Je vais commencer par la fin: si vous ne savez pas encore ce qu’est le gaslighting, lisez l’article de Philippe Lançon paru dans Libération du jeudi 3 octobre dernier. Il est la démonstration éclatante et écœurante de ce qu’est parler à la place de l’autre, lui confisquer son récit, sa mémoire, sa douleur, ses traumatismes, faire passer une victime pour un bourreau.
Démonstration.
Il y a quelques semaines, est parue dans Libération une critique littéraire de Philippe Lançon du livre du journaliste du quotidien Haaretz, Amir Tibon, intitulé Les Portes de Gaza (éditions Christian Bourgois, 2024). Amir Tibon raconte comment lui, sa famille et ses proches ont vécu de l’intérieur le pogrom du 7 octobre 2023 dans le kibboutz Nahal Oz, qui se trouve à la frontière de Gaza. Ce récit alterne avec celui de l’histoire du kibboutz, de ses idéaux, et de ses échecs. Dès le début du texte de Lançon, une ironie cinglante infuse la critique. Extrait :
“Amir Tibon fait son tendre portrait admiratif, comme il fait celui de bien d’autres: comment parler autrement des victimes de tant d’horreurs et de leurs proches? La guerre intermittente entre Palestiniens et Israéliens a rythmé, au cours des années, la vie de ce lieu tellement sympa. Personne ou presque, ici, n’a jamais voté pour Nétanyahou.”
Cet usage de l’ironie interroge: il y a du mépris dans la question rhétorique de Lançon “Comment parler autrement des victimes de tant d’horreurs et de leurs proches?”. Cette ironie suggérant que Tibon aurait dû parler autrement du pogrom qu’a expérimenté sa famille et ses proches, Lançon atteint déjà un degré de gaslighting passablement élevé. Nous y reviendrons. Continuons. Personnellement, je tremble de lire que Lançon a osé mettre en italiques, pour reprendre le discours d’Amir Tibon, l’adjectif “sympa” qui qualifie le kibboutz Nahal Oz: qu’est-ce que cela signifie? Que les Israéliens vivant à la frontière avec Gaza n’auraient pas le droit de vivre dans des villages accueillants, solidaires, collectifs, fonctionnant sur l’échange de service rendu à la communauté, ce qui est le propre du kibboutz? Philippe Lançon peut-il nous dire comment les habitants des kibboutzim sont censés vivre, puisqu’apparemment, ce mode de vie, inspiré et mis en pratique par l’idéal socialiste du sionisme des fondateurs est tout sauf “sympa”? Enfin, la phrase “Personne ou presque, ici, n’a jamais voté pour Nétanyahou”, sous-entend que les habitants de ce kibboutz, dans leur grande majorité opposés à la politique d’extrême droite et anti-palestinienne du gouvernement de coalition mis en place par Nétanyahou depuis plusieurs années, sont en réalité des hypocrites qui s’accommodent très bien de cette politique. La proposition, qui débute par “Personne, ou presque”, implique que tous les habitants, sans exception (et, même si exception il y avait, l’adverbe “presque” les considère négligeables, avec ce qu’il faut de moquerie pour insinuer qu’au point où en est le pays, aucun Israélien, même dans l’opposition, même s’il risque sa vie tous les jours dans des manifestations contre son gouvernement qui se terminent au corps à corps avec la police, n’est innocent), sont associés, et par voie de conséquence responsables de la politique de Nétanyahou.
Dès le début donc, nous sommes en plein gaslighting: une personne cherche à ôter à une autre personne son statut de victime, en parlant à sa place, en usant d’artifices rhétoriques qui le décrivent comme un manipulateur, en réfutant toute possible “défense”, et en le faisant passer pour l’agresseur, la source du tort, voire du mal. Philippe Lançon voudrait-il faire croire aux Israéliens qu’ils ne seraient pas en droit de s’émouvoir sur le sort de leurs familles et de leurs proches victimes d’un pogrom, et de la volonté génocidaire du Hamas, assumée et revendiquée dans leur Charte? Qu’ils s’illusionnent eux-mêmes sur leur douleur (ce ne sont pas eux, qui souffrent)? Sur l’authenticité de leur sentiment de deuil (ce ne sont pas eux, qui meurent)? Sur leur sentiment d’impossible appartenance (ce ne sont pas eux, qui appartiennent)?
Lançon rappelle les années douloureuses qui ont vu la naissance du kibboutz Nahal Oz dans les années cinquante; quelle partie d’Israël n’était pas déjà douloureuse à cette époque? Il cite Amir Tibon décrivant la culpabilité des résidents des kibboutzim sachant que les Palestiniens languissent dans les camps de réfugiés de Gaza: “Et sous leurs yeux nous avons fait nôtres les terres et les villages où leurs pères et eux résidaient”. Effectivement, la création de l’État d’Israël a donné lieu à des déplacements de population que l’on déplore, à un idéal de partage de la Palestine qui a trouvé ses limites dans le refus des nations arabes entourant Israël et qui attaquèrent la jeune nation tout juste sortie de la Shoah dès la déclaration d’indépendance du pays en mai 1948. Mais peut-on pour cela uniquement blâmer les Juifs et les futurs Israéliens? Lançon remet-il en question le refus arabe du partage de la Palestine, où vivaient 600.000 Juifs pour 1.300.000 Musulmans, par treize pays arabes, qui s’opposèrent alors à la création du seul État juif du monde, sur une superficie de 14.000 kilomètres carrés (la moitié de la superficie de la région Bretagne)? Assurément pas. Et Lançon de conclure: “La destinée de ce peuple, génération après génération, est de tout apprendre, puis de tout oublier”. Tout oublier, vraiment? Croyez-vous vraiment que les Israéliens oublient quoi que ce soit? Quand on est de gauche, comme la majorité des résidents des kibboutzim de la frontière avec Gaza, croyez-vous qu’on oublie les guerres surprises de 1967, de 1973, la guerre du Liban, les intifadas des années quatre-vingt et deux mille, les attentats terroristes palestiniens quasi quotidiens? Croyez-vous qu’on oublie la responsabilité des Israéliens d’extrême-droite qui ne font qu’envenimer la situation en prônant plus de répression et plus de colonisation?
Pour commenter le moment où Amir Tibon décrit comment les habitants du kibboutz ont dû être mis à l’abri et exfiltrés le 7 octobre, Lançon poursuit:
“Les scènes d’action semblent presque coachées par Ridley Scott. La description des combats menés par une poignée de ‘héros’ (le mot revient souvent) dont on connaît la vie contre des hordes de fanatiques dont on ne saura rien, rappellera aux cinéphiles la Chute du faucon noir: quelques soldats américains, que le spectateur apprenait à connaître et auxquels il s’identifiait, étaient confrontés à des hordes de Somaliens furieux et indifférenciés, n’ayant que deux fonctions: tuer les gentils, tomber comme des mouches.”
Non content de mépriser le kibboutz dans sa conception et ses habitants dans leurs idéaux, Philippe Lançon se met à caricaturer la description des tentatives de fuite le 7 octobre. Cela semble l’exciter, la violence à l’encontre des Israéliens, et ce qu’ils doivent faire pour survivre. Il ne s’agit nullement de Gaza ici, il s’agit de survivre à la furie exterminatrice de terroristes islamistes surarmés envers tous les habitants de Nahal Oz. Mais en bon gaslighter, dans sa comparaison d’une pauvreté intellectuelle inouïe (mais hélas pas inédite), Philippe Lançon réduit les Israéliens à de grossiers Américains sans scrupules, qui écrasent tout sur leur passage. On a le droit, en quelques lignes, à une comparaison des terroristes du Hamas à des “hordes de fanatiques dont on ne saura rien” (vraiment ?), ou “des hordes de Somaliens furieux et indifférenciés” (des terroristes, comparés à des Somaliens?). C’est intéressant: l’ironie revient dès qu’il s’agit de décrire comment les Israéliens se défendent pour survivre. J’ai honte pour vous. Et j’ai un message pour vous, Philippe Lançon: tant que vous continuerez à comparer les Israéliens à d’autres peuples, Israël à d’autres nations, vous aurez tort. Israël a une histoire singulière, qui n’est pas celle de l’Amérique. Tout comme les Palestiniens, qui ne sont pas les autochtones d’Amérique. En passant, les Juifs et les Israéliens aussi, sont un peuple autochtone de Palestine. Mais cela, apparemment, ne correspond pas à votre frustre vision des choses.
Continuons dans la grossièreté :
“Peu à peu, le livre devient tranquillement insupportable. Les personnages ont l’air de petits anges: de gauche, courageux, le cœur sur la main, ouverts sur le monde. Ils semblent traverser le kibboutz avec leurs ailes et leurs auréoles. Les pages les plus exaspérantes sont celles qui devraient l’être le moins: elles racontent la mort de Daniel, un enfant de 4 ans, tué en 2014 par un éclat d’obus venu de Gaza […] On comprend son chagrin: rien n’est pire que perdre un enfant; mais, de l’autre côté du mur, il n’y a guère de familles les plus heureuses du monde, et, entre le moment où Amir Tibon écrit ce livre et celui où nous le lisons, des milliers d’enfants palestiniens y sont tués sous les bombes. Ceux-là ne semblent avoir ni visage, ni identité. Que n’a-t-elle pas compris, au juste, la mère de Daniel? On n’échappe pas à une guerre qu’on mène malgré soi.”
Plusieurs remarques ici: Lançon considère que la description de la mort d’un enfant de 4 ans est “exaspérante” (vous avez dû en lire, en tant que critique littéraire, des choses exaspérantes depuis le début de l’année: pourquoi relever celle-ci en particulier ? Parce que quand la mort touche les Israéliens de 4 ans, c’est moins grave ?). Quand il y a une douleur, une mort, un deuil, il y a un “mais”. Enfin, “On n’échappe pas à une guerre qu’on mène malgré soi”. Cela vous choquerait, si on disait la même chose des Palestiniens de la bande de Gaza? Oui. Car c’est choquant. Il est choquant de lire qu’un Israélien est responsable d’une guerre débutée par un groupe terroriste le 7 octobre 2023. Car de vous à la phrase “On ne peut pas être Israélien innocemment” de Houria Bouteldja, il n’y a qu’un pas.
Suis-je la seule à avoir tremblé de bout en bout à la lecture de ce papier, dont je ne relève ici que quelques propos parmi d’autres ?
Il est choquant qu’un critique littéraire de Libération se permette de dresser deux peuples l’un contre l’autre.
Il est choquant qu’un critique littéraire de gauche se complaise de manière aussi désinvolte dans la concurrence des douleurs et des deuils, et l’encourage de fait.
Il est choquant que, pour commenter un livre sur un pogrom, Philippe Lançon accuse de la manière la plus basse qui soit les victimes de ce pogrom d’être responsables de la réplique de leur gouvernement.
Il est choquant de voir que pour Philippe Lançon, les individus ne sont pas les gouvernements, sauf quand il s’agit des Israéliens.
Il est choquant que personne jusqu’ici n’ait relevé la grossièreté, le racisme, le mépris de Philippe Lançon à l’égard d’Israéliens survivants d’un pogrom, polytraumatisés, toujours menacés par plusieurs fronts surarmés par l’Iran aujourd’hui et, pour beaucoup, désespérés par la politique de leur gouvernement qu’ils souhaitent voir tomber.
Il est choquant de voir un quotidien de gauche publier une telle charge contre un livre qui se veut le témoignage d’un pogrom.
Il est choquant que Philippe Lançon n’ait à aucun moment daigné parler du combat d’Amir Tibon, journaliste du quotidien Haaretz, contre la politique de Nétanyahou et pour une solution à deux États depuis toujours.
Plus qu’une impression, on peut faire le constat que Lançon ne se positionne pas contre ce que font les Israéliens, mais contre ce qu’ils sont.
Pour conclure, je me contenterai de rappeler ce qu’a dit, avec une noblesse inégalée, la mère de l’otage Hersh Goldberg-Polin, il y a quelques semaines à Chicago, alors que son fils amputé n’avait pas encore été abattu de plusieurs balles dans la tête et dans le corps dans un tunnel sous Rafah: “Dans une compétition de la douleur, il n’y a pas de gagnant”.