Chaque matin, une partie du monde juif prononce, à son réveil, une bénédiction controversée :
Les hommes disent :
“Béni sois-Tu de ne pas m’avoir fait femme”.
Les femmes disent :
“Béni sois-Tu de m’avoir faite selon Ta volonté”.
Tenou’a a voulu prendre ces bénédictions comme point de départ l’une réflexion sur l’égalité entre hommes et femmes dans le judaïsme et a demandé à plusieurs personnalités du monde rabbinique, littéraire ou universitaire de livrer leur lecture, leur interprétation de ces deux bénédictions.
par Gabriel Abensour, cofondateur du Beit Hamidrash indépendant Ta-Shma
Baroukh shé-assani Israel – « Bénis sois-Tu de m’avoir fait israélite ». Telle est la formulation qui remplace désormais les trois bénédictions négatives de mes prières du matin. « Qui ne m’a pas fait esclave, femme, non-juif » ; autrement dit : « qui m’a fait juif ».
Cette formulation, tirée du livre de prière des juifs de Rome mais aussi de manuscrits plus anciens du Talmud et de la liturgie, est la seule que je puisse prononcer la conscience tranquille. Conscience de ne pas définir mon identité par la négation de l’autre mais d’une façon positive, conscience de ne pas briser les chaînes de la tradition avec une formulation nouvelle, conscience de ne pas tomber dans le discours apologétique qui refuserait d’assumer les failles de notre tradition deux fois millénaires.
Malgré les interprétations audacieuses des commentateurs modernes, il ne m’est pas possible de séparer les formulations traditionnelles de leur sens originel. Par exemple, la bénédiction « qui m’a faite selon Ta volonté » sonne étonnamment bien à nos oreilles modernes mais les commentateurs traditionnels y voient tout autre chose. Pour le célèbre auteur du Tour (XIIIe siècle), par exemple, elle n’est « qu’une acceptation de son triste sort ». Ce n’est qu’au XIXe siècle que, sous l’influence de l’humanisme, les rabbins commencèrent à réinterpréter d’une façon apologétique, mais en totale rupture avec la tradition, ces bénédictions traditionnelles. N’est-il pas plus simple d’adopter la formulation « qui m’a fait israélite » qui inclut avec simplicité, reconnaissance et dignité, les trois autres bénédictions ?
par Hervé élie Bokobza, talmudiste
Quelle idée saugrenue d’avoir introduit dans le rituel des bénédictions du matin celles de « qui ne m’a pas fait non-juif, esclave, et femme » ? Certes, les décisionnaires précisent qu’il s’agit de remercier Dieu pour le surplus de mitsvot. Ainsi, la bénédiction « qui ne m’a pas fait femme », par exemple, indique que la femme, dispensée, sauf exceptions, des lois positives qui dépendent du temps, a moins de mitsvot à accomplir que l’homme.
La formulation reste difficile à comprendre, d’autant que les kabbalistes voient dans celle « qui ne m’a pas fait non-juif » le fait de remercier Dieu « de ne pas avoir, dans la nuit, rattaché à l’âme du juif, celle d’un non-juif ». Comme si l’âme d’Israël était d’une telle supériorité qu’il conviendrait de remercier Dieu de l’avoir préservée. On rapporte également que certaines femmes récitent « qui ne m’a pas fait animal » (la mère du Teroumat Hadeshen (1390-1460)), ce qui laisse largement de quoi voir dans cette bénédiction l’affirmation d’une supériorité de l’homme par rapport à la femme !
Je dis souvent qu’on est ce que l’on est et pas ce que l’on naît. La qualité d’un être humain, homme ou femme, se définit par ses actes et non par sa nature ; de quoi dépasser le strict cadre de ce genre de bénédictions.
par le rabbin Haim Nisenbaum, Bet Loubavitch, Paris
L’ensemble de la Création est construit sur un équilibre parfait. Et celui-ci est réel, selon les enseignements kabbalistiques, depuis le plus haut des degrés spirituels jusqu’à notre monde matériel. La relation entre l’homme et la femme nous en donne un exemple. Elle doit se comprendre comme l’union entre un principe masculin et un principe féminin qui sont les éléments fondateurs de la Création, qui la soustendent à chacun de ses niveaux. Ce n’est évidemment pas un hasard si le roi Salomon, dans le Cantiques des cantiques, choisit l’allégorie du « bien-aimé » et de la « bien-aimée » pour désigner D’ieu et Israël. Ainsi apparaît la notion de complémentarité entre les deux facteurs du processus divin.
Cette idée trouve son illustration dans les deux bénédictions parallèles « Shélo Assani Isha – Qui ne m’a pas fait femme » et « Shéassani Kiretsono – Qui m’a faite selon Sa volonté ». Le Talmud, décrivant la fonction sociale de l’homme et de la femme, montre l’homme apportant l’indispensable produit de la récolte et la femme en faisant la nécessaire farine qui nourrira finalement la maisonnée. La maison est ici également une figure de l’édifice spirituel qu’il nous revient de construire. Pour cela, deux actions sont nécessaires, et si l’une venait à manquer, c’est toute l’entreprise qui serait mise en cause. Les deux bénédictions proclament cette réalité : chacun des acteurs sait qu’il assume un rôle établi par l’Éternel et dont, par conséquent, la nécessité est liée à l’éternité.
par Clémence Boulouque, écrivain et universitaire
Les bénédictions de l’aube, celles sur lesquelles chaque journée se lève et l’obscurité se dissipe, sont une façon de rendre grâce à ces milliers de renaissances, à ces jours qui s’assemblent en une vie. Au fil des bénédictions, l’énumération de ce qui nous entoure et nous constitue semble imiter le bref tâtonnement du matin – dans les dédales de restes de rêves, et les pensées mal dissipées de la nuit, où semble avoir fui la conscience du lieu où nous sommes et de qui nous sommes. Et la liturgie a apposé son sceau sur le vertige primordial du dormeur qui reprend ses esprits – avec quelques traits propres à heurter les sensibilités modernes. La multitude d’arguments invoqués pour expliquer la différence entre « Béni sois-Tu qui ne m’as pas fait femme » réservé aux hommes et la version féminine « qui m’a faite selon Ta volonté » introduite dans la période gaonique (600-1040 de notre ère), souligne les efforts renouvelés pour une lecture des textes qui ne fracasserait pas le monde dans des hiérarchies troubles. Mais la bénédiction au féminin fait surgir la Théodicée de Leibniz. Dans sa lecture de la justice divine, le philosophe soutient la nécessité de la Création dans laquelle Dieu a voulu et pu donner naissance au moins imparfait de tous les mondes imparfaits. Si nous sommes selon Sa volonté, il nous revient d’être un fragment de ce monde – la version la moins imparfaite de notre imperfection. Et chaque jour est un rappel de cette imperfection – et du jour qui nous revient pour en faire une bénédiction.
par le rabbin Marc-Alain Ouaknin
« Je me laissais séduire par le féminin des mots. Ma rêverie suivait les inflexions de la douceur. Le féminin dans un mot accentue le bonheur de parler. Mais il y faut quelque amour des sonorités lentes. »
Gaston Bachelard
Chaque jour, la prière du matin est une redécouverte de la vie, un bain de mots pour entrer, frais et dispos, dans le tourbillon de la journée, pour organiser et orienter ses pensées, pour s’offrir un ancrage à partir duquel toute aventure reste rassurante malgré les imprévus toujours nécessaires et bienvenus dans une vie où l’histoire reste toujours à inventer.
D’où l’importance et l’urgence sans doute aussi de réfléchir aux bénédictions qui inaugurent la prière juive du matin. Ces bénédictions du matin ou birkot hashahar ne sont pas tout à fait les mêmes dans les différentes traditions séfarades, ashkénazes et sfard [rite des Hassidim]. Mais si l’ordre et certains mots changent parfois, l’esprit reste le même.
Le côté choquant, discriminant, méprisant ou du moins condescendant de certaines de ces bénédictions a poussé certains chercheurs et rabbins à proposer des alternatives à ces bénédictions. Deux pages ne me permettent d’énoncer la version qui me semble la plus idoine. J’aimerais seulement souligner ce qu’il me semble important de garder, quelle contrainte pourrait orienter ces nouvelles formulations. Je crois que ces bénédictions nous sensibilisent à la perception des différences : différence de nature (homme- femme), différence de culture (Juif – autre peuple), différence de situation (libre/esclave). Différences fondamentales dans la construction de tout sujet humain. Ces bénédictions proposent une vision du monde et de l’homme sans doute en dialogue (polémique) avec la parole de Paul : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. »
Cette question de la différence est très clairement signifiée dès la première bénédiction « Tu es source de bénédiction qui a donné au coq l’intelligence (bina) de faire la différence, lehavhine, entre jour et nuit. » Cette première bénédiction, dans sa situation inaugurale est comme une clef dans une partition, elle donne la tonalité. Le latin intellectus, vient de intellego ; l’« intelligence » est « l’action de discerner par les sens ». Mais intellego précise un mouvement paradoxal qui se fait en même temps. En même temps, il faut « rassembler », « cueillir », « accueillir », « mettre ensemble », lego, et en même il faut de l’« écart », de l’« espacement », de l’« entre ». Entendre c’est « accueillir par les oreilles », voir c’est « accueillir par les yeux », nous explique le dictionnaire. Les sens rassemblent et accueillent quoi ? Les différences ! D’où le sens de lego comme « lecture », cueillir et accueillir, mettre ensemble des lettres qui ne peuvent faire sens dans notre bouche et dans nos oreilles que parce que nous les distinguons, que A n’est pas B et que l’espacement entre deux groupes de lettres construit des mots différents. Il est extrêmement intéressant de noter que les neurosciences montrent aujourd’hui que la méthode de l’apprentissage de la lecture globale est une impasse parce qu’« incompatible avec l’architecture de notre cerveau. » Un second point mérite d’être souligné. Ces bénédictions introduisent dans le langage matinal, dans le lexique du « lever », (il faudrait peut-être dire dans le lexique qui aide à se lever), le vocable « non », lo en hébreu.
LA NÉGATION PERMET À L’ENFANT DE SE CONSTRUIRE
Le « non » introduit une limite fondamentale sans lequel aucun être vivant ne peut exister en société. Il est important de rappeler ici que le premier homme biblique « formé » avec la poussière de la terre n’a pu advenir à l’existence (textuelle) qu’une fois, et une fois seulement que le mot « non », lo, apparut dans le texte biblique : ki lo himtir al haarèts, « car il n’avait pas encore fait pleuvoir sur la terre », introduction de la négation, et négatif redoublé par l’expression « et d’homme il n’y en avait pas pour travailler la terre », veadam ayin laavod èt haadam.
Il s’agit pour nous, si nous désirions aujourd’hui reformuler ces bénédictions, de leur trouver une expression qui continue à assumer en elles à la fois l’écart différentiel et la négation! Cela fait un joli colloque en perspective mais, en attendant, j’aimerais conclure par ce que les maîtres, dont Rava, ont appelé un mila debedihouta, une forme de Witz aurait dit Freud.
Cela se passe à la porte du Paradis. Dieu sort sur les marches et trouve deux files. L’une avec des millions d’hommes. Aucune femme! L’autre file : un homme, tout seul. Il s’adresse à la grande file et demande :
« – Qui êtes-vous ?
Et les hommes répondent :
– Nous sommes les hommes qui toute leur vie ont été menés par le bout du nez par leur femme ! Dieu s’adresse alors à l’autre homme, celui de la petite file :
– Et toi qu’est-ce que tu fais là ?
– Moi, je n’en sais rien, c’est ma femme qui m’a dit de me mettre là ! »
1. Galates 3, 28. On retrouve tous les termes de la phrase de Paul diffractés dans chacune des bénédictions.
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2. Voir Stanilas Dehaene, Les neurones de la lecture, Odile Jacob
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3. Voir Olivier Rey, Une folle solitude, le fantasme de l’homme auto-construit, Seuil, 2006. On pourra relire ce magnifique ouvrage de Bachelard, La philosophie du non, PUF, 1940.
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4. Olivier Rey, ibid
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par le rabbin Yeshaya Dalsace,
DorVador, communauté massorti de l’Est parisien
Mon Dieu, je reconnais mon bonheur d’être un humain, d’être de la famille d’Israël et même d’être un homme, masculin, sensible au charme féminin (mais jaloux de la capacité à la maternité). Mon Dieu je reconnais t’avoir longtemps dit : merci de ne pas m’avoir fait comme tel ou telle, selon notre vieux rituel…
Mais aujourd’hui, je reconnais refuser de me définir a contrario des autres, a contrario de l’humilié en particulier, de l’esclave victime de l’oppression sociale, de la femme victime de l’oppression masculine et des préjugés patriarcaux. Certains de nos rabbins n’ont pas été sensibles à la question et je me permets de les critiquer sur ce point, comme sur d’autres si nécessaire… On commence les fameuses bénédictions matinales par celle sur le coq qui possède assez de jugeote (de bina) pour faire la distinction entre le jour et la nuit. J’espère que les humains sont également capables d’atteindre un niveau d’intelligence suffisant pour distinguer ce qui est valable et ce qui ne l’est pas et se permettre si nécessaire d’abroger une bénédiction dont les sous-entendus relèvent plus de la nuit que du jour, de la part d’ombre de la religion juive que de sa lumière. Je reconnais ne plus la dire.
par Éliette Abécassis, écrivain
« Merci de ne pas m’avoir fait femme ». Je comprends cette bénédiction ainsi : Les femmes portent le poids du monde. Elles portent leur enfant pendant neuf mois, elles accouchent dans des conditions difficiles, elles allaitent et s’occupent de leur enfant, mais aussi elles ont chaque mois la vie qui naît et meurt en elles. Tout joue contre elle : avoir ou ne pas avoir d’enfant, le travail, l’âge, la société qui ne cesse de les asservir. On vend leur corps, on achète leur esprit. Aujourd’hui, elles sont même victimes de la marchandisation de leur utérus. Elles sont esclaves. Elles sont enlevées et vendues.
Alors je comprends que ce soit une bénédiction de ne pas souffrir de tous ces maux. Cette bénédiction rappelle à l’homme chaque matin qu’il doit protéger sa femme, sa fille, sa sœur. Car la femme est toujours dans une position de faiblesse.
par le rabbin Philippe Haddad, Rabbin à l’ULIF – Copernic, Paris
Se reconnaître dans une tradition ne signifie pas obligatoirement en accepter toutes les composantes. Lire, par exemple, qu’Élie égorgea 450 prophètes de Baal, ne devrait pas réjouir le cœur d’un moderne. À défaut de gommer les passages moralement gênants, il nous faut en assumer l’héritage, quitte à les critiquer, les réinterpréter, les contextualiser. Honneur au Talmud qui a su mettre sa distance par rapport à la Torah « puisqu’elle n’est plus dans les cieux ». Aurons-nous cette force vis-à-vis du Talmud ?
Retournons aux sources de notre sujet : à propos du verset « Abraham était vieux… l’Éternel avait béni Abraham en tout (Bakol) ». En quoi consistait cette bénédiction ? Pour Rabbi Méir : il n’eut pas de fille ; pour Rabbi Yéhouda : il eut une fille; pour « L’Autre » (Elishâ ben Abouïa) : il eut une fille qui se nommait Bakol (Baba Métsia 59a). Nulle justification ici, mais trois subjectivités. Ce même Rabbi Méir enseigne : « L’homme doit réciter trois bénédictions par jour : qui m’a fait Israël, qui ne m’a pas fait grossier, qui ne m’a pas fait femme. » (Ménahot 43b). Le Talmud de Jérusalem (Bérakhot 63b) donne la raison pour la femme « car elle n’est pas astreinte à toutes les mitsvot ». Dont acte ! Est-ce trahir le judaïsme que de vouloir éviter cette bénédiction née dans un lieu et un temps précis? N’est-il pas temps de penser notre avenir en termes de collaboration, car « mâle et femelle Il les créa » ?