Entretien par Antoine Strobel-Dahan
Votre film, Les enfants du 209 rue Saint-Maur, Paris Xe, semble avoir trouvé l’échelle juste entre récits individuel et collectif. Comment s’est monté ce projet ?
Il y a eu un premier mouvement qui m’est assez personnel : depuis toujours et depuis que j’écris, la question de la ville, de la déambulation dans la ville, de ce que recèlent les façades, a toujours été extrêmement prégnante chez moi à la fois comme lectrice (j’ai bien lu mon Perec, mon Modiano, et tant d’autres) et par l’inscription dans ma ville, dans mon quartier de Montmartre. Il y a une sorte de dialectique entre la permanence des pierres à laquelle j’étais extrêmement sensible et la sensation de l’impermanence qui est à la fois liée à mon histoire familiale et, plus généralement, par le fait que, derrière ces pierres, il y a évidemment plein de vie. Cette impermanence est chez moi liée à la question de la guerre, de la disparition, de lieux qui restent intacts quand, pourtant, il peut y avoir une politique de mort à l’intérieur de ces lieux. Sans le formuler de la sorte, bien sûr, c’est quelque chose avec quoi j’ai grandi d’un point de vue sensible, que j’ai ressenti depuis toujours et qui, depuis très longtemps, a orienté ma perception de la ville.
Il y a un autre mouvement concurrent, plus intellectuel et qui ne m’appartient pas : ceux qu’on a appelés longtemps « les jeunes historiens de la Shoah ». J’ai été assez proche de certains, notamment de Claire Zalc et de ces gens qui ont beaucoup travaillé sur la question de la microhistoire. Et ce dont vous parlez, la question de l’échelle, est capital dans la microhistoire. Même si je n’avais rien lu à propos d’un immeuble, j’avais l’idée qu’à partir d’une échelle petite, on pouvait travailler sur des interactions, permettre d’aller au-delà de l’échelle individuelle ou familiale. Cette notion d’un immeuble est celle d’une petite collectivité dans laquelle vous pouvez à la fois observer des trajectoires familiales mais aussi de la cohabitation comme entre les familles juives et non-juives qui s’avérait assez cruciale durant les années de guerre. C’est ce que j’appelle un double mouvement : à la fois un mouvement sensible et un mouvement intellectuel qui, d’ailleurs, est très générationnel. C’est le moment finalement où mon attraction pour la ville, pour les immeubles, pour les vies de passage, qu’elles soient juives d’ailleurs ou non, et la question de « la guerre » se rencontrent.
Concrètement, le film est sorti en 2018, et c’est en 2012-2013 que je me suis attaquée à cette histoire et que j’ai commencé à chercher un immeuble.
Justement, comment cherche-t-on un immeuble pour un film comme celui-ci ? Comment atterrissez-vous au 209 rue Saint-Maur ?
Je mentirais en disant que c’est complètement par hasard. C’est par hasard que c’est le 209 rue Saint-Maur. Ce qui l’est moins c’est d’abord que ça ne changeait pas trop par rapport à mes déambulations habituelles, parce que j’ai toujours beaucoup marché dans Paris. Au départ, j’avais pensé travailler sur cinq immeubles en Europe, un à Varsovie, un à Salonique, un à Berlin et, en France, j’avais en tête un immeuble plutôt bourgeois dans le xvie et, par opposition, un immeuble prolétaire. Et c’était finalement assez simple : un immeuble prolétaire dans les années trente, c’est le nord-est parisien. Quand je suis arrivée au 209 rue Saint-Maur, le fait qu’il y ait une cour, qu’il y ait quatre façades, pour faire un film, c’était mieux. Et puis c’était un gros immeuble, donc je me doutais qu’il y aurait des histoires. Surtout, j’ai senti immédiatement quelque chose avec cet immeuble-là. Juste après l’avoir trouvé, je suis rentrée chez moi consulter la carte interactive de Pinol et Klarsfeld [voir notre entretien page 10], et j’ai vu qu’il y avait eu neuf enfants déportés dans cet immeuble, donc il y avait pas mal de familles. Ces toutes premières recherches en ligne ont fait ressortir tellement de choses que ça m’a semblé être un bon terrain d’enquête, mais avec toujours l’idée que c’était presque un immeuble témoin, qui allait figurer pour tous les autres immeubles. Je suis intimement persuadée que si on faisait cette enquête au 207, au 212, ou dans n’importe quelle autre rue de ces arrondissements, on arriverait probablement à un autre film, mais ce serait un peu la même chose.
C’est là où l’échelle me semble parfaite : à l’échelle de cet immeuble, on n’est pas sur celle de l’individu ou de la famille, qui est nécessairement plus singulière et moins universelle. On est déjà sur du collectif, mais un collectif qui n’est pas l’énormité des 76 000 Juifs déportés de France. Et cela donne le sentiment, en tant que spectateur, d’observer une expérience collective de l’individuel, ou l’inverse, une expérience individuelle du collectif.
Ça repose aussi sur un constat assez simple : bien sûr nous sommes des individus, mais nous sommes aussi des êtres sociaux. Nous avons grandi dans cette accumulation mémorielle qui a été incarnée par de grandes campagnes de recueils de témoignages systématiques, qui sont un outil fondamental. Mais nous sommes à un moment où se pose de façon assez radicale la question de la disparition des témoins et il faut trouver une forme qui soit transmissible et à laquelle les gens puissent s’identifier. Et ça a très bien marché, parce que la question du logement, de la maison, c’est comme un sésame, chacun s’y reconnaît.
D’autant que vous n’arrivez pas dans un « immeuble juif », il y a bien sûr une majorité d’habitants qui n’étaient pas juifs. Et donc les témoignages qui font le film sont aussi des paroles d’autres gens qui ont vécu là, et qui sont cruciaux. Cette approche qui montre en quoi cette histoire a laissé sa marque sur tous les habitants de cet immeuble, qu’ils soient juifs ou non, c’est aussi une façon de favoriser cette transmission ?
Pour faire simple, et parce qu’il est impossible d’avoir des chiffres exacts, il y avait environ trois cents habitants dans l’immeuble pendant la guerre, dont une centaine de Juifs. Mais je reviens à cette chose assez élémentaire : il s’agit d’une mémoire collective. Évidemment, seuls les Juifs ont été déportés parce qu’ils étaient juifs, mais tout ça s’est produit sous les yeux des gens, dans leur vie quotidienne, donc c’est une mémoire « en lien ». Il était donc très clair que cela permettait une vision beaucoup plus panoptique, à mon avis plus juste. Parce que ces événements sont inscrits dans des lieux.
Et justement, vous ramenez ces gens dans les lieux, notamment dans la scène finale où vous les réunissez sur place dans la cour pour qu’ils se rencontrent.
L’idée de ramener les gens ensemble n’était pas uniquement qu’ils se rencontrent mais, au cours de l’enquête, je me rendais compte qu’il fallait faire ressurgir ces liens engloutis qui les avaient unis sans qu’ils le sachent.
Parmi les gens qui viennent là, il y a des enfants cachés, des enfants de déportés, une sœur de collabo, la fille de la concierge. Ces interactions qui se nouent produisent quelque chose de surprenant : ces liens demeurent ou se réécrivent, certainement adoucis par le temps mais tout de même. Comment vous préparez-vous à ça ? Comment filmez-vous ce moment où tant se joue en même temps ?
Cette scène est compliquée, en effet. Mais pour revenir sur le mot, il me semble que c’est une « réactualisation des liens » qui se produit. En fait, la question du lieu avait souvent été sous-estimée, à l’exception notable de Claude Lanzmann mais dans une autre perspective, parce qu’il traite des lieux de mort, et que je traite de lieux de vie. Ce que je voyais à l’œuvre le jour de cette rencontre dans la cour de l’immeuble, et qui était très puissant, c’était cette réactualisation du lien. J’avais beau connaître bien les histoires de chacun, avoir anticipé un certain nombre de choses, donné des consignes aux opérateurs et passer de groupe en groupe, c’était une journée très chargée, presque hors du temps. D’autant qu’il y avait les habitants de l’immeuble d’aujourd’hui au milieu, il s’est agi de filmer la condensation des temps.
Cet immeuble, précisément, n’est pas vide aujourd’hui, il est habité, par des gens probablement moins prolétaires qu’à l’époque. Comment cela s’est-il passé avec eux ?
À quel point ont-ils été associés ou curieux du projet ? Cela a-t-il créé de nouveaux liens ou, au contraire, des tensions ?
J’ai eu beaucoup de chance en choisissant cet immeuble. J’étais un peu inquiète tout de même parce que j’arrivais avec une caméra chez les gens, là où ils habitent, ce qui est toujours considéré comme une effraction. J’y ai été un peu progressivement parce que je ne voulais pas commencer à demander trop d’autorisations. Et je n’ai eu pratiquement aucun problème. Moi je savais qui avait habité dans leurs appartements, ce qui s’y était produit et il y a une certaine violence à débarquer chez des gens pour leur dire que chez eux il s’est passé des choses horribles. Même si c’est peu montré dans le film, j’ai beaucoup filmé chez les gens, donc nous avons noué des liens assez forts. Il y a deux catégories sociologiques aujourd’hui dans l’immeuble. Il y a beaucoup de ceux qu’on appelle les acteurs de la gentrification mais il reste quand même quelques anciens locataires, souvent des immigrés.
La Mairie de Paris m’a contactée il y a environ un an pour que des plaques y soient apposées. Non seulement la copropriété a accueilli avec enthousiasme cette apposition mais les habitants ont en plus participé à l’élaboration des textes. Depuis le 27 janvier de cette année, il y a une plaque sur la façade et une à l’intérieur, dont le texte est unique à Paris puisqu’elles sont dédiées à la fois à la mémoire de ceux qui ont été traqués et persécutés et également à celle de leurs voisins qui ont eu le courage de résister.
L’autre élément du film dont je ne peux pas ne pas parler, c’est Henry Osman qui occupe une place singulière. Il n’y a dans votre façon de le filmer aucun voyeurisme et pourtant cet homme est une expression de douleur inouïe qu’il résume en disant : « I was very angry, still am [J’étais très en colère, je le suis toujours] ».
Henry est mort 18 mois après le tournage. Il a vécu dans un déni volontaire et, paradoxalement, dans sa colère même, il y avait quelque chose de très lié à des émotions d’enfance. Il a eu cette volonté parfaitement légitime de construire une vie dans l’oubli mais sa colère le reliait à son enfance. J’ai d’ailleurs été frappée par le fait que tous ces gens que je filmais avaient l’air de vieux enfants. Je voyais affleurer dans leurs yeux quelque chose de très proche de l’enfance.
Il s’interroge beaucoup et vous interroge beaucoup : ses parents ont-ils touché cette porte ? marché sur ces pavés ? Et, plus déroutant, il vous demande si ses parents ont été heureux au 209 rue Saint-Maur…
C’est effectivement assez fou, mais c’est probablement lié à une chose à laquelle j’étais très attentive, le caractère quasi démiurgique et très violent que signifiait pour moi le fait d’avoir un certain nombre d’informations, dont je savais qu’elles étaient fragmentaires, et de les délivrer. Ce geste même pouvait être violent et il l’a été. Et lui l’a en effet pris très au premier degré, presque comme un enfant, comme si j’étais investie d’un savoir supérieur sur, par exemple, ce qui aurait pu se passer à l’intérieur de la tête de ses parents. En réalité, je n’avais à ma disposition que des choses tellement extérieures et factuelles mais si précieuses dans le vide sidéral d’informations qui était le sien. Il y avait avec lui à la fois un aspect très concret avec la pierre, et quelque chose qui flottait dans l’air comme si j’avais été une sorte d’esprit omniscient. C’est comme un enfant qui lit un conte.
Ce qui m’a bouleversée, c’est comment on part d’un sentiment comme celui-ci pour arriver, dans les escaliers, par les associations d’idées, à cette chose absolument authentique qui ressurgit en lui, lorsqu’il se souvient des bains publics où l’emmenaient ses parents, un souvenir qu’il arrive à attraper et qui dépasse toutes les questions du déni, de la douleur et les questions culturelles de l’Américain qu’il est devenu.
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