Delphine Auffret Vos derniers livres ont une marque de fabrique, une construction particulière. Sociologie et récit personnel se superposent. Comment est-ce que vous travaillez ?
Ivan Jablonka Je suis heureux qu’on ait du mal à définir mes livres parce que je pense que les sciences sociales d’un côté, la littérature de l’autre étouffent sous les étiquettes, les catégories, les écoles et les académismes. Pour échapper à cet étouffement, j’ai essayé de travailler à la frontière de plusieurs genres. Donc ce livre est une biographie sous forme de sociohistoire. C’est aussi une autobiographie collective puisque je parle de nos années Goldman. C’est cette lettre d’amour que je n’ai jamais envoyée. Et enfin, c’est un travail littéraire qui tente de renouveler les formes des sciences humaines. Ça, c’est mon ambition et, bien sûr, seuls les lecteurs peuvent dire si j’ai réussi ou pas.
DA Fallait-il une forme nouvelle pour un sujet que beaucoup d’entre nous ont en partage ?
IJ Pour le dire autrement, j’essaye d’inventer à la fois des objets nouveaux et des formes nouvelles pour en parler. Je ne suis pas le premier à écrire sur Jean-Jacques Goldman mais en en tant qu’historien, je suis un des tout premiers à parler de la pop culture. J’avais écrit il y a quelques années un livre sur mon camping-car qui est assez proche du livre sur Goldman parce qu’après tout Goldman, le camping-car, ce sont des objets cultes, symboles de la pop culture précisément. Ensuite, je dirais que je viens à mes sujets avec des questions. Je pose des questions aux objets et aux formes qui sont les miens. En l’occurrence, je me suis demandé comment cet artiste exceptionnel qu’est Jean-Jacques Goldman était devenu non seulement une hyperstar, mais encore une institution, un monument : un patrimoine collectif. Et j’ai essayé de m’interroger sur la place tout à fait singulière que Goldman occupe dans un demi-siècle d’histoire culturelle et politique française. À côté de cela, en même temps que cela, il n’est pas difficile de deviner que je brosse aussi un portrait en creux de moi-même à travers cet ouvrage.
DA Vous êtes historien et sociologue et, en tant que tel, souhaitez-vous et parvenez-vous à préserver une distance avec votre sujet ? Où est le curseur ?
IJ Tout l’art, et j’utilise le mot art dans sa dimension littéraire, c’est de trouver la juste place entre la distance et l’empathie dans tous mes livres. Tous mes livres depuis, disons, 10 ans, nourrissent un lien avec l’individu que je suis, homme, petit-fils de, fils d’orphelin, juif, père de famille… Donc le fait qu’il y ait un lien et que je ne cherche pas à le cacher m’oblige à réfléchir à la distance nécessaire que je dois garder vis-à-vis de mon objet. Je dis que j’aime Goldman et même, à certains égards, que je me reconnais en lui. Et, dans le même temps, les sciences sociales me permettent d’avoir une distance vis-à-vis de lui, tout simplement parce qu’il appartient à des collectifs dans lesquels il se fond. Cette attitude est très proche de Goldman, d’ailleurs.
DA Faites-vous un lien entre votre sujet et votre outil de travail ?
IJ Le Goldmanisme est très proche des sciences sociales parce que Jean-Jacques Goldman, par ailleurs, a une grande culture de sciences sociales qui remonte à ses études et même, à mon avis, à sa famille. Il est bien placé pour savoir qu’on est le fils d’une famille, d’un milieu social, d’une génération, d’une socialisation, d’un engagement politique. Ce sont des collectifs qui viennent en quelque sorte façonner, mouler les individus que nous sommes et qu’est, dans le cas qui nous occupe, Jean-Jacques Goldman. Dès lors qu’on arrache la star à son piédestal et qu’on la replace dans tous les collectifs dont elle fait partie, comme un être normal, comme vous, comme moi, on acquiert de la distance et on n’est plus du tout dans un rapport de fan à star. Par là même, je n’exerce rien d’autre que mon métier qui est de faire de l’histoire et des sciences sociales.
DA Goldman s’est toujours décrit comme un outsider quand, paradoxalement, il a fédéré et continue à fédérer autour de lui, alors même qu’il a voulu sortir du jeu médiatique. Comment l’expliquez-vous ?
IJ Il y a deux explications à cela. La première, c’est que Goldman a composé la bande-son d’une époque ; en gros de 1981 à la fin des années quatre-vingt-dix. Donc, pendant un petit peu moins de 20 ans, il compose les musiques du temps de l’époque, des boums, les tubes que les filles écoutaient dans leur chambre ou sur leur Walkman. Certains albums cristallisent tout l’esprit de leur époque comme Entre gris clair et gris foncé en 1987. Ses chansons étaient, comme il le dit lui-même, matraquées sur la bande FM et à la télévision : il était difficile d’échapper à Goldman dans ces années-là. La seconde explication est que ses chansons sont des accompagnatrices de vie. Il y a des chansons pour les deux sexes, pour toutes les étapes de la vie, pour tous les milieux sociaux, pour toutes les phases psychologiques qu’on peut traverser – amour, deuil, rupture, éloignement, etc. Dans l’ordre d’une vie humaine, on peut écouter Goldman à tout âge et dans toutes les configurations. Donc vous avez d’un côté la bande-son d’une époque. De l’autre, la playlist d’une vie. Et ça explique que Goldman puisse accompagner ses fans tout au long de leur existence, On voit même actuellement des phénomènes ou des parents initient leurs enfants.
L’algorithme d’Amazon m’a proposé un livre qui s’appelle Mon premier Goldman. J’avais eu des livres de ce type pour mes filles, du style Mon premier Mozart ! Donc, on appuie sur une pastille, on entend les premières notes de la mélodie de Quand la musique est bonne. Cela m’a fait comprendre qu’il y avait tout un marché de la transmission goldmanienne, dont les parents de ma génération sont évidemment clients. Il y a une transmission d’une génération vers une autre non seulement des chansons de Goldman mais aussi de ce que j’appelle plus largement le « Goldmanisme ». Goldman qui, lui, a toujours dit qu’il serait rapidement démodé ; Goldman qui prophétisait sa disparition et son oubli ; Goldman s’est largement trompé puisque, 40 ans après son premier grand tube en français, il n’a jamais été aussi présent.
DA Puisqu’on parle de transmission, parlons aussi de judéité. Est-ce que, pour votre génération, les chansons de Goldman n’ont pas un peu joué le rôle qui a pu endosser le livre d’Alain Finkielkraut Le juif imaginaire pour des personnes qui ont 20 ans de plus ?
IJ Oui et non. Oui, parce que, comme Delphine Horvilleur a été une des premières à le montrer, le judaïsme et la judéité sont très présents dans l’œuvre goldmanienne. Certes, on n’avait pas eu besoin de Delphine Horvilleur pour savoir que Comme toi parle de la Shoah, de la guerre. En revanche, dans Tenou’a justement, elle a signé un article intitulé « Y’a que les routes qui sont belles », qui est un article qui a compté pour moi. Il montre à quel point le judaïsme et la judéité sont présents dans l’œuvre de Goldman, elle fait une démonstration très convaincante autour de la figure d’Abraham et c’est venu confirmer ce que je sentais. Delphine Horvilleur m’a permis de mettre des mots sur des idées en montrant de manière très convaincante qu’il y a une espèce de relecture des grands thèmes juifs autour de l’exil, l’arrachement, le manque, l’absence. Enfin, les thèmes juifs ont infusé dans son art.
Cependant, je ne crois pas que cela ait infusé aussi directement que Le juif imaginaire, parce qu’à aucun moment les thèmes juifs ne sont explicites chez Goldman. Il a eu le génie d’instiller ces thèmes juifs dans ses chansons, mais je ne crois pas qu’une seule fois le mot « juif » soit prononcé dans les 300 chansons qu’il a écrites. Alors on peut les lire de manière subtile et, par exemple, dans Bonne idée, il va citer son père et sa mère avec leur prénom d’origine juive, mais pour le reste… Il réussit ce tour de force qui consiste à faire une des plus belles chansons que je connais sur la Shoah, sans prononcer le mot juif, guerre, Shoah, nazisme. Cela tient du tour de force qui aurait même impressionné Georges Perec. Il fallait vraiment lire entre les lignes.
DA Vous analysez clairement le contexte autour de Comme toi mais est-ce que vous ne minorez pas une judéité chez Goldman qui n’est jamais brandie mais jamais niée (il garde son nom quand on lui suggère d’en changer) ?
IJ Ce qui est rigolo, c’est qu’on m’a reproché le contraire. Certains m’ont dit: « C’est vraiment une déformation de ta part : tu vois du juif partout ». Comme quoi, chacun voit dans Goldman ce qu’il veut bien y voir.
J’ai mis longtemps à dénicher les thèmes juifs et para-juifs du Goldmanisme. Ça vous fait sourire ? Peut-être que j’étais un peu naïf ou inculte, mais j’ai d’abord commencé à écouter Goldman, je dirais, comme tout le monde, c’est-à-dire sans vraiment comprendre qu’il y avait de profondes références à l’exégèse, à la tradition, à l’histoire juive, etc. C’est bien plus tard que j’ai compris que Goldman répondait aux questions que je me posais confusément quand j’étais adolescent. La vérité, c’est que je n’écoutais pas Goldman quand j’étais ado, contrairement à vous. Moi, je n’ai pas écouté Goldman avant l’âge de 25 ans. J’ai un point de repère très net : le premier disque de Goldman que j’ai acheté, c’est la compilation Singulier, qui est sortie en 1996. Et même, je l’ai achetée quelques années après sa sortie : j’avais autour de 25 ans et je pense que j’en avais fini avec Renaud, Gainsbourg et les chanteurs que, pour le coup, j’écoutais assidûment quand j’étais ado et jeune adulte. À 25 ans, je commençais à m’interroger sur des thèmes qui allaient devenir les miens et ce n’est pas un hasard si je me suis révélé tout à coup fan de Goldman. Goldman, par sa personne, par ses chansons, par son attitude, par son art, répondait à des questions que je me posais jusque-là confusément.
Au-delà de Comme toi, je pense que le rapport de Jean-Jacques Goldman au judaïsme est celui d’un marrane. Il est dans un cryptojudaïsme, ce qui est la définition du marranisme D’ailleurs, il n’est pas le premier des marranes dans la chanson. Il y en a eu beaucoup avant lui, Jean Ferrat, Barbara, Gainsbourg, Catherine Ringer, et cætera. Et Goldman est comme un marrane non pas parce qu’il risque d’être persécuté mais parce que les exigences de l’intégration et du modèle franco-juif l’empêchent d’admettre et d’afficher pleinement sa judéité. Je trouve que c’est particulièrement émouvant de voir que la judéité de Goldman a perduré alors même qu’il apparaissait dans les années quatre-vingt comme le chanteur le plus mainstream qui ait existé en France. Et pourtant, il avait ce génie de faire passer sa judéité à travers ce message on ne peut plus conforme.
Goldman est quelqu’un qui a énormément de finesse et d’autodérision jusque dans le judaïsme. Par exemple, dans un de ses plus grands tubes Je te donne, il décrit sa famille comme famille où l’on « parle un peu fort ». Il ne pouvait pas mieux décrire un déjeuner dans une famille juive ashkénaze, où c’est à la fois très chaleureux, où tout le monde s’aime mais où tout le monde s’engueule, se coupe la parole. Goldman est quelqu’un qui se moque de lui-même en tant qu’homme, en tant qu’intello, en tant que Juif. Ça fait partie du Goldmanisme que d’avoir du recul sur lui-même. Cette ironie se niche donc jusque dans sa judéité. Il a un rapport tout à fait détendu et humoristique à son histoire, à son parcours, à son avant.
DA Renaud, Gainsbourg, représentaient d’autres modèles masculins. Est-ce que c’était difficile pour un adolescent de 15 ans d’écouter Goldman ?
IJ C’était d’autres modèles masculins, d’autres modèles politiques aussi. Renaud, que j’ai, pour le coup, énormément écouté et dont je connais encore beaucoup de chansons par cœur, était beaucoup plus dans une masculinité traditionnelle avec son blouson de cuir, sa puissance sexuelle (parfois suggérée, parfois tournée en dérision) et un rapport tout à fait explicite à la séduction. Renaud était aussi dans une révolte politique dont il ne faisait pas mystère. Je trouve qu’il correspondait parfaitement au garçon de 15 ans que j’étais dans les différents domaines que je viens d’évoquer. Goldman, c’est le contraire. Goldman n’est jamais dans un rapport de séduction, il est doux, comme le dit le titre d’une de ses chansons. Goldman est un social-démocrate et non pas un soixante-huitard. Ça ne convenait pas à l’adolescent de la bourgeoisie à diplôme dont je faisais partie. C’est pour cette raison que, sociologiquement, c’est une évidence que je n’ai pas écouté Goldman. En tout cas, je l’ai écouté avec 10 ou 15 ans de retard par rapport à celles que j’appelle « les fans de 15 ans » qui, elles, ont découvert Goldman à l’époque de Entre gris clair et gris foncé. La preuve en est que je n’ai jamais vu Goldman sur scène.
J’ai écouté Renaud et Gainsbourg et sans doute que ça renvoyait aussi à une forme de snobisme culturel. J’essaye de montrer dans le livre que le public de Goldman était massivement composé de filles, d’adolescentes, plutôt des classes populaires et moyennes, ce qui était le contraire de ce que j’étais sociologiquement.
DA La France de l’apogée de Goldman est très loin de la nôtre avec ses fractures. Quand nous transmettons des chansons de Goldman à nos enfants, ne transmettons-nous pas un monde où on pouvait chanter Je te donne ? Est-ce qu’un nouveau Goldman pourrait émerger dans la France d’aujourd’hui ?
IJ Vous connaissez peut-être, dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski, le passage du grand inquisiteur lorsque Jésus qui revient sur terre. Il a un dialogue avec le grand inquisiteur de l’Église catholique. Celui-ci lui explique que Jésus n’a plus sa place, voire qu’il est néfaste dans la société chrétienne qu’il a contribué à fonder. Je pense que si Goldman revenait aujourd’hui, on le mettrait à mort.
Goldman a lui-même choisi de se retirer en raison d’une certaine fatigue de la notoriété, pour des raisons personnelles que tout le monde connaît. Mais aussi parce que le Goldmanisme a disparu. Je le dis avec tristesse parce que je m’identifie au Goldmanisme. Le Goldmanisme, c’est une nébuleuse de pensée associant un pragmatisme de gauche, l’universel minoritaire, la fraternité, le respect des différences et de l’idée que les différences ne sont pas facteurs de haine mais au contraire facteur d’enrichissement, une conception tolérante et ouverte de la gauche le refus de s’identifier à une communauté et surtout à une communauté enkystée dans sa souffrance, voilà ce que j’appelle globalement le Goldmanisme. Et ça, il suffit d’ouvrir sa fenêtre et de lire n’importe quel poste sur Twitter [désormais X] pour voir à quel point ce monde n’existe plus – et moi j’en suis orphelin. Je ne suis pas le seul à être orphelin du Goldmanisme. Je veux dire par là que la social-démocratie est à l’article de la mort. Les différentes communautés radicalisées, on sait ce qu’il en est, se prétendent toutes plus victimes les unes que les autres. On passe d’une microcommunauté à l’autre : les différences sont facteurs d’éloignement et non pas d’enrichissement. Bref, le Goldmanisme a disparu, cela me désole. Nous avons basculé dans un autre monde et c’est pour ça que la gauche sociale-démocrate, dans laquelle je me reconnais, a tellement de mal à exister.