Qu’impliquent les mandats d’arrêt de la CPI délivrés contre Nétanyahou et Gallant?

Entretien avec Céline Bardet, juriste, spécialiste des crimes de guerre et fondatrice de We are NOT Weapons of War.

Yoav Gallant (à gauche) et Benjamin Nétanyahou (à droite)

Antoine Strobel-Dahan Jeudi matin, la Cour pénale internationale a produit deux communiqués annonçant respectivement émettre “des mandats d’arrêt contre deux individus, M. Benjamin Nétanyahou et M. Yoav Gallant, pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre” et “à l’unanimité un mandat d’arrêt contre M. Mohammed Diab Ibrahim Al-Masri, communément appelé ‘Deif’, pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre présumés commis sur le territoire de l’État d’Israël et de l’État de Palestine”. Cela fait suite à la demande, annoncée publiquement le 20 mai 2024 par Karim Khan, le procureur de la CPI, de mandats d’arrêt contre ces trois hommes ainsi que contre Ismaël Haniyeh et Yahya Sinwar (tous deux morts entre-temps). On entend beaucoup dire que c’est inédit, pourquoi? Est-ce vraiment inédit d’avoir des responsables en fonction contre qui sont délivrés des mandats d’arrêt?

Céline Bardet Non, ce n’est pas inédit dans le sens où ça a été fait en 2009 et 2010 concernant Omar el-Bechir au Soudan, qui était toujours en poste, ou en 2023 contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova [Commissaire aux droits des enfants auprès du président de la fédération de Russie] qui sont également toujours en fonction.

Ce qui est inédit ici, c’est le fait que la CPI a mis six mois à confirmer les demandes du procureur, ce qui est très long. Normalement, la CPI annonce des mandats d’arrêt après que le procureur lui en a fait la demande, dossier à l’appui, et après que sa chambre d’instruction a étudié les éléments et confirmé les mandats d’arrêt. Ici pour la première fois, le procureur Karim Khan a rendu publique cette demande de mandats d’arrêt. Ça n’est pas interdit mais ça n’arrive jamais, c’est une vraie première. Notamment parce que les juges ne valident pas nécessairement une demande de mandat d’arrêt du procureur.

ASD Est-il commun que les deux parties d’un conflit fassent l’objet d’un mandat d’arrêt et pourquoi Karim Khan a-t-il choisi, selon vous, de rendre publiques ces demandes, était-ce pour exercer une sorte de pression sur les juges de la CPI?

CB Je ne suis pas dans la tête de Karim Khan donc je ne peux pas parler pour lui. Sur la situation entre Israël et Gaza, il existe un débat très polarisé – je ne vous apprends rien – donc je pense qu’il a été sous pression. Il aurait pu demander des mandats d’arrêt contre des responsables du Hamas bien plus tôt mais il ne l’a pas fait et il a décidé de présenter conjointement ces cinq demandes, ce qui rend effectivement la situation inédite. C’est la première fois que le procureur de la CPI s’exprime en prenant les deux parties au conflit et, d’ailleurs, il a aussi précisé lors de son annonce qu’il avait fait appel à d’éminents experts (on se souvient par exemple d’Amal Clooney) pour renforcer la crédibilité de ses demandes. Oui, c’est une façon de mettre une forme de pression sur les juges. 

ASD Justement, ce délai de six mois de réponse de la CPI n’indique-t-il pas aussi que tout ça a été étudié dans tous les sens pour être le moins attaquable possible?

CB Ce n’est pas anodin parce que ce conflit n’est pas anodin et qu’il génère énormément de polarisation voire d’hystérie et cette pression existe. Donc oui, le fait d’avoir mis six mois à rendre une décision montre qu’il y a sûrement eu débat et résulte probablement aussi de la pression publique qui existe autour de ce conflit. Mais ça, ce n’est pas normal. D’autant qu’entre temps Sinwar et Haniyeh ont été tués.

ASD A priori, Deif [Mohammed Diab Ibrahim al-Masri] a aussi été tué en juillet dernier, c’est en tout cas ce qu’affirme l’armée israélienne, même si le Hamas ne l’a jamais reconnu publiquement. Et je vous avoue m’être demandé si ça n’arrangeait pas un peu la CPI de pouvoir délivrer un mandat d’arrêt contre un Palestinien pour montrer que ce n’est pas que contre Israël…

CB Légalement parlant, à partir du moment où il n’y a pas une confirmation officielle de sa mort, la Cour le prend en compte aussi et, effectivement, ça doit un peu les arranger qu’il y ait au moins un Palestinien concerné par les mandats d’arrêt. Sans avoir une opinion sur le fond, cette façon de tenter de créer un équilibre, peut-être pour ne pas être accusé de prendre partie, me donne une impression que ce qui reste, ce sont les dirigeants d’Israël. Je crois que ce doit être un choc énorme en Israël et que ça va nourrir encore davantage cette défiance immense qu’a Israël par rapport aux Nations unies et aux institutions internationales. Encore une fois, je ne le dis pas sur le fond, parce qu’il y a des crimes qui sont commis à Gaza, c’est sûr, mais ça m’interroge parce que je ne pense pas que ce soit le rôle de la justice internationale que de continuer à creuser ce fossé. À titre personnel, ça m’inquiète. Je travaille actuellement sur les victimes du 7 octobre et je ne peux m’empêcher de penser à elles en voyant ça.

ASD À l’heure où nous publions, les Pays-Bas, la Norvège, l’Irlande, le Canada, la Suisse, la Suède, la France et l’UE ont fait savoir qu’ils coopéreront avec la CPI quand les États-Unis et la Hongrie ont refusé, et que l’Allemagne, l’Autriche et le Royaume-Uni ont émis de sérieuses réserves. Quelles sont les probabilités concrètes d’arrestation de Nétanyahou ou Gallant: s’ils se rendaient dans un pays partie au traité de Rome, risqueraient-ils vraiment d’être arrêtés et transférés à la CPI?

CB Ce qui est intéressant, là, c’est que ça va mettre un certain nombre de pays face à l’opérationnalité de la CPI. Ça a déjà été le cas pour Poutine, mais Poutine ne cherche pas particulièrement à voyager en Europe… Pour les Américains, ce n’est pas compliqué de s’y opposer puisqu’ils ne sont pas partie à la CPI, mais c’est une autre histoire si un pays membre dit ouvertement qu’il ne coopérera pas. Ça met vraiment les pays signataires du traité de Rome face à leurs responsabilités. 

ASD Le Conseil de sécurité américain a annoncé que “la CPI n’a pas juridiction sur cette question”. Et cela pose la question de la légitimité: ni Israël ni la Palestine ne sont parties au traité de Rome, comment la CPI est-elle compétente?

CB C’est tout un jeu juridique en fait, il faut tirer des fils. La question s’est posée pour la Russie, qui n’est pas partie à la CPI, mais l’agression se déroulait sur le territoire ukrainien. L’Ukraine non plus n’était pas partie mais avait accepté l’ouverture d’une enquête sur son territoire, rendant la CPI compétente. Et c’est un peu pareil pour la Palestine qui a adhéré au statut de Rome en 2015, trois ans après avoir obtenu le statut d’État observateur non-membre à l’Assemblée générale de l’ONU. Comme l’attaque du 7 octobre sur Israël a été perpétrée par des citoyens palestiniens, et comme pour Israël cela concerne des crimes commis à Gaza, autrement dit sur le territoire palestinien, la CPI est compétente. Cela dit, il est effectivement intéressant d’observer qu’un pays qui n’est pas membre de la CPI peut se retrouver dans une affaire de la CPI. 

On peut le voir de deux façons. Les gens qui sont pro-justice internationale (ce qui est mon cas même si je me pose beaucoup de questions sur son application) peuvent dire que c’est une victoire du droit et que la justice prévaut. Mais d’un point de vue purement juridique, on peut aussi se demander comment un pays peut se retrouver embarqué dans un processus auquel il n’adhère pas. Et oui, Israël remet en cause la compétence de la CPI – juridiquement, ils ont raison, même s’ils n’auront pas voix là-dessus.

Cela dit, si on a une réflexion plus macro, cela pose des questions et ce sont ces questions qui m’inquiètent. Parce que cela crée des fractures et des défiances, et parce que ça imbrique la politique à la CPI, qui réagit par rapport à des pressions politiques, et dont les actions entraînent des conséquences politiques. Il me semble qu’on devrait  travailler davantage à expliquer pourquoi la justice est importante et pourquoi on a intérêt à s’y consacrer ensemble, de façon à ramener un peu tout le monde dans le cercle, plutôt que de couper les liens. Je suis bien placée pour l’observer, puisque je travaille sur la question de la documentation des violences sexuelles du 7 octobre et je vois bien comment la commission d’enquête de l’ONU rend des rapports sans avoir pu enquêter sur place parce qu’Israël n’en veut pas. Si on coupe ce lien, d’une part on ne peut pas faire notre travail correctement et, d’autre part, on continue de nourrir l’isolement d’Israël – qui parfois utilise ça aussi – alors que ce n’est pas ce qu’on devrait faire. Cela m’inquiète. Je travaille sur de nombreux conflits dans le monde et la question qui est toujours posée est celle-ci: il y a des victimes des deux côtés qui ont vécu des choses atroces, alors comment peut-on leur rendre justice?

ASD La CPI a souvent été accusée d’être un instrument néo-colonial qui ne poursuit que des dirigeants africains ou “non occidentaux” et épargne certains pays. Or si on considère Israël comme un État occidental, c’est la première fois que des dirigeants occidentaux sont poursuivis. D’un point de vue de politique interne à la CPI, n’est-ce pas aussi une façon de répondre ou de se prémunir de l’accusation de partialité ou de ciblage sélectif? 

CB Karim Khan est quelqu’un qui a beaucoup changé la politique de la CPI. Il est brillant, pragmatique et opérationnel, on ne peut pas lui enlever ça. Lorsqu’il est arrivé, il avait conscience de ce qu’on reprochait, à juste titre, à la CPI. Il a changé cette politique et il a commencé à émettre des mandats d’arrêt sur des conflits en cours, ce qui est nouveau. Donc que ce soit Poutine (la Fédération de Russie, tout de même), ou le conflit israélo-palestinien, il montre que la CPI n’est pas là que pour juger les Africains mais tout le monde, y compris les grandes puissances. Autant je pense qu’il s’est un peu tiré une balle dans le pieds en communiquant publiquement et en voulant présenter ces mandats d’arrêt simultanément, autant j’ai du mal à le blâmer parce qu’il fait ce travail qui change l’image de la CPI et, surtout, parce que je ne sais pas bien ce qu’il aurait pu faire d’autre – il n’y avait pas de bonne solution. En tout cas, je n’aimerais pas être à sa place parce que quoi qu’il ait fait, de toute façon, il aurait été attaqué de toutes parts – il y a dans ce conflit une guerre informationnelle qui est immense et à tous niveaux, pire même qu’en Ukraine. Ce changement de politique provoque des réactions violentes. On le voit avec tous ces pays qui ne cessent de clamer qu’ils sont pour la justice internationale, jusqu’au jour où elle les concerne. Finalement, la violence de la réponse est un signe que les choix de Karim Khan fonctionnent.

ASD Le risque de sanctions, notamment de la part de l’administration Trump qui va s’installer à Washington en janvier, contre Karim Khan ou les juges qui ont émis ces mandats d’arrêt, sont-ils réels?

CB La précédente administration Trump l’a déjà fait avec Fatou Bensouda et Phakiso Mochochoko [respectivement procureure de la CPI de 2012 à 2021 et chef de division à la CPI depuis 2011, à la CPI depuis 2002]: leurs avoirs aux États-Unis ont été gelés et ils se sont vus interdire l’entrée sur le territoire américain en raison des enquêtes sur des crimes de guerre présumés en Afghanistan et des crimes liés au conflit israélo-palestinien. Les États-Unis sont donc tout à fait capable de le refaire, d’autant que c’est un pays qui se moque bien de ce que pense la CPI. Pour Bensouda et Mochochoko, ça avait duré seulement sept mois, jusqu’à ce que la nouvelle administration Biden lève ces sanctions, donc c’est plus symbolique qu’autre chose, mais je suis quasiment sûre que Trump, dès sa prise de fonction en janvier, mettra en oeuvre de telles sanctions.

ASD Question peut-être reliée mais pas complètement: en janvier, la Cour internationale de justice rendait une décision qui a été globalement très mal lue par les journalistes et les commentateurs à la suite de la saisine de l’Afrique du Sud concernant Israël. J’invite nos lecteurs à relire le décryptage que Tenoua en avait fait pour comprendre ce qu’a vraiment dit la CIJ – en tout cas jamais n’a-t-elle dit alors qu’un génocide à Gaza était en cours. Rappelons simplement que si la CPI poursuit et juge des individus, la CIJ, elle, règle des différends entre États. Néanmoins, ces mandats d’arrêt (dont il faut rappeler qu’ils ne sont pas des inculpations) pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité pourraient-ils influencer la procédure en cours à la CIJ?

CB Dans la mesure où la CIJ est saisie au nom de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, oui et non. Parce que ces mandats d’arrêt parlent de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité mais pas de génocide. Donc a priori, juridiquement parlant, non cela ne devrait pas avoir d’influence. Cela dit, on ne peut pas nier le fait que, à partir du moment où la CPI confirme deux mandats d’arrêt contre des représentants du gouvernement israélien sur la base de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, ça ne joue pas en faveur d’Israël. Maintenant, si on regarde précisément les mandats d’arrêts délivrés jeudi par la CPI, il y est question, concernant Nétanyahou et Gallant des crimes suivants: crime de guerre consistant à affamer des civils comme méthode de guerre, crimes contre l’humanité de meurtre, de persécution et d’autres actes inhumains, et crime de guerre d’attaque lancée intentionnellement contre une population civile. Il faut noter que la Cour a retiré plusieurs des chefs d’accusation figurant dans les demandes de mandats d’arrêt, notamment celui d’“extermination”. En droit, la notion d’extermination est l’un des chefs d’accusation les plus proches, dans sa définition, de celle de génocide, car elle implique la destruction massive d’un groupe de population civile. Le fait que les juges aient décidé de retirer ce chef d’accusation reflète qu’ils n’ont pas estimé que l’intention d’exterminer la population de Gaza en raison de son appartenance à ce territoire était suffisamment établie. Cela a des implications potentielles sur la procédure en cours à la CIJ, même si celle-ci demeure indépendante dans son analyse. Cet aspect impacte directement sur les éléments de saisine de la CIJ, qui  reste néanmoins indépendante dans son propre travail et qui, effectivement et vous faites bien de le rappeler, n’a jamais dit qu’il y avait un génocide en cours à Gaza. Mais sur ce conflit en particulier, on voit qu’il y a un débat, même médiatique, une espèce d’hystérie, où les gens ne sont pas suffisamment informés ou ne font pas l’effort de s’informer.

Céline Bardet est juriste, spécialiste des crimes de guerre et fondatrice de We are NOT Weapons of War.

À propos des termes “génocide”, “crime contre l’humanité”, “crime de guerre”, lire notre article explicatif.