Depuis plusieurs semaines, les universités américaines sont l’objet de blocages et de campements de manifestants, étudiants ou non, qui entendent protester contre la guerre à Gaza. Épicentre de ce mouvement qui a essaimé dans tout le monde occidental: l’université de Columbia à New York. Officiellement « pro-palestiniens », ces rassemblements sont le lieu de discours et d’actions en fait clairement anti-israéliens qui, souvent, dérapent sans vergogne dans l’antisémitisme.
La semaine dernière, des étudiants juifs de Columbia ont écrit une lettre bouleversante, mesurée, courageuse et intelligente à leurs camarades de fac. Elle a, à cette heure, été signée par près de 700 étudiants. Nous vous proposons de la découvrir ici, traduite en français
En notre nom: message d’étudiants juifs de l’Université Columbia
À la communauté de Columbia
Au cours des six derniers mois, beaucoup ont parlé en notre nom. Certains sont d’anciens élèves bien intentionnés ou des personnes non affiliées qui viennent agiter le drapeau israélien devant les portes de Columbia. Certains sont des politiciens cherchant à utiliser nos expériences pour attiser la guerre culturelle américaine. Plus encore, certains sont nos pairs juifs qui « se tokenisent » en prétendant représenter les « vraies valeurs juives » et tentent de délégitimer nos expériences vécues d’antisémitisme. Nous vous écrivons ici en tant qu’étudiants juifs de l’Université Columbia, qui sommes liés à notre communauté et profondément engagés dans notre culture et notre histoire. Nous aimerions parler en notre nom.
Beaucoup d’entre nous sommes assis à côté de vous en classe. Nous sommes vos partenaires de laboratoire, vos camarades d’étude, vos pairs et vos amis. Nous participons aux mêmes instances étudiantes, aux mêmes clubs, aux mêmes fraternités et sororités, aux mêmes associations et équipes sportives que vous.
La plupart d’entre nous n’ont pas choisi d’être militants politiques. Nous ne tambourinons pas ni ne chantons de slogans accrocheurs. Nous sommes des étudiants lambda, qui essayons simplement de réussir nos examens comme vous autres. Ceux qui nous diabolisent sous le couvert de l’antisionisme nous ont forcés au militantisme et à défendre publiquement nos identités juives.
Nous croyons fièrement au droit du peuple juif à l’autodétermination dans notre patrie historique comme un principe fondamental de notre identité juive. Contrairement à ce que beaucoup ont essayé de vous vendre – non, le judaïsme ne peut pas être séparé d’Israël. Le sionisme est, pour le dire simplement, la manifestation de cette croyance.
Nos textes religieux regorgent de références à Israël, Sion et Jérusalem. La terre d’Israël est remplie de vestiges archéologiques d’une présence juive sur des siècles. Pourtant, malgré des générations de vie en exil et en diaspora à travers le monde, le peuple juif n’a jamais cessé de rêver de retourner dans notre patrie – la Judée, le lieu même d’où nous tirons notre nom, « Juifs. » En fait, il y a seulement quelques jours, nous avons tous achevé notre séder de Pâque en proclamant: « L’an prochain à Jérusalem! »
Beaucoup d’entre nous ne pratiquent pas la religion. Mais le sionisme reste un pilier de notre identité juive. Nous avons été expulsés de Russie, de Libye, d’Éthiopie, du Yémen, d’Afghanistan, de Pologne, d’Égypte, d’Algérie, d’Allemagne, d’Iran, et la liste est encore longue. Nous sommes liés à Israël non seulement comme notre patrie ancestrale mais aussi comme le seul endroit dans le monde moderne où les Juifs peuvent prendre en toute sécurité leur destin en main. Nos expériences à Columbia au cours des six derniers mois sont un rappel poignant de cela.
Nous avons été élevés avec des histoires de nos grands-parents sur les camps de concentration, les chambres à gaz et les nettoyages ethniques. L’essence de l’antisémitisme d’Hitler était le fait même que nous n’étions pas « assez européens », que, en tant que Juifs, nous étions une menace pour la race aryenne « supérieure ». Cette idéologie a finalement réduit six millions des nôtres en cendres.
L’ironie maléfique de l’antisémitisme d’aujourd’hui s’exprime dans un retournement tordu de notre héritage de la Shoah; les manifestants sur le campus nous ont déshumanisés, nous assignant en « colons blancs ». On nous a dit que nous étions « les oppresseurs de tous les gens de couleur » et que « la Shoah n’était pas spéciale ». Les étudiants de Columbia ont scandé « Nous ne voulons pas de sionistes ici », « mort à l’État sioniste », et « retournez en Pologne » où nos parents reposent dans des fosses communes.
Cette distorsion malsaine éclaire la nature de l’antisémitisme: à chaque génération, le peuple juif est blâmé et utilisé comme bouc émissaire, responsable du mal social de l’époque. En Iran et dans le monde arabe, nous avons été nettoyés ethniquement pour nos liens présumés avec « l’entité sioniste ». En Russie, nous avons enduré des violences fomentées par l’État et avons finalement été massacrés au nom de ce que nous étions des capitalistes. En Europe, nous avons été les victimes du génocide parce que nous étions communistes et pas assez européens. Et aujourd’hui, on nous accuse d’être trop européens, dépeints comme les pires maux de la société – colonisateurs et oppresseurs. Nous sommes ciblés parce que nous croyons qu’Israël, notre patrie ancestrale et religieuse, a le droit d’exister. Nous sommes ciblés par ceux qui utilisent à mauvais escient le mot sioniste comme une insulte de bon ton pour Juif, synonyme de raciste, oppresseur ou génocidaire. Nous ne savons trop bien que l’antisémitisme est versatile.
Nous sommes fiers d’Israël. Seule démocratie du Moyen-Orient, Israël est le foyer de millions de Juifs mizrahi(venus du Moyen-Orient), ashkénazes (venus d’Europe centrale et orientale) et éthiopiens, ainsi que de millions d’Arabes israéliens, plus d’un million de Musulmans et des centaines de milliers de Chrétiens et de Druzes. Israël est rien moins qu’un miracle pour le peuple juif, et pour le Moyen-Orient plus largement.
Notre amour pour Israël n’appelle pas un conformisme politique aveugle. C’est tout le contraire. Pour beaucoup d’entre nous, c’est notre amour profond et notre engagement envers Israël qui nous poussent à nous opposer lorsque son gouvernement agit de manière problématique. Le désaccord politique israélien est une activité intrinsèquement sioniste; il suffit de regarder les manifestations contre les réformes judiciaires de Netanyahou – de New York à Tel Aviv – pour comprendre ce que signifie se battre pour l’Israël que nous imaginons. Il suffit de quelques conversations autour d’un café avec nous pour réaliser que nos visions d’Israël diffèrent considérablement les unes des autres. Pourtant, nous venons tous d’un lieu d’amour et aspirons à un avenir meilleur pour les Israéliens et les Palestiniens.
Si les six derniers mois sur le campus nous ont appris quelque chose, c’est qu’une vaste et bruyante partie de la communauté de Columbia ne comprend pas le sens du sionisme et, par conséquent, ne comprend pas l’essence du peuple juif. Pourtant, malgré le fait que nous dénonçons l’antisémitisme que nous subissons depuis des mois, nos appels ont été ignorés et délégitimés. Alors, nous sommes ici pour vous le rappeler.
Nous avons tiré la sonnette d’alarme le 12 octobre, lorsque beaucoup ont manifesté contre Israël alors que les corps de nos amis et de nos familles étaient encore chauds.
Nous avons bondi lorsque des gens criaient « résister par tous les moyens nécessaires », nous disant que nous étions « tous consanguins » et que nous « n’avions pas de culture ».
Nous avons frémi lorsqu’un « activiste » a brandi une pancarte disant aux étudiants juifs qu’ils étaient les prochaines cibles du Hamas, et nous sommes restés incrédules lorsque les utilisateurs de Sidechat [sorte de Whatsapp universitaire] nous ont dit que nous mentions.
Enfin, nous n’avons pas été surpris lorsque le leader du campement de la CUAD [Columbia University Apartheid Divest, organisation d’étudiants anti-israélienne] a déclaré publiquement et fièrement que « les sionistes ne méritent pas de vivre » et que nous avons de la chance qu’ils « ne sortent pas simplement pour tuer les sionistes ».
Nous nous sommes sentis impuissants lorsque nous avons vu des étudiants et des membres du personnel empêcher physiquement des étudiants juifs d’entrer dans certaines parties du campus que nous partageons, ou même lorsqu’ils se détournaient en silence. Ce silence est familier. Nous n’oublierons jamais.
Une chose est sûre: nous ne cesserons pas de nous défendre. Nous sommes fiers d’être juifs, et nous sommes fiers d’être sionistes.
Nous sommes venus à Columbia parce que nous voulions ouvrir nos esprits et mener des débats complexes. Le campus a beau être maintenant plein de rhétorique haineuse et de binarismes simplistes, il n’est jamais trop tard pour commencer à réduire les divisions et à développer des relations sensées par-delà les divisions politiques et religieuses. Notre tradition nous dit : « Aimez la paix et recherchez la paix. » Nous espérons que vous nous rejoindrez dans la poursuite sincère de la paix, de la vérité et de l’empathie. Ensemble, nous pouvons réparer notre campus.
Traduit de l’anglais par Antoine Strobel-Dahan