L’année dernière pour Souccot, je suis allée chez des amies qui vivent dans le quartier de Nakhlaot à Jérusalem. Ce vieux quartier de hippies et de haredim, de bric-à-brac et de jardins suspendus, de cours soudaines et de figuiers insensés, à deux pas du shouk et des camions poubelles. Mes hôtesses avaient bâti leur soucca elles-mêmes, traînant les linteaux de bois qu’elles cloueraient ensemble pour créer la structure des trois murs réglementaires, cherchant des tentures indiennes qui en constitueraient les parois, et ramassant les grandes belles feuilles de palme déjà sèches qui en constitueraient le skhakh – ce toit végétal qui recouvre la soucca et sous lequel elles s’abriteraient pendant sept jours.
Souccot, le premier des « trois pèlerinages » lors desquels tout Israël convergeait vers Jérusalem pour apporter ses offrandes au Temple, est décidément placée sous le signe du végétal. D’abord, elle est la fête des récoltes: « Tu célébreras le festival des cabanes durant sept jours, quand tu rentreras les produits de ton aire et de ton pressoir. » (Devarim 16:13).
Ensuite, son objet rituel n’est autre que « quatre espèces » de plantes: palme, myrte, sauge, cédrat – les arba minim qui, selon les sources, représentent les quatre types de personnalité humaine ou les quatre lettres du nom divin.
Et enfin, les souccot, les « cabanes », c’est de plantes qu’elles seront faites: « Répandez-vous dans la montagne, nous dit le prophète Néhémie (8:15), et rapportez-en des feuilles d’olivier, des feuilles de l’arbre qui donne de l’huile, des feuilles de myrte, des feuilles de palmier, des feuilles d’arbres touffus, pour faire des cabanes […] »
Mais la célébration des récoltes n’est pas que témoignage de gratitude. Elle est aussi geste anticipatoire: on célèbre l’abondance de ce que l’on a reçu pour mieux prier de continuer à recevoir: à Souccot, après de longs mois d’été au ciel implacablement bleu, on prie pour la pluie. D’elle dépendra la survie des prochaines récoltes et par conséquent, celle des habitants de ce pays quasi-désertique, pour toute l’année à venir.
Souccot, ce passage entre gratitude et appel, entre été et hiver, entre joie de l’abondance et peur du manque, est un moment liminal. Or c’est à ce moment que l’on nous demande d’investir, l’espace-temps d’une semaine, un lieu liminal : la soucca.
En effet, Souccot, la « fête des cabanes », se caractérise par le fait qu’elle demande à chaque juif, pendant une semaine, de quitter son habitation, de construire une cabane, et d’y vivre. Le minimum est de « s’asseoir » sous la soucca, en général le temps d’un repas. C’est ce que l’on fait à Paris, à Londres ou à New York – surtout lorsque la fête tombe à l’automne avancé et qu’il commence à faire froid. Mais en Israël, l’injonction reprend tout son sens: c’est la saison parfaite pour être dehors. Les brûlures de l’été sont passées, le froid de l’hiver n’est pas encore là, il fait bon dehors. Nombreuses sont les familles qui y déménagent coussins, tapis, lampes, livres, guitares, voire un petit réchaud, et qui y vivent de jour comme de nuit, y mangeant et y dormant, y lisant et y recevant des invités, le temps d’une semaine qui semble comme un rêve.
Comme un rêve, car il y a quelque chose d’irréel à se retrouver soudain si proche de la nature sans y être vraiment: la soucca procure à la fois le confort d’un abri festif – elle doit être dûment décorée, et la joie du plein air.
Mais l’on sait que le sentiment de sécurité qu’elle procure tient à peu. Faite de végétaux (joncs, feuilles, palmes, coton) qui laissent passer par intermittence l’air, le soleil, la pluie, elle n’est en réalité qu’un abri transparent, un « semblant d’abri »: elle ne protège pas en cas d’intempérie. Et c’est dans ce « semblant » que l’on se réjouit – on appelle Souccot zman simhaténou, le temps de notre réjouissance. On se réjouit comme des enfants qui jouent à se construire des maisons avec des bouts de cartons, des draps sur des chaises, tout ce qu’ils trouvent pour l’agencer comme ils le peuvent – la définition même du « bricolage » selon l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. À Souccot, on rejoue nos constructions humaines pour mieux voir à quel point elles sont illusoires. Dans des espaces bricolés, on apprend à mettre en actes notre vulnérabilité, et à se réjouir d’avoir « ce qu’il faut »: un toit, des fruits… même si c’est temporaire, même si c’est fragile. Et dans la conscience rappelée de cette fragilité, on se rapproche de la terre et du ciel.
C’est pourquoi le skhakh doit laisser voir le ciel en transparence. Or de toute cette construction végétale provisoire, le skhakh, ce « semblant de toit », ce toit transparent, est l’élément halakhique principal. C’est lui qui « fait » cabane.
J’en ai fait l’expérience cette nuit-là en dormant sous les étoiles du skhakh de mes amies: c’est sa porosité voulue qui en fait l’élément liminal ultime, la couronne de Souccot. Car le skhakh fait la jonction entre la terre et le ciel, entre l’humain et le divin. Il est littéralement un toit métaphysique. C’est peut-être pourquoi, si la soucca est éphémère, le skhakh lui, doit être fait de plantes éternelles: on ne peut couvrir la soucca « qu’avec ce qui n’a pas de feuillage caduc, et qui ne flétrit pas », résume Maïmonide dans son Mishné Torah (Hilkhot Shofar veSoucca veLulav 5:1). Le skhakh, ce toit qui n’en est pas un, transforme le fruit de la terre en trace d’éternité. Sa sainteté est telle, nous rappelle le Rabbi Menahem Mendel Schneerson, que l’on ne peut s’en resservir une fois la soucca démontée.
Comme les mandalas de sable tibétains depuis des siècles, comme les constructions au festival du Burning Man aujourd’hui, le skhakh nous rappelle que le sacré ne se recycle pas, que le divin affleure aux marges, et que toute construction humaine est éphémère. Sachant que l’on est si peu, autant se réjouir.