L’hypothèse selon laquelle les Juifs ashkénazes seraient les descendants des Khazars ne cesse d’être démentie, mais elle a encore la vie dure. Les Khazars étaient un peuple semi-nomade turc d’Asie centrale qui a existé entre le vie et le XIIIesiècle. D’après des sources médiévales, comme la Correspondance Khazar, la classe dirigeante, emmenée par le roi Bulan, se convertit au judaïsme rabbinique vers l’an 750. Cependant, l’étendue de cette conversion reste incertaine, de même que les preuves reliant les Khazars aux Ashkénazes. Les historiens, anthropologues et même les généticiens qui se sont penchés sur la question ne parviennent pas à confirmer la filiation.
Il semble que la première source à évoquer le lien soit l’intellectuel ukrainien Isaac Baer Levinsohn, qui estimait que les Ashkénazes parlaient le russe avant le yiddish. C’est un autre juif, Abraham Eliyahu Harkavi qui, en 1869, suggère un lien entre les deux groupes, soutenu trois ans plus tard par un Karaïte de Crimée, Abraham Firkovich.
Mais l’hypothèse a véritablement gagné en visibilité et en crédibilité dans le monde occidental sous la plume d’Ernest Renan. En 1883, il donne une conférence intitulée « Le Judaïsme comme race et comme religion » devant le Cercle Saint-Simon à Paris et affirme que la conversion a joué un rôle essentiel dans la formation du peuple juif :
« Cette conversion du royaume des Khazars a une importance considérable dans la question de l’origine des juifs qui habitent les pays danubiens et le midi de la Russie. Ces régions renferment de grandes masses de populations juives qui n’ont probablement rien ou presque rien d’ethnographiquement juif. Une circonstance particulière a dû amener dans le sein du judaïsme beaucoup de gens non juifs de race. »
On verra que cet argument sera repris tour à tour par les Juifs et les non-Juifs afin de nourrir leurs visées politiques, de l’émancipation à l’exclusion. Ainsi, le rabbin et historien rattaché à l’AIU Isidor Loeb, avocat de l’émancipation, remet en cause l’idée que les nations sont fondées sur les races, ce qui exclurait de facto les Juifs. Au contraire, dit-il, ils ne sont pas différents d’autres peuples et nations et ils sont le fruit de la mixité. C’est un autre Français, juif opposé au sionisme et membre de l’Assemblée nationale, Joseph Reinach, qui insiste sur le fait que les Juifs descendants des Hébreux sont une minuscule minorité. Lors de la Conférence de paix de Versailles, il affirme que « la majorité des Juifs russes, polonais et galiciens descendent des Khazars, un peuple tatar du sud de la Russie qui s’est converti en masse au judaïsme au temps de Charlemagne. »
Dans l’entre-deux-guerres, de nombreux intellectuels se sont exprimés à propos des Khazars, dans un sens ou dans l’autre. En 1940, l’historien Marc Bloch dit, en introduction de L’Étrange Défaite, que « juif » désigne « un groupe de croyants, recrutés, jadis, dans tout le monde méditerranéen, turco-khazar et slave. »
Les Nazis, quant à eux, ont fini par accepter l’idée que les descendants des Khazars n’étaient pas les Juifs ashkénazes mais les Karaïtes, qui furent épargnés.
L’hypothèse khazar revient dans le débat politique international en lien avec le projet de partition de la Palestine par l’ONU. Des délégués britanniques, soutenus par des représentants arabes, brandissent la filiation khazar pour prouver que le sionisme ne peut pas se justifier par des arguments bibliques, puisque les immigrés juifs en Palestine mandataire étaient les descendants de païens convertis, et non des Hébreux. Ce point de vue est partagé par de nombreux antisionistes, juifs ou non, ce qui fait dire au président de l’Agence juive de l’époque : « Je suis surpris de découvrir que je ne suis pas juif mais Khazar ».
Après l’établissement de l’État d’Israël, le débat a continué parmi des historiens réputés: pour Léon Poliakov, les Juifs d’Europe de l’Est descendent des Juifs khazars et des Juifs allemands. Salo Wittmayer Baron n’est pas gêné par la pauvreté des sources juives, normales pour l’époque médiévale; il estime qu’après la disparition du royaume khazar, les Juifs ont constitué des centres diasporiques en Russie, Pologne et Ukraine, et même jusqu’aux Balkans.
L’hypothèse khazar a véritablement déboulé dans le débat public avec la publication, en 1976, de La treizième Tribu, d’Arthur Koestler, qui disait avoir écrit ce livre pour atténuer l’antisémitisme inspiré de la « théorie » des races. Ce livre a reçu un accueil plutôt froid de la part d’universitaires de renom : Bernard Lewis a affirmé que « plus aucun chercheur sérieux » ne peut soutenir cette hypothèse qui n’est basée sur « aucune preuve solide ». L’ambassadeur israélien auprès du Royaume-Uni a qualifié le livre de « programme antisémite financé par les Palestiniens. »
Il est ironique que l’argument développé par Koestler à des fins positives, croyait-il, pour le bien-être des Juifs, soit retourné comme un gant par des écrivains qui se situent à l’opposé politiquement: Shlomo Sand selon lequel « le peuple juif n’existe pas », des nationalistes russes, des Chrétiens évangéliques identitaires, des antisionistes de tout poil et de très nombreux groupuscules antisémites dans le monde entier.
Le volet le plus récent de cette polémique se place sur le terrain de la génétique depuis la fin du XXe siècle. Le consensus parmi les généticiens indique que la population juive mondiale (y compris les Ashkénazes) partage un patrimoine génétique issu d’une population moyen-orientale antique. En d’autres termes, les Ashkénazes sont génétiquement liés à un ancêtre oriental, comme leurs cousins sépharades. Le chercheur Martin Richards conclut même que l’ADN ashkénaze ne contient aucune trace venant du Caucase.
En 2012, le chercheur Eran Elhaik a écrit que son analyse génétique conforte l’hypothèse khazar. En 2018, il affirme que la ligne maternelle des Ashkénazes est européenne et que seuls 3 % de l’ADN ashkénaze montrent un lien avec la Méditerranée. La communauté scientifique a réagi négativement aux propositions d’Elhaik, en mettant en cause les échantillons choisis, les analyses statistiques et plus généralement ses méthodes peu crédibles. Le démographe israélien Sergio della Pergola parle de « falsification » tandis que Shaul Stampfer, de l’Université Hébraïque de Jérusalem, dit qu’il s’agit de « sottises ».
Le débat reste ouvert ; il se déplacera peut-être vers un autre terrain d’analyse. Quoi qu’il en soit, l’hypothèse khazar reste un argument idéologique pour un camp ou un autre et suscitera toujours des controverses passionnées.