L’homme est ponctuel. C’est son premier rendez-vous.
– MMMM… Momommmo…rrr… Maurice… Rarrarrabehhhbehhhnou.
– Enchanté, Monsieur Rabénoud. Je vous en prie, entrez. Installez-vous…Le cas est limpide mais je demande quand même:
– Qu’est-ce qui vous amène ?
Il s’assied sur le canapé. Je lui fais face.
– Je… je… qqqqquand je… je… ssssuis en public, je… je bbbébbéggggaie.
– Ah. Êtes-vous souvent amené à parler en public ? Que faites-vous ?
– Ch…chef-ffff de-de-de pro-pro-pro…
Il se crispe, se balance d’avant en arrière et quand il semble tenir son mot, le jette de toutes ses forces comme on expulserait un noyau de cerise avalé de travers et sur le point de vous étouffer:
– Chef de projet.
Ses traits se détendent. Mais il se rend compte qu’il n’est qu’à mi-parcours, soupire puis reprend son souffle pour gribouiller des sons :
– D… d… dans u-u-une stasta… une sta… une starteuh… teuteu. Une start-up.
– Je comprends. Vous savez, nous ne sommes que tous les deux. Pourquoi ne pas penser que vous vous parlez à vous-même ? Non ? Un peu comme une prière sans destinataire. Un sourire fend son visage. Ses lèvres bougent en silence, un bref instant, comme un film muet. Et il finit par synchroniser sa voix et les mouvements de son visage:
– C’est… c’est drôle. Ouiiiii: une prière. Regardez, ça marche.
– Parfait. Je suis sûr que vous saurez vous en souvenir au moment opportun… D’ailleurs, avez-vous un épisode particulier en tête où ces difficultés d’élocution fondent sur vous ?
– En fait, je… je… crois que j’ai un problème de leadership. L’autre jour, quand je suis sorti de réunion avec mon boss, ils étaient tous en train de s’émerveiller sur le prototype de la concurrence.
– Et qu’est-ce que vous avez fait ?
– Cé-cédé à la colère. Cassé le prototype. Paf. Brisé en deux la nouvelle tablette avec écran éthique.
– Éthique ? Vous voulez dire qui n’est pas fabriqué par des femmes sous-payées en Chine ?
– Oui. Aussi. Mais Non. Un nouveau concept. C’est la direction qui a choisi notre groupe comme échantillon pour le promouvoir. Un échantillon-test, si vous voulez.
– Et vous faites quoi ?
– Des applications pour législation…
– Mais quel type de loi ?
– Loi morale.
– Ça ne doit pas marcher très fort en ce moment.
– Non, pas tellement. Mais pas seulement ici. Nulle part en fait. Pourtant les supports des versions précédentes de tablette ont eu du succès.
– Vous voulez dire sur ordinateur ?
– Non, avant
– Sur livres ?
– Mais non, encore avant. En argile.
– Des lois sur tablettes en argile ?
– Oui, c’est cela.
Je commence à avoir un doute. Il est en train de me parler des Tables de la Loi.
– Et le nom de votre start-up ?
– Makom.
– Vous savez, Monsieur Rabenoud, je connais un peu les textes des écritures et je me demande… Makom… Comme le mot qui veut dire « le lieu » en hébreu ?
– Si vous le dites. Oui, en effet. Makom veut dire le lieu. Mais pour une firme de communication digitale, on a pensé que ça sonnait plutôt bien.
Et je pense: Cher Monsieur Maurice Rabénoud, vous vous moquez. Makom est aussi un des noms qui signifie Dieu. Vous essayez de vous faire passer pour un autre, en faisant semblant de ne rien comprendre. Votre nom n’est pas Rabénoud, ni votre prénom Maurice. Je connais des Juifs sépharades. Les Abraham camouflés en Albert… Maurice, c’est la version française de Moïse. Vive la République, vive la France. Je n’avais encore jamais eu de tels cas. Et on ne me la fait pas. Je sais bien que c’est Moshe Rabeinu que j’ai là, sur mon divan. Et je lui dis :
– Vous êtes le Moïse des Tables de la loi.
– Vous êtes perspicace. J’ai bien choisi mon analyste. Mais vous voyez, c’est mon problème. Maintenant, ma réputation me précède. Les écritures disent que j’ai la langue lourde. Ce qui a été interprété comme le fait de bégayer. C’est pour cela que je bégaye. Je suis obligé de bégayer. Quel esclavage.
– Ne vous auto-analysez pas… Pourquoi ne pas penser que cette interprétation était symbolique. Le leader bègue d’un petit peuple est un exemple encore plus frappant de cette façon de défier tout par la seule force de la foi. Et puis les textes ont été écrits après votre mort, qui prouve que c’était vrai, ce bégaiement.
– Impossible. Je ne peux pas me contredire: je suis supposé être l’auteur du Pentateuque. Les cinq livres de Moïse.
– Alors comment expliquez-vous que le livre du Deutéronome se termine par votre mort. Comment quelqu’un peut écrire sa propre mort ?
– Mais vous reprenez les arguments éculés de la critique biblique. La plupart de ces soi-disant spécialistes, ce sont des protestants rapiats. Ils ont dû penser qu’ils me priveraient de mes droits d’auteur en disant que ce n’était pas moi. Pff. Demandez à des générations de rabbins. Ils ont trouvé mille raisons plus alambiquées les unes que les autres, mais assez sophistiquées. Ils avaient intérêt, ils s’en seraient rendus malades, les pauvres. Et puis ne soyez donc pas si formaliste. Le temps se déroule et se rembobine. J’ai su ce que les autres ont écrit sur moi. Même si je n’avais pas vraiment bégayé, j’aurais dû m’y mettre pour ressembler à ce que dit l’Exode.
– Vous lisez beaucoup ce qu’on écrit sur vous ? C’est déstabilisant. Cela n’aide pas à avoir une image claire de sa personnalité, vous savez.
– Un peu oui. Souvent je ne m’y reconnais pas. Mais, cela ne date pas d’internet.
Je sais. Je connais ce midrash. Je suis allé au Talmud-Torah. L’histoire veut que Moïse revienne et soit stupéfait de constater ce que la tradition a fait de lui. On nous avait appris cela pour expliquer que les interprétations déforment au point d’être méconnaissables pour ceux qui auraient été présents. Tout cela était censé nous apprendre un peu d’humilité et de tolérance en matière de religion. Il y a peu, j’ai rencontré un de mes camarades d’alors qui n’en a rien retenu. Il devait penser à un couscous boulette, pendant ce cours-là.
– Alors si le temps se rembobine, comment est-ce que je peux savoir que vous ne faites pas une petite visite de courtoisie au xxie siècle et que vous allez retourner dans le Sinaï dans lequel, comme vous le savez, vous avez quarante ans à vous perdre. Pour utiliser tout ce que je vais vous dire à bon escient, en douce. Et vous transformer en véritable leader. Sans remercier votre humble serviteur.
– D’abord, dans le judaïsme, vous savez très bien qu’on cite ses sources, c’est une mitsva. Et puis vous souffrez d’un complexe messianique, mon cher. Vous pensez que je ferais tous ces origamis temporels pour aller voir un psychanalyste même pas ashkénaze ? Non, tant qu’à faire, j’aurais pu m’arrêter au 19 Berggasse il y a un siècle. Il avait une jolie collection d’objets de l’Antiquité, le Sigmund: des dieux grecs et même égyptiens. J’aime bien l’art figuratif – surtout ne le dites à personne, mais les païens ont tout de même un certain talent. D’ailleurs, ce veau d’or n’était pas vilain. Je veux dire pour un veau.
– Et qui me prouve que vous ne l’avez pas fait ?
– Le veau ? Tout de même. N’exagérons pas. On croirait un partisan de la théorie du complot : ça ne vous plaît pas, c’est les Juifs qui l’ont fait. Et puis, ce veau, franchement, je ne l’aurais pas fait en or. Ça fait nouveau riche.
– Je ne parle pas d’avoir fait le veau. Mais d’avoir fait la visite à Freud. Peut-être que vous avez commencé une analyse et vous n’avez juste pas tellement aimé ce que Freud avait à vous dire.
– Vous voulez rire ? Vous voudriez que je fasse de la peine à ma mère ? Évidemment, on ne nous appelait encore que les Hébreux mais on avait déjà des mères juives.
– Pourquoi de la peine ?
– Mais enfin vous avez lu ce qu’il a commis en 1938, le Sigmund ? Moïse et le monothéisme ? Que je ne serais en fait qu’un Égyptien, même pas un Hébreu ? Parce que Moïse, ça ne sonne pas très hébreu ? Non, non, non. Vous imaginez ce qu’elle a enduré, ma pauvre mère ? Une mère juive, faire dériver son fils dans un panier sur le Nil pour le sauver car Pharaon exécutait tous les nouveau-nés ? Et le Viennois qui dit que je ne suis pas de la tribu ? Non, la pauvre, non, je ne lui aurais jamais fait ça. La vérité, c’est que je ne me sens pas si proche de ces gens qui croient que leurs ancêtres lisaient tous Kant dans leur shtetl. J’ai peut-être des préjugés mais je ne sais pas, je préfère quelqu’un dont la famille est restée dans le coin le plus longtemps possible. Votre famille est d’Algérie, non ?
– Oui. Mais alors pourquoi moi ?
– Enfin, vous plaisantez ? C’est à moi que vous voulez parler des mystères de l’élection divine ? Si ça vous pèse, imaginez un peu ce que ça me fait. Les Juifs ont été élus parce que tous les autres peuples ont dit non avant. Ne le prenez pas mal, je ne dis pas que j’ai essayé beaucoup d’autres psys avant vous…
Silence. Le premier de la session. Je réalise que son débit incessant me rappelle celui de mon oncle Georges – Georges pour cacher Josué.
– Alors vous voulez me voir pour qui ? Maurice Rabénoud ou Moïse du Sinaï ?
– Moïse du Sinaï, c’est sympathique. On dirait Ginette d’Oran. Ah, pour en revenir à votre question : l’un ou l’autre. Vous êtes psy, vous savez très bien que les générations écrivent les unes sur les autres. Nous sommes des palimpsestes. Et puis comme le dit la tradition, toutes les âmes juives étaient présentes au Sinaï.
– Je crois que vous avez le complexe du prophète réticent. Jonas, qui doit annoncer la destruction de Ninive, et qui se cache. Vous qui avez du mal à porter le message, au Sinaï ou chez Makom… Vous voyez un plan social à l’horizon ?
– Pour tout vous dire, je ne sais pas. Parce que l’horizon… ce n’est pas très fiable non plus. Vous avez remarqué, ça se recule à mesure qu’on avance. Comme un mot hors de portée.
– Donc c’est pour le futur qui vous a fait bégayer. Voilà… le passé s’est laissé empoisonner par les attentes de l’avenir. Et c’est ainsi que vous avez obéi à ce que vous saviez qu’on attendait de vous. Ou croyiez…
– Bravo Sherlock. On dirait un fortune cookie juif. Un petit morceau de sagesse biblique pour tous, plié en quatre. Mais vivement les temps messianiques – passé, présent, futur, qu’on en finisse. Tout ce hummus de temporalités, moi, je m’y perds. Zouh. D’ailleurs, je vais y travailler de ce pas…
Je me suis senti un peu étourdi.
– Ne vous dérangez pas pour me raccompagner. Vous connaissez l’adage : ne demande pas ton chemin à quelqu’un qui le connaît, tu ne pourrais pas t’égarer. C’est un peu un proverbe ashkénaze mais ça m’a été très utile, dans le Sinaï.
Je retourne au mutisme qui sied à mes consultations. Mais la vérité est que je suis incapable de me lever. Ou d’articuler le moindre mot.
– J’ai été ravi. Ravi, mon petit. Je suis fier de la tribu. On se reverra dans la haggadah.
La porte se referme.
Mes yeux tombent sur le logos au dos de mon ordinateur. Une pomme entamée, qui me semble soudain fendue d’un sourire.