise, deux enfants s’enroulent autour de lui. Il vient d’être à nouveau condamné pour trahison MAIS avec “circonstances atténuantes”. Dans
l’esprit de ce dessin, le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (mahJ) demande à Dreyfus de nous raconter son histoire, celle qu’il a relatée, analysée, revisitée. “Nous souhaitions remettre Dreyfus dans son histoire, lui redonner la place qui est la sienne, celle d’un héros pas d’une victime”, rappelle Philippe Oriol, directeur scientifique de la Maison Émile Zola-Musée Dreyfus et commissaire de l’exposition.
Près de vingt ans après une première exposition sur le combat pour la justice de Dreyfus, l’institution déplace son regard et “montre les évolutions de la recherche sur cette histoire, cette lumière nouvelle”, introduit Paul Salmona, le directeur du mahJ. En deux décennies, des documents endormis ont été exhumés par des historiens spécialistes du sujet, “la famille Dreyfus a surtout confié de nombreuses archives à différentes institutions. C’est une histoire qui s’écrit donc à partir d’archives”, précise Isabelle Cahn, conservatrice générale honoraire des peintures au musée d’Orsay et commissaire de l’exposition.
Alfred Dreyfus naît en 1859 dans une famille alsacienne très intégrée à la société française. Ses parents, peu pratiquants, participent à l’écriture de leur époque. Sur les murs, on lit la voix de Dreyfus, un souvenir d’enfance: “Ma première impression triste a été la guerre de 1870. La paix conclue, mon père opta pour la nationalité française; nous dûmes quitter l’Alsace”. Son attachement pour la France décuple, cette guerre sera le point de départ de son engagement militaire.
Les années passent: Dreyfus intègre Polytechnique en 1878, l’École supérieure de guerre en 1890 et l’état-major, le service le plus important de l’armée. Côté vie privée, tout roule: il se marie avec Lucie Hadamard et, ensemble, ils donnent naissance à deux enfants.
Mais, dans quel contexte, l’ascension professionnelle de Dreyfus prend-elle racine? Est-ce bon d’être Juif en France? Y vit-on heureux? La France a été le premier pays d’Europe à accorder la citoyenneté française (en 1791) aux Juifs et à faire de l’égalité une espèce de réalité. Au XIXe siècle, des Juifs investissent non sans jalousie des mondes élitistes, inscrivent leur histoire dans celle de la France moderne. Mais, ne nous emballons pas. Il est bon de rappeler le contexte d’antisémitisme “cool”, “bien vu”: on se retrouve entre amis à des meetings antisémites (the place to be pour évoluer dans la société), des maisons d’édition se spécialisent dans la publication d’ouvrages antisémites, “La France juive” de Drumont (1886) devient un best-seller “qui appelle à un réveil patriotique gaulois”. Le brûlot se trouve dans l’exposition: Isabelle Cahn remarque ce sentiment étrange, celui de présenter des œuvres antisémites, de la propagande antijuive. Et, en même temps, n’est-ce pas le lieu de la contextualisation? On se penche sur le livre déjà ouvert pour discerner “les types juifs” dessinés: le nez est toujours proéminent chez ces personnages inventés. “Les Juifs ne sont grands que parce que nous sommes à genoux”, lit-on sur l’affiche d’un candidat antisémite. On continue? En 1871, Degas, dont on découvre l’antisémitisme (et, plus tard, ses convictions antidreyfusardes), a représenté côte à côte deux hommes, le général Mellinet et le grand rabbin Astruc, deux hommes qui ont participé à la création d’ambulances pour soigner les blessés de la Commune de Paris. Les traits du rabbin sont allongés, son regard semble trouble. Il s’agit d’une caricature, d’une exagération. Qui d’autre que des Juifs pour s’en indigner?
Au début des années 1890, des anarchistes actionnistes organisent des attentats, ce qui donnera naissance aux “lois scélérates”. “Elles permettront d’arrêter n’importe qui, des intellectuels aussi”, précise la commissaire de l’exposition. Bref, difficile de résumer l’époque: des Juifs brillent au sein de la haute société française et se disent “Israélites”, preuve de leur intégration voire de leur assimilation. Mais, l’antisémitisme fait aussi partie du paysage, ses défenseurs n’ont rien à craindre, ils exercent, semble-t-il, leur liberté d’expression. La haine du juive fédère les esprits. On veut déjà / encore s’en débarrasser.
“Très tôt, Dreyfus va connaître l’antisémitisme”, nous apprend Philippe Oriol. Alors qu’il ne revendique pas sa judéité. Pas besoin de dire qu’on est Juif pour être la cible de la haine antijuive. À l’école de guerre, il sera séparé de ses camarades catholiques. Puis, on tentera de l’empêcher d’intégrer l’état major en lui attribuant la note de 5 à une épreuve qui juge “la gueule du candidat”. Mais, les calculs échouent, l’excellence de Dreyfus compense leur haine.
Nous sommes désormais en septembre 1894. Là, la presque insouciance cesse brutalement. Il y a un traître à l’état-major. Peut-être plusieurs. On aimerait vous énumérer les preuves qui permettront de mettre la main sur le présumé coupable, il n’y en a pas. On parle beaucoup du bordereau “qui ne dit pas grand chose, il confirme simplement qu’il y a un traître”, rappelle le commissaire de l’exposition. Le Général Mercier, le ministre de la guerre “d’une nullité crasse” a décidé de désigner un coupable quoi qu’il en coûte. C’est ça ou sa tête qui saute. C’est ça ou ses ambitions présidentielles qui partent en fumée. C’est donc ça. Il y a un Juif dans l’état-major. C’est décidé, le Juif portera le chapeau. Et le contradictoire? Pas de contradictoire. Dossier secret. Dreyfus sera victime d’un crime judiciaire avec la complicité d’acteurs politiques, militaires et judiciaires. Bertillon, père de l’anthropométrie, affirme que l’écriture de Dreyfus est celle de l’auteur du bordereau. “Ce qui prouve la culpabilité de Dreyfus c’est précisément les différences: la dissemblance prouve la ressemblance”, ironise Philippe Oriol. Nous contemplons alors “l’œuvre d’un fou” (selon les mots de Dreyfus), un document illisible, déni de tout esprit scientifique.
L’Affaire commence, la descente aux enfers aussi, Dreyfus perd progressivement sa voix, plus exactement, sa voix cesse de nous parvenir. L’exposition la réhabilite, voilà qu’on l’entend: “Il me semblait que j’étais le jouet d’une hallucination. L’angoisse fut atroce”.
En janvier 1895, Dreyfus est dégradé dans la cour de l’École militaire: la Une du Petit Journal rejoue la scène, le capitaine se tient droit face à lui un type s’acharne à briser son épée en deux. Autour du soldat qui clame son innocence, des militaires et la foule en délire, qui exulte sans savoir, sans chercher à savoir si la justice a été rendue. Une autre Une, celle du Journal Illustré, nous hypnotise, Marianne s’élève pour asséner un coup à Dreyfus, le regard couvert d’une main, de l’autre main, une bourse, des pièces s’en échappent. Au second plan, un ange (ou un démon selon le point de vue), porte une pancarte sur laquelle on lit “Judas”. L’histoire de la haine antijuive s’y concentre. Et personne n’intervient pour mettre en doute la décision de justice, pour exiger des éléments. On croit les menteurs sur parole.
Il est condamné à la peine maximale, la déportation perpétuelle sur l’île du Diable (Guyane), “un lieu de détention pour les lépreux”. “Après ma condamnation, j’étais décidé à me tuer; eh bien, si j’ai été au supplice c’est grâce à Mme Dreyfus qui m’a indiqué mon devoir et m’a dit que si j’étais innocent, pour elle et pour mes enfants, je devais aller au supplice la tête haute!”. Comment poursuivre le combat pour la justice? Comment tenir sachant qu’on ne sait pas quand on pourra revenir? Résister. Dreyfus résiste avec force. Nous nous approchons de son lieu d’enfermement, celui dans lequel cinq années de sa vie se sont écoulées. Il a le droit d’emporter une photo, ce sera celle de ses enfants Jeanne et Pierre en tenue du dimanche. Sur un mur se loge une espèce de fenêtre et à l’intérieur, une vague se répète, s’agite et finit par nous ennuyer. Le bruit des vagues le berçait? L’agaçait? L’indifférait? Tout autour, des dessins de Dreyfus, des symboles, ses variantes, encore et encore. Qu’est-ce? On ne sait pas. On ne saura pas. On sait qu’il les dessine sur les murs, sur des feuilles de papier, sur ses carnets, là où il peut.
“En France, la riposte s’organise”, annonce le commissaire d’exposition. En septembre 1896, Mathieu, son frère, lance une fake news: le condamné s’est évadé. En deux jours, la nouvelle parvient au bout du monde. On parle à nouveau d’Alfred, on ne l’oublie pas. Sur l’île du Diable, la fausse information renforce le sadisme des gardes. Il dessine, il disserte, il écrit, il recommence. Il ne lâche pas. Il est innocent. “Mon cœur ne sera apaisé que lorsqu’il n’y aura pas un Français qui m’impute le crime abominable qu’un autre a commis”.
Bernard Lazare, un intellectuel anarchiste et poète, appelé à la rescousse par la famille Dreyfus, prend la défense du capitaine. Il écrit grosso modo que c’est avant tout une affaire d’antisémites: parce que l’accusé est juif, difficile d’obtenir justice. “On a beaucoup parlé d’une passivité juive alors que beaucoup de signataires des pétitions en faveur de l’innocence de Dreyfus étaient domiciliés dans le Pletzl, rue des Rosiers, rue des Écouffes”.
En 1897, l’identité du coupable est révélée. Mathieu Dreyfus organise même une campagne d’affichage, il invite le passant à comparer l’écriture d’Esterhazy, celle du bordereau et celle de son frère. C’est accablant. L’état-major épouse le déni. Esterhazy est même acquitté. “Quelqu’un qui a été acquitté ne peut plus être jugé pour le crime qu’il a commis”. On se débarrasse du coupable, des preuves, des responsabilités. Sous le tapis l’honneur de l’armée. En janvier 1898, la publication de J’accuse de Zola entraîne enfin un basculement, une révolution: Dreyfus est innocent et une enquête le prouve. “Beaucoup parmi les dreyfusards se désolidarisent de Zola qui a choisi de précipiter le mouvement, de passer par l’accusation et non par des voies légalistes”. La vérité sort du puits comme cette toile de Debat-Ponsan qui nous maintient statique: une femme, le buste découvert, s’échappe, elle lève un bras et tient un miroir, deux hommes tentent d’entraver sa fuite, l’un est masqué, l’autre entièrement vêtu de noir. Regardons la vérité en face.
“Et c’est reparti avec l’emmerdante affaire Dreyfus”. D’un côté, on a une France antisémite (majoritaire), de l’autre une France qui s’engage en faveur de la vérité judiciaire (minoritaire) et une troisième qui ne souhaite plus en entendre parler. En juin 1899, la Cour de cassation casse et annule le jugement de 1894: Dreyfus est rejugé à Rennes. Le vrai coupable a fui en Angleterre. Le dessinateur de presse Maurice Feuillet rend compte de la situation avec précision et nous donne à voir l’électrique de ce procès. Dreyfus se tient toujours aussi droit, cette fois-ci, en uniforme. Sa dignité se devine.“On lui a reproché de ne pas être capable de se défendre. De ne pas parler de l’île du Diable. De ne parler que de son innocence”, informe Philippe Oriol. Isabelle Cahn poursuit: “Même si le public préfère les personnalités exubérantes, provocantes, clivantes, Dreyfus n’a pas souhaité théâtraliser ses souffrances, il n’a changé son caractère, il n’a pas attaqué non plus”.
Le conseil de guerre le condamne à dix ans de détention avec “circonstances atténuantes”. “Depuis quand y a-t-il des circonstances atténuantes pour le crime de trahison?”, s’interroge très justement Dreyfus. Incapable de répondre à la question, le président Émile Loubet décide de le gracier. Il espère l’apaisement. Mais qu’en est-il de l’honneur de Dreyfus, de la reconnaissance de son innocence? “Je veux que la France entière sache par un jugement définitif que je suis innocent”. Ce n’est qu’en 1906 que la Cour de cassation cassera le jugement de Rennes.
Dans cette exposition, les commissaires s’attachent à annuler tout malentendu: Dreyfus ne s’est pas laissé faire, il a toujours investi son histoire, il a construit sa défense et soufflait ses arguments à son avocat, avec ardeur, il a combattu pour faire vivre la vérité et il a toujours essayé de comprendre comment une telle machination avait pu se mettre en place et finir par le broyer. À son retour en France, il suivait l’actualité de près, les erreurs judiciaires aussi. Il n’a jamais baissé les bras, jamais cessé d’espérer. Comment une autre image de lui, l’image d’un homme qui ne s’empare pas de son destin, a-t-elle pu se construire et s’imposer?