Hommage à Marceline Loridan-Ivens

Le soir de Yom Kippour 2018, alors que résonnaient les premières notes de Kol Nidré, Marceline Loridan- Ivens, si chère amie de Tenou’a, mourait, nous laissant incrédules et immensément tristes. Nous avions été naïfs sûrement mais pourtant si nombreux à nous raconter cette même fable pour enfants dans laquelle elle était à la fois la princesse et le prince charmant : elle nous enterrerait tous sans jamais cesser de se marrer ; elle était revenue, avait vaincu les camps ; rien ne pouvait la tuer et surtout pas le temps.

Marceline Loridan-Ivens dans le studio du photographe Antoine Schneck à Paris, le 2 mars 2017
Photo : © Antoine Strobel-Dahan

***
Delphine Horvilleur

MARCELINE, LA PASSION ET LA LIBERTÉ

Le 21 septembre 2018, au cimetière parisien du Montparnasse, le rabbin Delphine Horvilleur prononçait un adieu à Marceline, dont nous vous livrons ici des extraits. De son côté, Le Targo ressortait les notes graphiques qu’il avait prises « entre ses mots et sans repentir » en lisant son premier livre : Ma vie Balagan.

Pour raconter Marceline, permettez-moi de commencer par la fin… par une chambre d’hôpital à Paris où, mardi soir, à la nuit tombante, résonnent ces notes, au moment même où dans toutes les synagogues du monde, on entend :
כל נדרי ואסרי ושבועי וחרמי וקונמי וקונסי…
« Kol Nidré… Tous ces vœux, toutes ces promesses », demandent les Juifs ce soir-là, à quoi nous engagent-ils vraiment ?

Mourir à Yom Kippour, ça c’est du « Grand » Marceline! Ne me dites que c’est juste un hasard. Je n’en crois pas un mot.

Comme beaucoup d’entre vous, j’étais convaincu que l’ange de la mort n’arriverait jamais à la retrouver. Je me suis souvent dit qu’elle avait gagné une sorte d’immunité et que, même s’il sonnait tout à coup à sa porte, elle l’engueulerait et il partirait voir ailleurs. Je me suis dit que de toute façon il ne pouvait rien contre elle. Et j’en reste convaincue aujourd’hui.
Et je crois que ce n’est pas lui qui est venu la chercher, mardi soir : c’est elle qui l’a sifflé. C’est elle qui a décidé que le moment était arrivé. C’est elle qui a choisi. Parce qu’elle a toujours tout choisi et qu’il n’était pas question que quelqu’un lui vole sa sortie.

Alors Yom Kippour, comme date, forcément, « ça a de la gueule ». Je n’en connais pas de meilleure. C’est le jour où, selon la tradition, s’ouvrent les portes du Ciel, un jour où, dit-on, se réunit un tribunal qui décide du pardon. Dieu juge les hommes…

À moins que… à moins que ce ne soit l’inverse.
(…)

La tradition juive entend la rébellion et la colère, même tournée contre Dieu. Elle l’écoute et lui fait de la place. Et si l’homme peut demander à Dieu des comptes, alors je crois qu’en cet instant, face à Marceline, Dieu est en situation difficile et pourrait bien passer un sale quart d’heure. Parce que devant lui se tient une avocate féroce de l’humanité qui va plaider comme personne pour sa génération.

Et pour nous qui restons ici, il va nous falloir apprendre à vivre sans elle, sans son rire et sa voix, sans ses coups de gueule et sa répartie, sans l’appartement de la rue des Saints-Pères où l’on s’installe pour refaire le monde, et sans son humour implacable et ses airs de gamine de 15 ans, qui nous rappelaient que Marceline n’avait aucun âge, en tout cas sûrement pas le sien.

© Le Targo, 2017

(…)
Depuis [l’annonce de sa mort], je ne compte pas le nombre de personnes qui m’ont dit : « Mais qu’est-ce qu’on va faire sans elle ? »
Son amie Audrey Gordon m’a fait lire une lettre qu’au bout du monde, elle a écrit à Marceline en apprenant sa mort. Elle lui dit : «Je regarde le ciel, je lui crie ton nom. Je lui demande comment sup- porter l’absence. Toi, tu m’aurais simplement répondu : “Démerdez-vous!” C’était ta manière à toi de transmettre. Ce “Démerdez-vous!” adressé à ma génération, cela voulait dire : “Réinventez, ne reproduisez pas à l’identique.” »

Je crois qu’Audrey a raison : Marceline nous a dit mille fois « Démerdez-vous !» avec une veut dire : faites avec la faille, construisez-vous avec le manque. Parce que c’est ce que moi j’ai réussi à faire : faire de la brisure et de mon histoire, non pas un effondrement, mais le plus majestueux des édifices, une vie de femme libre, de juive debout, qui ne se laissera pas briser.

Bien sûr, ces dernières années, le corps lâchait un peu.
Un soir, à Jérusalem, elle a soudain perdu la vue. Quand elle m’a raconté cela, nous avons passé un long moment toutes les deux à parler de la Bible. Je sais, c’est un peu étrange. Je lui ai raconté qu’Isaac, le fils d’Abraham, cet enfant qui fut un jour lié sur un autel et presque sacrifié, a, à la fin de sa vie, perdu la vue. Et le verset qui raconte cela dans la Torah le décrit de façon très étrange. Il est écrit: מראת עיניו ותכהין » ,Ses yeux s’obscurcirent d’avoir vu ».
Il n’est pas écrit qu’Isaac cessa de voir mais que son regard s’obscurcit « d’avoir vu ». Mais d’avoir vu quoi, demandent les rabbins ?

© Le Targo, 2017

Réponse des sages : d’avoir vu, bien plus tôt dans sa vie, quelque chose qu’il n’aurait jamais dû voir. D’avoir survécu à la catastrophe, et à l’anéantissement. Isaac, dans la Torah, c’est la figure du survivant par excellence, celui qui a vu l’irreprésentable, l’irracontable et dont le regard et le cœur sont à jamais différents.

Avec ses yeux obscurcis et avec son cœur brisé, Marceline a non seulement su vivre, mais elle a su voir, montrer, filmer, raconter et aimer. Et sur ce chemin brisé, elle nous a guidés comme personne.

(…)
J’aimerais conclure et dire un mot sur son amitié avec Simone Veil. Bien sûr, beaucoup de choses ont été dites sur le lien si particulier qui les unissait. Sur cette sororité paradoxale, ces sœurs de camp et de destin. Mais je crois qu’au-delà de ça, pour beaucoup de femmes, Simone et Marceline ont raconté et incarné à elles deux quelque chose du destin féminin.

Simone et Marceline, comme deux visages de ce qu’une femme rêve d’être : le visage de l’engagement et du devoir, le visage de la passion et de la liberté. Et la façon dont elles ont su placer en miroir ces deux visages. Simone dans son combat a offert aux femmes la liberté. Et Marceline dans sa liberté nous a appris à combattre… et rappelle à notre génération son devoir de poursuivre et d’inventer.

Dans ma toute dernière conversation avec Marceline, elle m’a raconté que, plongée dans le coma, il y a quelques semaines, elle s’est retrouvée aux portes de la mort. Et alors, m’a-t-elle dit, « Figure-toi que Simone était là, et elle m’a pris la main et m’a raccompagné du côté des vivants ».

Cette fois-ci, Simone l’a gardé près d’elle, et la guide.
Je veux croire qu’en cet instant, tandis que, selon la tradition, s’ouvrent les portes du ciel, elles sont encore un peu là pour nous entendre leur dire merci, merci à ces « filles de Birkenau » qui nous ont appris à vivre.

Que la mémoire de Marceline soit pour nous tous une bénédiction et que son âme et son souvenir soient liés à tout jamais au fil de nos existences.

© Le Targo, 2017

Léo Maidenberg

L’INSTANT AVEC LE POIDS D’ANTAN, c’est sûrement ce sentiment qui décrit le mieux toutes les fois où je me suis assoupi, absorbé dans le canapé de ton père ma chère Marceline. Tout ce qui t’entoure, des objets aux êtres en passant par les souvenirs, est empreint de cette puissante vérité que tu m’as toujours inspiré. Vivre en s’interdisant d’oublier. Aimer dans la liberté en respectant ceux qui nous précèdent. S’affranchir des codes et de la bien-pensance pour être à l’essentiel. C’est drôle, j’ai relu il y a peu ces mots de ton ami et amour d’autrefois Georges Perec : « Je suis besoin d’étai ». Tu es pour moi cet étai solide, ce point de ralliement pour mieux supporter et comprendre ce qui nous ramène à notre passé, et nous en avons tellement besoin aujourd’hui ! Oui ! On veut nous remettre en cause, on veut nous nier. Alors plus que jamais je vais me battre aujourd’hui et demain avec la force de vie et la volonté inaliénable d’exister que tu m’as transmis. Tu as métamorphosé le devoir de mémoire en injonction de vie. Nous ne pouvons plus l’ignorer, tu l’avais prédit, cette vieille histoire que l’humanité porte en elle se répète. Le déclin de notre société a choisi comme première étape, comme à son habitude, nous les juifs.

Tu me diras que je suis naïf et candide mais pourtant je suis convaincu que ton legs va nous permettre de passer cette période insupportable que nous traversons. A posteriori je me dis que tu as choisi de partir pour t’épargner les six derniers mois que nous venons de vivre, ton éternelle clairvoyance, encore une fois.

Tu es toujours là, tous ces amis, amants, sœurs, frères que tu as eus s’approprient tous fièrement tes mots, tes idées et tes combats avec cette vitalité que tu as toujours diffusée sans compter autour de toi.

Il n’y a pas un jour où je ne pense pas à toi et j’essaye chaque jour de mettre un peu de toi dans tout ce qui nous suivra. Tu es bien plus qu’un trait d’union entre les générations, tu es notre lumière à travers l’Histoire.