Si vous aimez Tenou’a, il y a de grandes chances que vous fassiez partie des 1 875 000 visiteurs qui ont, depuis sa création en 1998, arpenté la cour et les couloirs de l’hôtel de Saint-Aignan au cœur du Marais, pour fréquenter le musée d’art et d’histoire du Judaïsme.
Vous y avez alors sans doute admiré l’une des 12000 œuvres qui y sont conservées ou visité quelques-unes de ses cent expositions ou installations, comme « René Goscinny. Au-delà du rire », « Golem ! Avatars d’une légende d’argile », « Roman Vishniac. De Berlin à New York », « Walter Benjamin Archives », « Chagall et la Bible », « Felix Nussbaum », « La Splendeur des Camondo », « À qui appartenaient ces tableaux ? », « Charlotte Salomon. Vie ? ou Théâtre ? », « Yiddish ? Yiddish ! », ou encore « Regards sur la vie juive au Maroc ».
Et certainement avez-vous goûté aussi avec gourmandise aux conférences, concerts, ateliers familiaux et activités pédagogiques que propose l’institution.
Peut-être même avez-vous un jour suivi les conseils de la rédaction pour vous rendre à une de ces manifestations car, ce n’est un secret pour personne, à Tenou’a, nous admirons et voulons promouvoir le formidable travail mené par l’équipe du mahJ depuis vingt ans.
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme
Hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, 75003 Paris
www.mahj.org – 01 53 01 86 65 – info@mahj.org
Que représente pour vous le mahj ?
Audrey Azoulay : Un musée de France où culture et religion sont conjuguées de façon heureuse, dans l’apprentissage et le partage avec le plus grand nombre de l’apport de la culture juive à la société française et au monde.
Gérard Garouste : Le mahJ représente un musée à part où les expositions sont dans un esprit bien spécifique : une notion qui dépasse le religieux et qui touche à une vraie dimension poétique.
Racontez-nous une de vos meilleures expériences au Mahj ?
Gérard Garouste : Visiter la réserve des œuvres d’art du musée et découvrir avec la conservatrice les très belles Meguilot des siècles passés.
Audrey Azoulay : Des expériences plurielles à l’image de la diversité de la programmation : expériences heureuses en famille, avec l’atelier sur la fabrication du Harosset ou bien encore avec la dernière exposition sur Goscinny ; expériences déchirantes comme avec l’exposition consacrée à Felix Nussbaum ; expériences politiques avec l’exposition sur les œuvres spoliées – qui a nourri ensuite mon action au ministère de la culture.
Que souhaitez-vous au Mahj pour les 20 ans à venir ?
Audrey Azoulay : Le soutien affirmé des pouvoirs publics à sa mission d’intérêt général, plus précieuse que jamais, mais fragile, comme on l’a vu après l’attentat du musée juif de Bruxelles.
Gérard Garouste : Ne pas hésiter à être didactique dans l’esprit des expositions car peu de gens reconnaissent la dimension fondatrice du mythe pour signifier une religion quelle qu’elle soit.
- Le mahj fête ses 20 ans, quel bilan tirez-vous du chemin parcouru ?
La collection s’est beaucoup enrichie, notamment sur le XXe siècle et l’art contemporain. C’est aujourd’hui l’une des plus belles collections au monde sur le judaïsme, on ne le sait pas assez. Avec des expositions particulièrement inventives qui mettent en évidence le judaïsme dans ses résonances avec les sociétés environnantes, avec les activités pédagogiques et de médiation, les programmes de l’auditorium, la médiathèque et la librairie, le mahJ s’est imposé comme un des lieux de culture les plus vivants de la Capitale.
2. Pouvez-vous nous parler de vos coups de cœur parmi les expos de ces vingt années au mahj, et au sein de la collection permanente ?
« Rembrandt et la nouvelle Jérusalem » soulignait les liens culturels profonds entre juifs et protestants dans les Provinces unies au XVIIe siècle. « Charlotte Salomon. Vie ? ou Théâtre ? » a fait découvrir une artiste extraordinaire, en prélude à l’un des plus grands succès éditoriaux de la décennie. « De Superman au Chat du rabbin » dévoilait la part juive de l’art de la bande dessinée. « Magie. Anges et démons dans la tradition juive » mettait l’accent sur des traditions hétérodoxes. « Le Golem. Avatars d’une légende d’argile » montrait comment, dans l’imaginaire occidental, la figure du robot, positive ou négative, est issue du monde juif. Et dans la collection permanente, j’ai une tendresse particulière pour une petite lampe à huile à décor de menorah, de loulav et de shofar, trouvée dans la Charente, et qui démontre que des Juifs vivaient déjà dans la Gaule romanisée au IIIe siècle de notre ère. Il y a aussi l’extraordinaire manuscrit du XIVe siècle, donné par la famille Durand, qui s’est transmis de génération en génération depuis Rabbi Simon ben Tsemah Duran, un rabbin provençal qui a quitté les Baléares pour l’Algérie en 1391.
3. Comment imaginez-vous le mahj dans vingt ans ?
Nous travaillons sur un projet d’extension qui nous permettra d’organiser des expositions plus ambitieuses encore et de repenser le parcours permanent. Il faut réinscrire le judaïsme dans le récit national : nous voulons mettre l’accent sur l’histoire des Juifs en France de l’Antiquité à nos jours, sur l’Émancipation et sur l’après Deuxième Guerre mondiale, avec la renaissance d’un judaïsme en France, l’arrivée des Juifs du Maghreb, l’engagement des jeunes Juifs dans Mai 68, les interrogations contemporaines… En valorisant deux millénaires de culture partagée, notre ambition est d’affirmer le mahJ comme un lieu de culture et de sociabilité pour tous les publics.
La création du musée d’art et d’histoire du Judaïsme a résulté d’un concours de volontés dont on n’imagine pas aujourd’hui combien il fut inespéré : conviction des acteurs de l’ancien musée d’art juif de Paris et des musées de France, écoute des politiques, compétence des porteurs, engagement financier des pouvoirs publics, rencontre des attentes du public. Ce fut un privilège absolu d’être au cœur de cette aventure. Cela exigeait tout à la fois de s’ouvrir aux opportunités et d’avoir une pensée, une vision. Trop longtemps, la civilisation matérielle du judaïsme avait été un point aveugle au sein des études juives ; les savants s’étaient fort peu préoccupés du patrimoine, des traces, de la culture matérielle et de l’art juifs.
Nous avons dessiné ce paysage, cette sédimentation de la culture juive en France et dans les pays dont les communautés juives vinrent enrichir la culture des juifs en France. Se sont imposés les liens du texte, les formes du rite, la représentation des grandes figures, le marquage des lieux et du temps, l’art s’épanouissant dans un cadre rituel et ornemental pendant des siècles avant d’acquérir son autonomie à l’époque contemporaine, les tournants historiques, l’articulation entre communauté juive et corps de la nation.
Créer ce musée avec le concours de nombreux acteurs indispensables, cela a été comme bâtir le noyau d’une communauté qui est allée s’élargissant, se diversifiant. Une des préoccupations qui guidaient ce travail était le délicat équilibre à construire entre la fidélité des représentations que nous proposions et leur accessibilité : comment incarner une histoire à travers des « objets », comment les faire parler au nom de tous ceux qui s’en trouvaient les héritiers, comment les faire entendre à ceux qui les découvraient ? Comment faire converser tous ceux-là ? Comment faire de ce musée un lien ?
À mesure que les œuvres d’art, les ouvrages ou les objets du quotidien nous parvenaient, entraient dans le musée l’histoire de familles entières, la quête passionnée de collectionneurs, la vie d’associations, des épisodes heureux et des drames, des récits d’admiration ou les traces d’un abandon. Les chefs-d’œuvre comme les objets modestes forment la part visible de centaines d’histoires personnelles qui demandent à être réunies, entendues, et agrégées à la grande histoire des juifs.
Les dix années d’édification du musée furent exaltantes et inquiétantes à la fois, comme une partition que l’on écrit et que l’on entend seul dans la tête. Puis vint le soir où le public arriva en masse pour découvrir ce nouveau musée. Ce fut un moment d’intense émotion. On entendit qu’on avait fait honneur au judaïsme, aux juifs vivants et morts, que les cultures juives avaient trouvé leur maison. Les treize années suivantes continuèrent d’être marquées par les rencontres avec les visiteurs, les donateurs, les artistes, les intervenants qui chacun apportaient une couleur propre au musée. Le musée s’est bâti dans ce mouvement permanent du donner et du recevoir, de l’œuvre exposée et de la chose vue, du discours dispensé et de la réponse.
En vérité, rétrospectivement, je dirais que cela a été si simple ! La construction qui s’est effectuée dans le temps à travers l’enrichissement des collections, les expositions, les programmes culturels et pédagogiques, a mis en scène l’immense diversité des cultures artistiques et matérielles juives. Le musée était là, enfin. Longue vie au mahJ !