Défendre les Juifs partout où ils sont attaqués, instruire la jeunesse juive et informer sur l’état du monde et de la culture juive, éduquer les garçons et les filles pour que tous deviennent des citoyens autonomes et actifs dans leurs sociétés, insérer le judaïsme dans la modernité : tels sont les grands projets lancés par les fondateurs de l’Alliance dans les années 1860.
Le rôle politique de l’Alliance l’entraîne à intervenir auprès des gouvernements et dans les conférences internationales pour lutter contre les persécutions et les lois iniques dont étaient victimes les Juifs d’Europe et d’Orient. Très vite, dès 1862, la solution au problème de la pauvreté endémique et de l’isolement des Juifs de l’Empire Ottoman apparaît : il faut construire des écoles, donner une éducation à ces milliers de jeunes gens et de jeunes filles pour les faire entrer dans la modernité et les Lumières apportés par l’Occident et la culture française. Catholiques, protestants, tous ont leurs missionnaires, leurs livres, leurs ressources inépuisables pour propager leurs idées. Le judaïsme doit se mobiliser pour faire de même.
Pour réaliser ce but, l’Alliance se dote d’un outil puissant : l’École normale israélite orientale accueille à partir de 1867 les premiers enseignants en formation, qui deviendront les hussards noirs de l’école juive, envoyés, à l’apogée du réseau en 1914, dans 184 écoles réparties dans quinze pays. Pour accomplir la mission civilisatrice de l’Alliance de manière unifiée dans des pays aussi différents que le Maroc, la Lybie, l’Irak ou la Perse, l’idée est de sélectionner les meilleurs élèves, garçons et filles, dans toutes les écoles, pour les former au métier d’enseignant à Paris. Là, ils et elles découvrent un métier, mais aussi une civilisation, une culture, bien différentes de celles de leurs lieux de naissance. Armés d’un solide bagage éducatif, ces maîtres et maîtresses vont alors pouvoir diffuser le modèle de l’Alliance, bouleverser les familles et les activités traditionnelles, fournir la clé qui offre de nouvelles opportunités économiques. Les filles sont particulièrement ciblées : par elles, par leur évolution vers la modernité occidentale, l’Alliance entend modifier en profondeur l’organisation sociale et familiale du judaïsme d’Orient.
« J’aime mon école symbole du travail qui est la vie de l’homme. J’aime mes professeurs qui personnifient le devoir et l’abnégation, j’aime mes compagnes qui sont l’image de la société, c’est avec elles que j’apprends les difficultés que je rencontrerai dans l’existence, mon caractère se forme dans mes relations avec elles. »
Comment mieux résumer l’influence profonde de l’école sur une jeune fille, que par ces mots de Messody Lévy, élève à Tétouan, exprimés dans sa copie de concours d’entrée à l’ENIO en 1912 ? Elle va passer sa vie entière au service de ses élèves et des idéaux de l’Alliance.
« La “madama”, c’est ainsi qu’on me désigne, a complètement transformé nos petites gamines : au lieu de traîner les rues, elles emploient leur temps à lire la Torah, à écrire, à tricoter des bas, à faire de jolies dentelles. »
Ainsi se réjouit une enseignante de Mossoul en Irak en 1914, soulignant les modifications du comportement des élèves bénéficiant de l’école de l’Alliance.
Pour permettre ces réussites dans des conditions souvent éprouvantes, l’Alliance fournit un « mode d’emploi » sous la forme d’instructions écrites données aux professeurs en 1903. Toute l’action de l’enseignant y est encadrée, depuis le programme scolaire jusqu’aux attitudes individuelles attendues de ces ambassadeurs de l’Alliance. L’institution entend bien poursuivre une éducation juive et surveille le comportement intime de son personnel. Il est essentiel qu’un professeur pratique scrupuleusement les devoirs religieux et se rende compte de la gravité de la faute qu’il commet en y manquant de quelque façon que ce soit.
La modernité qui guide l’entreprise de l’Alliance s’exprime notamment par les innovations pédagogiques constantes mises en œuvre dans toutes les écoles. Il est souligné en particulier qu’il est défendu rigoureusement de frapper les élèves ou de leur infliger quelque autre traitement corporel, ou même de les effrayer par la menace d’une punition imaginaire. La mise à genoux ou dans le coin, ou à la porte, et les emblèmes qui jettent le ridicule sur l’élève, sont des mesures puériles, qui manquent le plus souvent leur effet. Les maîtres de l’Alliance introduisent l’usage de la radio ou du cinéma dans la classe, enseignant les langues en faisant participer activement les élèves. Ils portent également une attention particulière au corps de leurs élèves. L’aération et la propreté des locaux scolaires contrastent face à l’insalubrité des lieux d’habitation des enfants. L’hygiène et la gymnastique préviennent des maladies et des épidémies.
Qui mieux que Jacques Bigart, secrétaire général de l’Alliance pendant plus de quarante ans, peut résumer les objectifs de l’action de l’AIU : elle vise à donner à la jeunesse israélite et, par suite, à la population juive tout entière, une éducation morale plus encore qu’une instruction technique, à former, plutôt encore que demi-savants, des hommes tolérants, bons, attachés à leurs devoirs de citoyens et d’Israélites, dévoués au bien public et à leurs frères, sachant concilier enfin les exigences de la vie moderne avec le respect des traditions anciennes.
Évidemment, à la fin du XXe siècle, la situation des Juifs est bien différente de celle qui prévalait aux origines de l’AIU. Dans son discours inaugural de 1985, le président Ady Steg précise : « Aujourd’hui, le problème de l’émancipation des communautés juives dans le monde ne se pose pratiquement plus. La seule émancipation qu’il nous faille obtenir, c’est l’émancipation de l’ignorance du judaïsme. En un mot, si l’émancipation telle qu’elle était conçue conduit à la déjudaïsation, alors il faut nous émanciper de cette émancipation. » Ce qui l’amène à développer, à côté des écoles, un enseignement pour adultes et à affirmer le rôle de la bibliothèque de l’Alliance dans la diffusion de la culture juive.
L’histoire éducative de l’Alliance se poursuit aujourd’hui, avec ses nouveaux défis sociaux et technologiques. Mais elle est plus que jamais orientée vers l’accomplissement de ses élèves et le renforcement de leur identité juive.
Pour en savoir plus :
– Georges Bensoussan, L’Alliance israélite universelle (1860-2020) : Juifs d’Orient, Lumières d’Occident, Albin Michel, 2020
– Histoire de l’Alliance israélite universelle de 1860 à nos jours, sous la direction d’André Kaspi, Armand Colin, 2010