Ce soir, j’apprends avec un chagrin infini la mort de Vivian Silver, la mort d’un poème. Avec une tristesse lourde et un peu de soulagement aussi, il faut l’avouer. Vivian a été tuée le 7 octobre mais nous ne le savions pas. Tout le monde pensait qu’elle avait été enlevée et retenue captive à Gaza, mais les archéologues des cadavres d’Israël l’ont identifiée; Vivian est bien morte dès le 7 octobre, assassinée chez elle, au kibboutz Be’eri. Quand je pense à Vivian, j’aime mieux qu’elle n’ait pas vécu la captivité à Gaza, une terre dont elle s’est évertuée, quoi qu’il en coûte, à protéger et défendre les habitants.
Vivian Silver était canadienne. Elle était juive. Depuis plus de 30 ans maintenant, elle vivait au kibboutz Be’eri, en Israël, tout juste au bord de la frontière de Gaza. Comme la plupart des habitants de ces kibboutzim et villages qui entourent Gaza, elle était une militante acharnée de la paix, elle se battait pour le mieux-être palestinien, elle accompagnait les Palestiniens malades dans les hôpitaux israéliens qui les soignaient, elle luttait pour documenter les abus des forces de sécurité, pour qu’Israël reste digne de son nom. Vivian a toujours pensé que la paix se ferait avec ses voisins, elle y a tellement cru qu’elle a voulu vivre si près, là d’où ils pouvaient se voir. Vivian disait il y a six ans au quotidien israélien Haaretz: “Tant que les deux camps ne s’assoiront pas pour parler, cela ne cessera pas”. Vivian avait des amis à Gaza, où elle s’était si souvent rendue, des gens qui l’aimaient et qu’elle aimait, et tant d’autres qu’elle tentait, par tous les moyens, de soutenir. Vivian aimait infiniment les Palestiniens, et les Israéliens.
Vivian Silver était belle, belle de son sourire, belle de son infatigable espérance, belle de ses convictions. Elle a combattu les fanatiques d’Israël et, à sa façon, ceux de Gaza, ceux qui l’ont assassinée. À chaque échange, à chaque sourire, à chaque main tenue dans une voiture partie du poste-frontière d’Erez vers les hôpitaux de Beer Sheva, de Tel Aviv, ou de Jérusalem, Vivian s’est battue et ses protégés ont embrassé son combat. Elle savait, Vivian, que ce devait être terrifiant pour un patient gazaoui que de se retrouver seul, sans famille, emmené dans une ambulance vers un hôpital si proche et si loin. Alors Vivian faisait famille. Parce qu’elle savait, mieux que nous je crois, qu’ainsi gagne la vie.
Vivian accueillait au kibboutz Be’eri des militantes, des femmes, les “Guerrières de la paix”, encore quelques heures à peine avant le massacre. Musulmanes, chrétiennes, athées, juives, elles venaient là entendre la voix d’une femme qui lutte pour la justice, contre l’essentialisation, pour que vive la vie, le sacré de la vie, chaque jour, ici, maintenant. Vivian s’attachait si fort à ne jamais laisser s’éteindre la lumière, ni celle qui donne espoir, ni celle non plus qui empêche de dormir et oblige à regarder en face le monde que nous oblitérons.
Vivian Silver a été tuée aux premières heures de l’attaque du 7 octobre en Israël, par des abrutis qui ne voulaient pas laisser briller cette lumière, celle qui donne espoir, celle qui empêche de dormir. Elle parlait à son fils Yonatan, raconte-t-il, par messages, ce matin-là, comme si ceci allait bien vite prendre fin. “Je suis là”, a écrit Yonatan. “Je te sens”, a répondu Vivian, Vivian qui pouvait sentir l’autre même quand il n’était pas tout à fait là. Il aura fallu cinq semaines pour qu’on puisse identifier son corps. Dieu merci, Vivian n’a pas eu à endurer le sort terrible des otages, du bébé au vieillard, retenus dans les tunnels de Gaza, dont on arrache aujourd’hui les portraits dans les villes occidentales. Mashallah, Vivian n’a pas eu à subir cette déception humaine, à voir les enlèvements, les tortures et les viols, les mutilations et les assassinats des Juifs, des Arabes, des Bédouins, des Thaïs et des Philippins dans le pogrom du 7 octobre. Baroukh haShem, elle n’a pas non plus vu mourir les civils de Gaza sous les bombes irréfragables de la réponse militaire à la guerre ignoble déclarée par le Hamas.
Vivian Silver est morte, vive Vivian Silver. Son assassinat est celui d’un poème, un si beau poème que je n’abandonnerai pas, un poème qui dit la douleur et l’amour, un poème qui dit l’impuissance et le faire, un poème qui contredit les intuitions et combat les décrets, un poème qui y croit, bien plus fort, aux dieux dont se réclament les assassins.
Vivian Silver Haï, Vivian Silver vit, et c’est elle, son combat, son esprit poétique et sa lucidité d’esthète de l’humanité qui vaincront. Que la mémoire de Vivian soit tissée au fil des vivants et qu’elle nous inspire pour que triomphe sur l’absurde intelligence de la guerre la futile fulgurance de la poésie.
Vivian Silver est native de Winnipeg, Manitoba. Elle est morte assassinée, à l’âge de 74 ans, au kibboutz Be’eri, en Israël, le 7 octobre 2023. Elle fut membre fondatrice de Women Wage Peace “Les guerrières de la paix”, militante de l’égalité de genre, directrice exécutive et co-fondatrice de l’Institut du Negev – Centre judéo-arabe pour l’égalité, l’émancipation et la coopération, membre du bureau de l’organisation de défense des droits humains B’Tselem, membre active de Road to Recovery [le chemin de la guérison] et Project Rozana qui accompagnent des Gazaouis malades ou blessés dans les hôpitaux israéliens.