L’antisémitisme vertueux de la gauche globale

Eva Illouz, Le 8-octobre. Généalogie d’une haine vertueuse, Tracts-Gallimard, 3,90€

Eva Illouz, sociologue franco-israélienne ayant longtemps enseigné aux États-Unis ainsi qu’en Israël et en France, actuellement directrice d’études à l’EHESS, publie Le 8-octobre. Généalogie d’une haine vertueuse dans la collection “Tracts” des éditions Gallimard. Loin de se contenter de déplorer la défaite intellectuelle d’une certaine gauche globale entraînant dans son sillage des milliers de jeunes Occidentaux se reposant sur les réseaux sociaux pour s’informer, Eva Illouz décrit la multiplicité des mécanismes intellectuels produits par la théorie critique américaine visant à justifier le pogrom du 7 octobre 2023 ayant ciblé des civils israéliens.

Eva Illouz – photo © James Startt

On connaît Eva Illouz comme sociologue et analyste des émotions produites par les sociétés démocratiques capitalistes, auteure d’ouvrages tels que Les Marchandises émotionnelles: l’authenticité au temps du capitalisme (Premier parallèle, 2019), de La Fin de l’amour: enquête sur un désarroi contemporain (Le Seuil, 2020) ou encore Les Émotions contre la démocratie (Premier Parallèle, 2022). À chaque fois, il s’agit d’observer les stratégies de survie mises en place par des individus ballotés par des contraintes externes et des besoins intimes contradictoires, mouvants et complexes. 

La sociologue cherche à comprendre la désertion de la “gauche globale” qui, n’ayant  exprimé aucune compassion ni solidarité à l’égard des communautés juives et des Israéliens au lendemain du 7 octobre 2023, s’est au contraire appliquée à justifier le pogrom et au-delà, à mettre en cause la légitimité de l’existence même de la nation Israël depuis 1948. Ce constat est d’autant plus douloureux qu’il s’agit de cette gauche aux côtés de laquelle beaucoup de Juifs ont cheminé depuis toujours, aux côtés de laquelle ils ont manifesté pour les droits des minorités. L’essai est salutaire en ce qu’il est avant tout analytique et factuel. Son auteure rappelle d’emblée quelques déclarations, celles qui devraient le plus interpeller par le sadisme jubilatoire de leurs auteurs, par leur désinvolture vis-à-vis d’actes inhumains qu’ils ne cessent de mettre en doute et de minimiser dans leur atrocité. Citons, par exemple, celle du penseur suédois écologiste Andreas Malm – référence écologiste de multiples médias de gauche français ou de la militante française écologiste Camille Étienne – déclarant à propos du pogrom du 7 octobre: “Comment ne pas crier d’étonnement et de joie?”, ou celle de Judith Butler, théoricienne féministe queer mettant en doute les féminicides et les viols de masse et n’appliquant pas le slogan “Je te crois” pour les femmes israéliennes: “Ok, s’il y a des preuves [de viols], alors nous le déplorons […] mais nous voulons voir ces preuves et nous voulons savoir si c’est juste”. 

Non seulement ces théoriciens militants justifient la barbarie et la célèbrent quand elle s’applique à l’égard des Israéliens, mais de plus leurs déclarations sont saluées au nom de la “justice”. En outre, ils alignent leurs discours sur les revendications d’organisations terroristes s’attaquant aux civils; on constate dans de plus en plus de cercles militants à gauche que la condamnation de ces compromissions inexcusables reste rare. Illouz parle d’un “antisémitisme vertueux” émanant des élites intellectuelles occidentales, qui voudrait incarner la morale même, exactement comme l’a fait en son temps l’antisémitisme anti-capitaliste ayant triomphé au XIXe siècle et contribué à l’extermination de six millions de Juifs au XXe siècle. Comment un tel degré de violence peut-il être justifié et encouragé par une sensibilité politique, la gauche, qui fait de la compassion l’émotion reine de son action?

Avant de lister les mécanismes intellectuels permettant l’édification de cette “haine vertueuse”, nous voudrions rappeler deux phénomènes phares de cette gauche globale.

Eva Illouz souligne avec raison l’entêtement quasi-religieux de ce courant de la gauche refusant tout dialogue, dès qu’il effectue ce qu’on pourrait appeler une confiscation lexicale: à partir du moment où certains mots-clés apparaissent dans la discussion, comme “génocide” ou “État colon”, la discussion est close. Comme en religion, remettre en question la vérité de la Parole ou d’un certain lexique issu des Écritures sacrées (quelles qu’elles soient) tient du blasphème ou de la “propagande”. Un double mouvement se met en place: discrédit et contestation de la fonction référentielle “doxique” des mots, puis fabrication d’un contenu correspondant à la vision du monde de cette gauche, structurée par une conception marxiste systémique des rapports de forces à l’échelle des peuples et des nations.

D’autre part, Eva Illouz montre comment la sacralisation de la mémoire a remplacé l’histoire pour les jeunes générations de la gauche radicale, largement dépendantes des réseaux sociaux et de la fabrication de mythologies identitaires qu’il faudrait interroger et confronter à l’histoire factuelle. La mémoire est non seulement brouillée par la douleur de chacun, elle est surtout en partie fabriquée à partir de traumatismes fondateurs qu’il ne s’agit pas de remettre en cause, mais qui ne peuvent être les seules sources d’une pensée historique globale et encore moins d’un idéal de justice pour tous. 

Eva Illouz incrimine la French Theory apparue sur les campus américains à partir des années soixante-dix, pour avoir diffusé un “style de pensée” ayant mené à des raccourcis théoriques permettant une grande confusion intellectuelle au sujet du conflit israélo-palestinien. C’est peut-être le seul défaut de son court essai (sans doute est-il dû au fait qu’il soit si bref?): la French Theory n’est pas présentée dans la complexité de ses multiples voix et se voit réduite à deux éléments que ces dernières auraient en commun: “leur rejet des valeurs des Lumières et un rejet encore plus fervent de l’Occident”. Chez des penseurs tels que Jacques Derrida ou Michel Foucault, peut-on vraiment parler de “rejet” pur et simple? Assurément pas. En outre, peut-on ne rien dire des différences de positionnement entre Derrida et Foucault qui ont donné lieu à des débats intarissables ? Dans tous les cas, c’est ainsi que l’ont utilisée ceux qui s’en sont revendiqués. De fait, appliquée aux États-Unis dans le contexte américain capitaliste en pleine guerre du Vietnam, “Antiaméricanisme, anticapitalisme et anticolonialisme en constituaient les fondements”. À partir de cette source clé, la gauche progressiste américaine nourrie à la French Theory adopte ces principes:
– le pantextualisme, idée selon laquelle la société tout entière serait un ensemble de textes à déchiffrer, et chaque texte empli de voix marginales. Cela implique également qu’un texte ne vaille plus pour lui-même, mais pour la voix minoritaire, cachée ou étouffée, à restituer;
– le pouvoirisme, qui est la dénonciation de tout pouvoir, qu’il soit légitime ou illégitime. Des penseurs comme Karl Marx ou Max Weber faisaient, eux, la distinction entre ceux qui ont du pouvoir et ce qui n’en ont pas, mais le pouvoirisme ne faisant pas la distinction entre le pouvoir légitime et le pouvoir illégitime, cesse d’être concret et tangible. Surtout, il devient falsifiable et accorde du pouvoir à des individus ou à des groupes qui en sont dépourvus, et les exposent comme des “dominants”;
– la super-critique autoritaire est l’idée que la critique veut toujours dépasser la critique qui la précède. À cet égard, l’université américaine, lieu où est produite cette pensée, est un marché économique en lui-même. Loin d’être le lieu désintéressé de la pensée morale, elle donne lieu à une concurrence professionnelle qui “a poussé ses adeptes à accroître sans cesse les enjeux de leur dénonciation de l’oppression”. On peut d’ailleurs l’observer aujourd’hui, la radicalité contient ses propres récompenses institutionnelles : “elle permettait la différenciation et la singularisation professionnelle sur un marché intensément concurrentiel”. Cet état de fait rend difficile, voire impossible, de remettre en question “un type de connaissances, à la fois parce qu’elles étaient infalsifiables et parce qu’elles étaient assimilées à la moralité même”;
– enfin, le fondement le plus utilisé et le plus efficace pour donner une clé de lecture simplifiée du monde et des conflits, est ce qu’Eva Illouz nomme la “structure itinérante”: elle vient de la pensée du philosophe français structuraliste Louis Althusser, qui définit la structure comme étant la manière dont l’économie, la politique et l’idéologie sont interconnectées afin de maintenir le pouvoir des dirigeants. Et de fait, il existe des structures invisibles qui motivent nos actions, nos modes de penser, nos comportements intimes, dépendantes de ces structures supérieures, politiques et économiques. Mais la gauche globale réduit ces structures en imposant des schémas de lecture qui se répètent à l’infini, de manière fixe et sans prendre en compte la singularité des individus, des circonstances ni des événements. Ainsi, on juxtapose le colonialisme américain au cas israélien: si la population anglaise a exterminé les populations autochtones d’Amérique, alors les Juifs ont fait la même chose avec les Palestiniens quand ils se sont installés de manière instituée en 1948 en Palestine. Peu importe la singularité de l’histoire d’Israël et de la Palestine, on utilise les mêmes mots pour décrire des faits différents, et on criminalise l’État d’Israël comme on criminalise d’anciens États coloniaux. “Il s’ensuit que la liberté et le progrès ne sont qu’un leurre parce que la structure a toujours une prévalence sur les politiques et leurs bonnes intentions et que, étant itinérante, elle sait se perpétuer subrepticement” (p. 34).

À partir de ces fondamentaux critiques, les mouvements anti-israéliens qui se revendiquent de gauche ontologisent l’Occident comme une vaste structure de pouvoir maléfique redéfinie comme blanche, et a tendance à employer un vocabulaire romantique de “désobéissance” et de “résistance”, et à adopter la posture morale du dénonciateur. C’est ainsi que la gauche, le camp politique de la compassion, s’est sentie aussi à l’aise avec l’expression d’une haine décomplexée, justifiée, intellectualisée à l’égard d’Israël et de tous les Juifs qui sont attachés et soutiennent l’existence de cet État.

L’essai d’Eva Illouz dénonce les abus d’une morale fallacieuse, basée sur des théories abstraites ignorant la réalité empirique et l’histoire. Il touche à la dimension sacrée et religieuse qui gît au cœur d’une pensée critique dogmatique, qui privilégie la communion sacrée au dialogue. 

La question qui se pose désormais est justement celle du dialogue: est-il encore possible de dialoguer avec cette gauche globale radicalement et très majoritairement anti-israélienne, qui confisque les bases historiques du débat et refuse de se mettre d’accord sur des prémisses historiques et non théoriques? Cette confiscation des bases historiques du débat relève-t-elle du déni, ou plus simplement d’une idéologie faussaire? Comment en sortir, et faire en sorte de parvenir à un accord sur un socle de réalités communes qui ne soit pas déterminé par une communion sacrée abstraite, calquée sur des luttes antérieures?

Eva Illouz porte un regard lucide et nécessaire sur le dévoiement d’une certaine gauche globale révélé par le pogrom du 7 octobre 2023. Cet essai nous encourage à rester alerte vis-à-vis de la multiplication de raccourcis réducteurs qui satisfont les dispensateurs d’une morale pervertie par l’idéologie et ses écueils, et à réhabiliter l’histoire et le débat contradictoire dans le domaine des sciences humaines.