Rachel Gordin née Zeiber (Saint-Pétersbourg, 1896 – Paris, 1991) est une femme d’exception. Elle a voué sa vie à l’éducation, à la transmission de l’identité juive. Sa vie a des accents de roman russe et sa vitalité est celle d’une femme confrontée à l’exil, la violence de l’Histoire, la nécessité de construire une nouvelle génération, forte d’une identité juive bien ancrée. Ses exils vers l’Allemagne, la France, l’Italie, ses choix de vie dans la résistance auprès d’enfants pendant la guerre, sa personnalité, sa sensibilité, son écoute la caractérisent. C’est un personnage haut en couleur. Sa vie auprès de Jacob Gordin, érudit ayant grandement contribué au renouveau des cadres juifs de la France d’après-guerre avec la création de l’École Gibert Bloch d’Orsay (1946), a été sans compromis. Elle a suivi ses propres idéaux, qui la poussaient à se former à l’éducation des tout-petits, et ne s’est jamais immiscée dans le domaine de prédilection de son époux qui s’impliqua dans la formation des jeunes adultes. Jacob Gordin décède dans la fleur de l’âge. Il a 50 ans en 1947. À ce tournant de sa vie, Rachel Gordin mènera une vie combative de pédagogue montessorienne et appellera le jardin d’enfants auquel elle se consacrera pleinement jusqu’à des derniers instants, בקעי ןורכז Zikhron Yaakov, « le souvenir de Jacob ». Elle saura imprimer de sa marque l’éducation juive en France de 1948 à son décès en 1991.
Rachel Zeiber grandit au sein d’une famille aimante et très pratiquante. Les parents de Rachel lui donnent une excellente éducation juive tout autant que séculaire. Elle est studieuse et décroche la médaille d’or, grade nécessaire aux Juifs à l’entrée à l’université. Elle est admise en 1918 à l’Université Féminine d’Odessa. Commence alors un long cheminement en histoire, psychologie, pédagogie (école Fröbel puis Montessori). Son parcours n’est pas linéaire ; argent, politique et santé sont indirectement mêlés aux choix de Mlle Zeiber. Elle se marie en 1923 avec son ami Jacob Gordin et ils partent étudier à Berlin. Leur fille, Noémi, vient au monde en 1927. En 1929, elle décide d’aller se former à Rome chez Maria Montessori pour deux ans. L’école Montessori, établie depuis 1919, voit sûrement arriver en son sein la première femme juive pratiquante. Les deux femmes ont de nombreux points communs. En 1933, la famille choisit la France pour fuir l’odeur nauséabonde du nazisme.
Rachel Gordin crée, en 1935, un jardin d’enfants Montessori chez une amie, Mme Baumgarten. Puis la guerre éclate. Dès 1940, Rachel Gordin est responsable à Beaulieu-sur-Dordogne (Corrèze) d’une des colonies d’enfants des Éclaireurs Israélites de France. Puis Rachel et Jacob Gordin cachent les enfants, et se réfugient à Chaumargeais en Haute-Loire. Au sortir de la guerre, de 1946 à son décès prématuré l’année d’après, Jacob Gordin enseigne la pensée juive à une vingtaine de jeunes réunis au sein de l’école Gilbert Bloch d’Orsay, tout juste ouverte par Robert Gamzon. Rachel Gordin revient à Paris. Elle décide de consacrer son énergie à un jardin d’enfants au nom de son défunt mari. Leur soif de transmission est une réponse au désarroi laissé par le chaos du Hurbn (« destruction », dénomination de la Shoah en yiddish). Rachel Gordin veut insuffler, du moins entretenir et vivifier, une âme juive si maltraitée pendant la guerre, au sein des familles qui accepteraient de lui confier leur progéniture.
Dans ce contexte, le choix d’une école Montessori, du point de vue des parents, est secondaire ; cette école de pensée est nouvelle en France. La première école de formation à la méthode Montessori n’existe pas encore sur notre sol. Rachel Gordin fait partie des précurseurs de la Méthode Montessori en France. La méthode de Rachel Gordin est inextricablement liée à sa personnalité. Elle met en avant l’identité juive et le bilinguisme (comme c’est souvent le cas pour les écoles Montessori). Les parents du 16e arrondissement confient leurs enfants à cette dame attachante, impressionnante et imposante. Elle fera régner son ordre dans le Gan, saura s’entourer de personnes qui acceptent de se soumettre à son autorité : Lucienne Lunsky, Raymonde Ptzeiorka, Ruthy et Chelomo Selinger, Sarah Levy et bien d’autres. Rachel Gordin donne toute son âme au Gan et parfois de son argent. Elle entend rester indépendante et libre de ses choix.
1. L’enfant a un désir naturel d’apprendre et de comprendre. Montessori rend l’enfant libre et fait de lui un être digne de confiance, autonome ; c’est un sujet apprenant, capable de choix, et indépendant si on lui en laisse la possibilité. Cette pédagogie inscrit l’enfant en tant que sujet de ses apprentissages. L’adulte l’accompagne, il ne le dirige pas. De 3 à 6 ans, l’enfant est un « esprit absorbant », volontaire dans les apprentissages.
2. L’accès au savoir passe par l’expérimentation. L’adulte est un facilitateur de cette volonté qui existe. Il donne un cadre structuré et riche (il y a environ 350 outils) aux besoins de l’apprenant. Il est question de « travail de l’enfance » plutôt que de « jeu ».
3. La répétition est un des moyens d’appréhender le savoir ; la répétition, les rituels participent à la mise en place du savoir. Tant que l’enfant n’a pas réussi un travail, l’adulte le lui repropose afin qu’il arrive à dépasser la difficulté à laquelle il fait face, pour pouvoir ensuite s’asseoir sur cet acquis et appréhender une nouvelle difficulté.
Rachel Gordin – riche de sa formation et de sa sensibilité aux arts – a proposé un environnement humain et intellectuel très à l’écoute. Au-delà des activités purement Montessori, elle a fait vibrer les enfants au rythme de l’année juive. Elle faisait vivre le Shabbat, et toutes les fêtes par des célébrations, riches en textes et en mises en scène. Le goût pour un langage châtié, des idées clairement énoncées, l’ambition d’inscrire les enfants dans leur histoire, tout ceci était extrêmement présent chez Mme Gordin. Elle leur apprenait aussi à se taire, pour mieux se concentrer, à s’appliquer et à donner toute sa mesure au travail entrepris.
Le respect de l’autre, différent dans toutes ses dimensions : juif /non juif, en bonne santé ou en difficulté physique, nanti ou non, ce respect-là, lui a valu d’être sollicitée à maintes reprises par les instances de la Mairie pour qu’elle accepte tel ou tel enfant que l’école de la République n’était pas en mesure d’intégrer.
Montessori déroute les parents et enchante les enfants. Cette méthode va à l’encontre du lien organisé et hiérarchique enseignant-enfant (et, par ricochet, parent-enfant). Rachel Gordin rabroue parfois les parents et les engage à ne pas faire de leurs enfants des petits savants. Ses instructions sont précises : « Prière de ne pas apprendre aux enfants l’alphabet français, la lecture et l’écriture à la maison. Cela contrarie notre méthode et retarde l’enfant ». Les enfants, eux, vouent amour et respect pour cette adulte à l’âge avançant (certaines promotions ont vu Mme Gordin à plus de 80 ans). Certains la considéreront comme une amie, une conseillère, bien au-delà des affres de l’enfance ; il a parfois existé un lien quasi filial entre Mme Gordin et ces jeunes.
Rachel Drezdner travaille actuellement à un livre consacré à Rachel Gordin et au gan Montessori.
Publication prévue début 2022.