Que reste-t-il quand tout est perdu ?
Il reste ces mots placardés dans le ghetto de Varsovie par l’Organisation Juive de Combat il y a quatre-vingts ans jour pour jour: “Nous menons la lutte pour votre liberté et pour la nôtre, pour votre honneur et pour le nôtre!“
Les mots du désespoir et de l’honneur.
Ce sont les mots du combat désespéré qui s’est élevé le 19 avril 1943 par les membres de cette OJC, alors qu’ils étaient cernés par la plus puissante armée du monde, reclus du reste de la terre derrière les murs d’enceinte, décimés par les convois de l’Unschlagplatz, rongés par le typhus, et affamés. Au lieu d’une réddition au bout de deux jours, ils ont tenu jusqu’au 16 mai.
Ces combattants n’étaient pas des combattants. Tout juste des militants des organisations de jeunesse sionistes et bundistes, l’Hashomer Hatzair, le Betar dont la plupart, Marek Edelman, Mordehai Anilevicz, n’avaient pas 25 ans. Ils n’etaient même pas armés. Un pistolet ou un fusil contre les tanks de la Wehrmacht, les lance-flammes de la SS et les bombardements de la Lufthwaffe. Deux-cent-vingt pour sauver ce qui pouvait l’être, des quarante ou cinquante mille êtres sur les quatre-cent-mille regroupés là trois ans plus tôt.
L’insurrection du ghetto n’était pas destinée à vaincre. Mais à être. Sa victoire c’est d’avoir été. Son existence en soi, concrètement, militairement mais aussi spirituellement, a contrecarré le plan d’extermination qui devait être total et sans trace.
Ce n’était pas se battre ou mourir mais se battre avant de mourir.
Le ghetto a ses martyrs et ses héros. Parmi eux l’un est moins connu que les autres : Emmanuel Ringelblum. Un génie juif possédé par le génie du judaisme. Et un héros qui a choisi en 1939 de retourner depuis Genève à Varsovie, et en 1943, de revenir dans le ghetto dont il s’était échappé.
Ringelblum est d’une grande érudition. Puisqu’il sait, il sent. Et puisqu’il sent, il sait qu’il doit écrire: sans matériel, sans moyen, il se fait l’historien du vif, le chroniqueur des morts et l’archiviste des méandres du néant. Écrire avant de périr. Et surtout préserver ses écrits pour ne pas qu’ils périssent.
Alors il forme un cercle d’historiens de circonstances dont aucun n’est historien, le Oyleg Shabos [l’Allégresse du shabbat], pour décrire, consigner, et conserver tout ce qui peut l’être du ghetto: journaux, coupons d’alimentation, billets. Il se doute, du fond des ténèbres, qu’il y a aura un après. Pour ce lendemain hypothétique, il cache son précieux butin dans des boites métalliques et des bidons de lait enfouis qui seront découverts après guerre.
Est-ce le hasard qui a voulu que l’insurrection se déclenchât à la veille de Pessah?
Je n’ en sais rien. Mais je sais que Pessah est une réflexion brûlante sur la liberté que l’action de Ringelblum rend plus vive encore. Une des plus belles inrerprétations de la Haggada serait que sommes libres puisque nous sommes capables de dire que nous avons été esclaves. Finalement, le héros est le récit lui-même ou plutôt celui qui récite. L’action décisive ce ne serait pas tant la traversée de la Mer Rouge grâce aux miracles que sa récitation aux fins de transmission de génération en génération. Celui qui sait qu’il a été esclave et qui peut en témoigner n’est plus asservi. Celui qui connait son histoire et qui peut la raconter est libre.
Je vous rassure, je ne fais pas un cours sur Pessah. Je vous parle bien de Ringelblum et du Ghetto. Et de notre liberté retrouvée par l’évocation glorieuse et tragique du ghetto de Varsovie.
Alors je reprends ma question: que reste-t-il quand tout est perdu?
Grâce à Ringelblum et à ses camarades, il reste des dates et des noms. Les noms et les traces des martyrs et des héros du ghetto de Varsovie dont Henri Klugman, mon propre grand-père, survivant. Quand il reste des mots rien n’est perdu: l’humanité a surpassé la barbarie. Le nazisme a disparu. L’éternité du judaïsme demeure.
Cette chronique a été lue par son auteur sur les ondes de RCJ dans l’émission “RCJ Midi” du 19 avril 2023.
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