La photo est connue, presque autant que le portrait de Che Guevara saisi par Alberto Korda en 1960, celui d’Abraham Lincoln par Matthew Brady cent ans plus tôt ou encore le regard manifestement courroucé de Churchill capturé par Yousuf Karsh en 1941.
En 1921, Max Halberstadt photographie de trois quarts un homme au crâne clairsemé mais parfaitement peigné, raie sur le côté gauche. La barbe blanche est fournie quoique courte et ordonnée. Le regard est soutenu, sombre, l’œil droit légèrement moins ouvert que le gauche.
L’homme porte un costume trois pièces élégant sur une chemise blanche amidonnée à boutons de manchettes. De la poche du gilet sort la chaîne d’une montre à gousset reliée au deuxième bouton. La main gauche est posée sur la hanche et, dans la main droite, un cigare est allumé entre l’index et le majeur. L’homme, c’est Sigmund Freud, dit « le père de la psychanalyse ». S’il n’a pas le regard agacé de Churchill, c’est que, contrairement à ce dernier, il n’a pas été privé de son cigare par le photographe pour le temps de la pose. Sur d’autres photos, on verra souvent Freud avec des lunettes rondes cerclées, mais quasiment jamais sans son cigare.
Il existe nombre de légendes autour des cigares de Freud, et bien des interprétations aussi, dont les plus faciles, qui veulent voir dans tout artefact oblong, de la cravate à la Tour Eiffel, un phallus, le cigare ayant en plus pour lui de se porter à la bouche et de procurer du plaisir. Si on s’abstrait de cette facilité, on peut essayer de lire autrement les cigares de Sigismund. Un avertissement au lecteur avant d’aller plus loin: l’auteur de ces lignes n’est en rien instruit en psychanalyse et l’exercice para-anthropologique qui suit est d’abord un jeu, un amusement.
Freud fumait énormément, une vingtaine de cigares par jour. Ses consultations baignaient dans la fumée, tout comme les réunions sa « société psychologique du mercredi » – son fils Martin écrira un jour après avoir pénétré dans la salle de réunion à l’issue d’une de ces rencontres, qu’il lui semblait miraculeux que des hommes aient pu survivre et plus encore parler sans s’étouffer dans une atmosphère si chargée de fumée. Ses amis comme ses patients avaient coutume de lui offrir des cigares et, selon l’historien Peter Gay, Freud sermonna un jour son jeune neveu Harry qui venait de refuser un cigare en ces termes: « Si tu décides de persister à ne pas fumer, je ne peux qu’en être absolument navré pour toi ».
Le tabac fut pour Freud la source d’innombrables souffrances, à commencer par une leucoplasie précoce, puis un cancer de la bouche qui obligea les chirurgiens à procéder à plusieurs dizaines d’opération, y compris des excisions de sa mâchoire supérieure et de son palais au point qu’il finira sa vie en enchaînant les prothèses de mâchoire avec plus ou moins de succès.
Mais le tabac était aussi, de l’aveu de Freud lui-même, un moteur et un carburant. Le psychologue David Cohen qui a étudié sa propension pour la cocaïne, cite le Freud âgé qu’un cancer de la bouche fait intensément souffrir: « Je dois au cigare une capacité de travail nettement accrue et une meilleure maîtrise de moi-même ». Lorsqu’il arrêta de fumer quelques mois sur injonction de ses médecins, Freud eut l’impression, même bien après la période de sevrage initiale, de ne plus être capable de travailler, de penser ou d’écouter.
C’est sans doute là que nous pouvons oser une autre hypothèse. C’est que Freud lui-même disait, d’après Gay: « Ma croyance en la télépathie est de l’ordre du privé, tout comme ma judéité ou ma passion pour le tabac ». Et s’il existait chez Freud un lien entre le judaïsme et le cigare ? Car enfin, qu’est-ce qu’un cigare, si ce n’est un délice, un encens, et une offrande ?
La Torah accorde une place substantielle à décrire minutieusement les obligations sacrificielles, au sens large, le korban, c’est-à-dire l’offrande, qu’il s’agisse d’encens, de prémisses ou de sacrifice animal. Dans le Lévitique (3,5), il est ainsi question de « combustion d’une odeur agréable à l’Éternel ». L’offrande comme un moyen d’accès à Dieu, une façon de le disposer à recevoir les mots de l’homme, à les entendre et peut-être, à en faire quelque chose.
Freud se défendait de croyances religieuses et il est probable qu’il considérait ces sacrifices bibliques, un peu à l’image de Maïmonide, comme la résurgence de pratiques païennes ou au mieux une concession faite à la faiblesse de l’âme humaine. Mais justement, Freud est un penseur de la modernité, de celle qui a vu Dieu mourir si elle ne l’a pas tué, et sa philosophie nouvelle ouvre une voie vers l’inconscient humain a priori inaccessible, ce Dieu intime à chaque individu, celui qui détiendrait les réponses.
Pour y accéder, encore faut-il respecter quelques étapes, quelques règles, une certaine mise en scène. Dans cette ambiance solennelle du cabinet où le patient a sa place en position de faiblesse, allongé, incapable de voir le lévite qui doit favoriser l’accès à son intimité, l’analyste a finalement avant tout un rôle de facilitateur, d’intermédiaire. Assis à la tête du patient comme on posait sa main sur le crâne des bêtes du korban, l’analyste est un sachant des mots de la prière qui sont agréables à Dieu, pas l’Éternel en l’occurrence, mais celui qui réside dans le Debir individuel, Saint-des-Saints de tout un chacun. La fumée du cigare de Freud, dont tant de ses patients ont parlé tant elle était indissociable des séances d’analyse au 19Bergasse à Vienne ou au 20Maresfield Gardens à Londres, celle sans laquelle il ne savait travailler, cette fumée n’était-elle pas aussi un encens destiné à mettre toutes les parties, l’analyste, le patient et son inconscient dans des dispositions favorables à cette recherche ?
Freud vouait à son travail une attention sacerdotale: travaillant sans relâche selon une routine immuable et presque rituelle, il maintenait une consultation quotidienne tout en élaborant et rédigeant sa pensée et en animant les cercles de psychologues et de médecins qui donneraient naissance à la psychanalyse. Dans le même temps, assez rapidement, il décide, contre ce qu’il prône dans sa pensée, de s’astreindre à l’abstinence sexuelle avec son épouse Martha. Sacrifiant sa sexualité, sacrifiant, par le tabac, sa santé pour le travail, Freud a inventé une science nouvelle qui, pour peu orthodoxe qu’elle fut à sa création, n’en est pas moins devenue l’un des marqueurs de notre époque.
« Parfois, un cigare n’est rien d’autre qu’un cigare », aurait dit Freud dans une discussion avec un de ses disciples. Et c’est là à peu près tout ce que Freud aura formulé de son addiction au tabac. Sans le cigare, pourtant, c’est Freud qui le dit, sans le cigare, il est probable qu’on n’irait pas aujourd’hui aussi normalement chez le psy, qu’on ne pourrait pas dire qu’on « voit quelqu’un » pour tenter de comprendre, par exemple, pourquoi on ne parvient pas à se défaire de cette habitude tenace de fumer comme un Sigmund.