
Chaque dimanche, à 16 heures, les membres d’un groupe nommé Israelis for Peace se rassemblent sur la place de Union Square, à Manhattan, pour réclamer la paix au Moyen-Orient. Sans drapeaux, sans slogans haineux ou éradicateurs. “From the river to the sea, we all deserve equality” [de la rivière à la mer, nous méritons tous l’égalité], peut-on lire sur leurs pancartes.
Depuis janvier 2024, ils appellent à un cessez-le-feu permanent à Gaza, à la libération des otages israéliens, à la fin de la colonisation et à une résolution politique du conflit. Ils sont israéliens, américains — ou les deux —, de gauche — radicale ou plus centriste —, Juifs libéraux, laïques, militants anti-occupation, opposants invétérés à la politique de Nétanyahou.
Après les attaques terroristes du 7 octobre, ils ont refusé de choisir un camp. Ce refus d’épouser un seul narratif fait d’eux des cibles de critiques de la part de passants se disant “pro-Israël” ou “pro-Palestine”.
*
10 novembre 2024
Ils sont une petite trentaine au milieu des immeubles ocres, blancs et marrons qui enserrent la place de l’Union Square. Le crachin est passé ; on sent encore l’odeur de la pluie sur le goudron. Les militants ont des visages fatigués – peut-être un signe des nuits blanches, du choc de la victoire de Donald Trump quelques jours plus tôt. L’une porte encore des Pin’s “Kamala Harris” sur son chapeau noir.
Elles sont trois à s’emparer des micros, à lancer les slogans, à organiser les mobilisations, à se parler parfois en hébreu. Elles sont Israéliennes, évoluent dans les mêmes cercles artistiques de Brooklyn, se sont engagées dans des collectifs anti-occupation ou proches de Standing Together, un mouvement basé en Israël qui promeut l’égalité entre les Juifs et les Arabes.
Parmi elles, Tamar Glezerman, cinéaste, coupe à la garçonne sous sa casquette. Dès novembre 2023, avant les manifestations hebdomadaires, elle a organisé les premiers rassemblements. Des cérémonies de recueillement en hommage aux morts du 7 octobre, aux otages et aux civils palestiniens. Comme une Shiv’ah, avec des bougies, des chansons, des poèmes.“On avait besoin d’un endroit pour pleurer et pour demander l’arrêt des massacres”, explique Tamar.
*
La guerre, Tamar Glezerman la connaît dans sa chair. Sa tante, habitante du Kibbutz Bee’ri, est morte suite aux attaques du 7 octobre. Elle s’appelait Hannah Kritzman, elle avait 88 ans. Le traumatisme n’a pas gelé son engagement: “Le meurtre de ma tante m’a rendue encore plus à gauche et pacifiste. Pourquoi cette femme de 88 ans devrait payer le prix de la politique de Nétanyahou et de Ben Gvir? Quand j’étais enfant, durant la seconde intifada, j’ai assisté à un attentat suicide à Tel Aviv. J’ai vu des corps déchiquetés. Dix minutes après, des gens criaient “Morts aux Arabes !” Il y avait encore du sang dans la rue. Ça sentait comme un putain de barbecue, un barbecue humain, et ces gens en voulaient encore plus”.
Elle comprend alors de façon plus nette que le cercle vicieux de la violence et de la revanche n’apporte rien. Elle a 14 ans, veut quitter Israël, sa vie entre les palmiers de Beer-Sheva et les plages de Tel Aviv. Entre la mort de Rabin, la vague d’attentats et l’arrivée au pouvoir de Nétanyahou, Tamar a déjà perdu ses illusions de jeune adolescente. À la maison, ça parle de politique et d’engagement. Ses parents, d’origine polonaise et ukrainienne, se sont rencontrés durant l’une des manifestations qu’ils ont écumé contre la colonisation et l’occupation après la guerre des Six jours. Ils étaient membres de Matzpen, un groupe communiste anti-nationaliste. Adulte, Tamar se situe dans leurs pas, réalise des films sur le conflit, rejoint des collectifs contre l’occupation. En 2010, elle s’installe à New York, veut se délester de la politique, écrire sur l’art, la musique et l’amour.
La création d’Israelis for Peace lui a permis de combler une béance, un sentiment de solitude. “Si l’ensemble de la gauche avait été capable de maintenir un vrai humanisme après le 7 octobre, Israelis for Peace n’aurait pas existé”, confie-t-elle en référence à Jewish Voice for Peace ou The Democratic Socialists of America, qui ont relativisé les attaques et défilé dans les rues dès le 8 octobre. Son cercle hipster, queer, de gauche a explosé. Elle le dit, encore sonnée: “ma vie sociale n’a plus rien à voir avant et après le 7 octobre”. Quand ses amies de Gaza lui écrivent pour lui dire leur inquiétude, leur condoléances, leur haine du Hamas, ses connaissances de Brooklyn repostent sur Instagram des messages louant la résistance des terroristes. Quand elle est en Israël pour enterrer sa tante et le frère d’une de ses amies, une femme avec laquelle elle prenait des verres lui dit: “Sache que je n’ai pas d’empathie pour les Israéliens à cause de ce qui se passe Gaza”.
Tous les jours, Tamar échange avec une de ses amies à Gaza. Elle protège son identité par peur des représailles du Hamas. “Ma vraie conviction, c’est que si chaque Israélien connaissait quelqu’un à Gaza ou en Cisjordanie, et vice versa, nous irions tous mieux. Quand on est capables de ne plus parler en statistiques ou en stratégies, on ne peut plus faire semblant de ne plus voir les yeux de l’autre”.
*
17 novembre 2024
Emmitouflée dans sa veste noire, quelques boucles blanches qui dépassent, on peut reconnaître le visage d’Amy, symbole de ces Américains sans attaches avec Israël qui se reconnaissent pourtant dans ce mouvement. Cette assistante administrative de 65 ans chante et scande les slogans avec eux. Elle n’est ni israélienne ni religieuse. Mais elle vient d’une famille juive, socialiste et libérale. Le 7 octobre l’a ramenée à son identité.
“Mes amis de gauche avec qui j’ai discuté m’ont dit qu’on pouvait le justifier, qu’il y avait un contexte… Je me suis sentie partir à la dérive. Plus jamais je ne pourrai manifester avec ces gens, et je ne vais certainement pas marcher avec les soutiens du gouvernement israélien. Je me suis sentie isolée politiquement et émotionnellement”. Elle découvre alors Standing Together et Israelis for Peace, se rend à un rassemblement. “J’ai l’impression de pouvoir enfin respirer, que ces gens arrivent à prendre en compte toutes les peines”.
*

1er décembre 2024
“Tu connais Joann Sfar, le chat du rabbin, et Delphine Horvilleur?”, me demande Jordan, visage rond, presque enfantin et rougi par le froid, dans un français presque parfait. Il semble inquiet, il veut savoir s’il sont restés humanistes, s’ils parlent des Palestiniens après le 7 octobre. Je le rassure.
À 33 ans, Jordan étudie la théologie et souhaite devenir rabbin. La religion et “sa philosophie humaniste”, précise-t-il, a toujours rythmé sa vie, de sa famille juive de Chicago jusqu’aux études de théologie, en passant par l’association communautaire qu’il présidait dans son université du Wisconsin. Il rencontre des Israéliens de la diaspora, engagés à gauche. En juin 2023 et juin 2024, il part étudier à l’Hebrew Union College de Jérusalem. C’est sa première fois en Israël.
Le 7 octobre, Jordan rentre d’une fête à trois heures du matin. Vers 9 heures, sa colocataire le réveille pour le prévenir des attaques en cours. “Je me suis senti coupable, et je ressens encore ça car la première chose à laquelle j’ai pensé c’était: Israël va riposter de façon disproportionnée et va transformer Gaza en terrain de parking. Je l’ai dit à mes amis juifs, c’était compliqué pour eux d’entendre ça. Et dans le même temps, j’étais terrifié d’entendre des gens aux États-Unis nous traiter de ‘sionistes nazis’. J’ai l’impression que, souvent, ceux qui disent les pires horreurs extrémistes sont des gens qui ne vivent pas là-bas, qui ne sont ni Palestiniens ou Juifs”.
*
Lorsque le cessez-le-feu est entré en vigueur le dimanche 19 janvier 2025, les membres d’Israelis for Peace ont décidé de continuer les rassemblements pour maintenir la pression, appeler à la libération de tous les otages et s’assurer d’un arrêt définitif de la guerre.
Ils se projettent aussi dans l’avenir du mouvement. “On va continuer, confie Tamar. On a créé une belle communauté presque par accident. Nous avons organisé des manifestations, des projections de films, des panels de discussions, nos réseaux sociaux…” Avec ce collectif, elle souhaite rassembler plus largement des pacifistes israéliens et palestiniens. “On peut quand même se mettre d’accord pour dire que tous les êtres humains méritent l’égalité ou la dignité, plutôt que de lancer ‘Mais Fanon a dit que la résistance est légitime’, ou ‘Je ne veux pas d’un deal, je veux qu’on gagne’”, explique-t-elle. “On n’est pas dans Game of Thrones. Je veux que tout le monde prenne conscience que ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie est immoral. Je veux qu’ils soutiennent la gauche palestinienne et israélienne. Je veux qu’ils écoutent les voix de paix qui se battent pour un meilleur futur.”
*
23 février 2025
“Ce cessez-le-feu est en grand danger”, lance Tamar, rappelant que les négociations pour appliquer la seconde phase de l’accord patinent.
Il y a davantage de monde qu’en début d’année: des jeunes, des vieux, des visages familiers et des nouveaux venus. En plus des pancartes habituelles, il y a des cœurs oranges – la couleur des cheveux des bébés Bibas assassinés – et des cœurs rouges brisés.
C’était quelques semaines avant la reprise de la guerre. Ce jour-là, il régnait un sentiment d’incertitude, l’angoisse grossissait quant à l’avenir de Gaza et d’Israël. Comme un retour à la case départ après l’espoir de l’accord.
Ils le savent ; ils passeront encore d’autres dimanches après-midi à la place de l’Union Square.