Il est des mythes positifs qui ont la peau dure, comme celui de « l’âge d’or espagnol », ce prétendu modèle du « vivre-ensemble » (convivencia), de la coexistence interreligieuse dont on rêve encore aujourd’hui avec un mélange de nostalgie artificielle et d’utopie naïve. On peut toujours rêver, en effet, car les travaux de tous les historiens concordent pour montrer que sous un vernis doré, le statut des minorités juive et chrétienne sous domination arabo-berbère n’était guère enviable.
La conquête arabo-berbère de la péninsule ibérique en 711 est une guerre sainte, pas une migration. C’est la ferveur religieuse et les visées d’expansion de l’islam qui motivent les troupes. Très vite, le pouvoir musulman impose la loi de « dhimma » pour les peuples du Livre, chrétiens et juifs. Comme l’a montré Bat Ye’Or dans ses nombreux écrits, ce statut offre la liberté de mouvement et de culte. Toutefois, il inclut aussi des restrictions et discriminations : la jizya, un impôt lourd, l’interdiction de construire de nouveaux lieux de culte, l’interdiction d’organiser des manifestations religieuses publiques, l’obligation de porter un vêtement qui identifie les non-Musulmans. Ce système discriminatoire est intériorisé par les classes élevées, celles des médecins, des commerçants internationaux, des scientifiques, des philosophes ou des poètes. Une infime minorité juive et chrétienne peut se jouir d’un statut de « coexistence » à son bénéfice mais, pour la majorité de la population des classes moyennes ou basses, la dhimmitude pousse au repli et à l’isolement. Même à la « belle époque » arabo- berbère, il n’est guère question de collaboration ou de coexistence multiculturelle.
Au XIe siècle, l’islam dominant se durcit et les persécutions contre les Juifs augmentent : massacre à Cordoue en 1011, à Saragosse en 1039 et, surtout, le 30 décembre 1066 à Grenade, lorsque la foule attaque le palais, crucifie le fils du célèbre rabbin et poète Shmuel Hanaguid, Joseph Ben Nagrela, qui était le premier Juif à accéder à la fonction de grand vizir et chef des armées. Le pire est à venir avec la conquête de la péninsule par les Almohades en 1148. Le statut de dhimmi est aboli, mais remplacé par des conversions forcées et la destruction des communautés juives. Les exils vers Tolède (déjà chrétienne), la Provence ou l’Afrique commencent. Le cas le plus connu est celui de la famille de Moïse Maïmonide, dit Rambam, né en 1138 à Cordoue, mais forcé sur les routes de l’exil en 1148, d’abord vers le sud de l’Espagne, puis à Fès, au Maroc, avant de gagner St-Jean d’Acre, Jérusalem puis enfin Le Caire pour échapper aux persécutions antijuives.
Les petites communautés qui restent sur la péninsule ibérique sont isolées, elles vivotent, seules les classes aisées ont des échanges avec les classes dirigeantes.
Les Chrétiens chassés par les Maures au VIIIe siècle se sont restructurés dans le nord-ouest de l’Espagne, d’où ils organisent lentement la Reconquista, la reconquête : Barcelone en 985, Tolède en 1085, Saragosse en 1118, le sud au XIIe siècle et finalement Grenade en 1492, année qui coïncide avec l’édit d’expulsion des Juifs par le tribunal de l’Inquisition.
Plus progresse la reconquête sur les Maures, plus se déchaîne la haine contre les Juifs. Plusieurs historiens, parmi lesquels l’Américain Martin Cohen, ont montré que les persécutions antijuives menant à l’édit d’expulsion avaient moins une justification religieuse que politique. À l’époque, la société espagnole est composée d’une vieille garde noble, d’une nouvelle garde bourgeoise qui cherche à obtenir davantage de pouvoir, et des masses populaires. La veille garde se sent menacée par la nouvelle garde et les Juifs vont servir de pions dans cette lutte de pouvoir. Les Juifs cultivés et aisés sont sous la protection de la vieille garde, mais professionnellement actifs auprès de la jeune garde avec laquelle ils partagent un esprit moderne, curieux et tourné vers l’innovation. La vieille garde fait face à un dilemme : elle ne veut pas que les Juifs se convertissent, car ils grossiraient ainsi les rangs de la nouvelle garde ; en même temps, la vieille garde a besoin des Juifs. La vielle garde décide d’accepter un petit nombre de convertis dans ses rangs et d’intégrer les autres dans la nouvelle garde. Elle développe une machine de propagande pour encourager les conversions, en noyant les masses populaires de discours antisémites : accusation de déicide et de sorcellerie par le biais de sermons et premières attaques contre des quartiers juifs. En 1391, les quartiers réservés aux Juifs, les aljamas, sont l’objet de massacres en Castille, en Aragon, en Catalogne et à Majorque. Plusieurs milliers de Juifs sont tués. Les conversions augmentent fortement et peu de Juifs gardent des liens avec le judaïsme. Il est désormais question de survie et d’ascension sociale. Les convertis obtiennent des fonctions élevées dans tous les domaines, y compris dans l’Église (Pablo de Santa Maria, archevêque de Burgos, né Salomon Halevi et d’autres).
Émerge alors la figure du converso, ou nouveau chrétien, une figure hybride, à la fois dedans et dehors, nouveau et ancien, un personnage ambigu même s’il rejette ses racines juives et s’est converti par conviction. Le converti reste un autre et suscite des soupçons, rumeurs et théories du complot. Les nouveaux chrétiens participent à l’ascension fulgurante de la nouvelle garde. La vieille garde, se sentant menacée, doit trouver un moyen de bloquer la nouvelle garde politiquement : sous couvert de religion, elle accuse la nouvelle garde d’être de sang impur, puisqu’elle est complètement mélangée à des milliers de convertis. Cette classe sociale contaminée par le sang juif doit être écartée, éliminée.
Le concept de « pureté du sang » (limpieza de sangre) ne peut pas être un argument théologique. En effet, cela voudrait dire que le baptême a perdu sa vertu purificatrice ! Ce serait plutôt une hérésie… Mais dans tous les cas, c’est un coup de génie politique, puisqu’il renforce les accusations de déicide qui convainquent les masses populaires, il dit clairement à la nouvelle garde que seule la vieille garde est légitime, et il neutralise l’Église qui se doit d’accueillir les convertis. La vieille garde crée ainsi une nouvelle catégorie « raciale » qui n’existe pas, puisque les Juifs ibériques sont ethniquement, culturellement et linguistiquement indistincts des autres Espagnols. Cette nouvelle catégorie permet de concentrer les attaques sur la nouvelle garde et trouve dans la persécution des Juifs une motivation politique. La vieille garde nourrit un deuxième mythe : celui que les convertis ne sont pas loyaux à leur nouvelle foi, nourrissant encore un climat de suspicion, de délation et de confessions forcées.
Plusieurs décrets menacent les convertis de discriminations, de torture, d’exil et de mort. Mais les peines sont peu appliquées : quelques condamnations et autodafés pour l’exemple. C’est que la plupart des dirigeants politiques et religieux ont des ancêtres juifs : le Roi Ferdinand d’Aragon et ses deux grands-parents juifs, peut-être même l’Inquisiteur Thomas Torquemada et, quelques années plus tard, Thérèse d’Avila et ses quatre grands-parents juifs.
Avec l’édit d’expulsion du 31 mars 1492, l’Espagne assoit sa monarchie et brise l’élan de la nouvelle garde, mais à un prix exorbitant : les Juifs qui étaient les moteurs d’innovation dans tous les domaines se sont exilés ou, pour ceux qui sont restés sous couvert de conversion, ont fait profil bas. L’Espagne réunifiée va entamer son déclin.
Une dernière légende entoure l’exode des Juifs d’Espagne : l’accueil chaleureux qui leur fut réservé par le sultan ottoman, qui aurait même remercié les rois catholiques Isabelle et Ferdinand pour ce « cadeau ». Aucune lettre ou « firman » ne documente cette historiette. Reste que si les Juifs de la péninsule ibérique ont largement contribué à l’essor et à la prospérité de l’Empire Ottoman, leur intégration en tant que minorité religieuse se fera elle aussi en dents de scie…
Aujourd’hui, le mythe de l’âge d’or espagnol persiste, malgré les travaux d’historiens réputés. Il est nourri par les autorités espagnoles et portugaises qui veulent attirer le tourisme international vers cette « terre de tolérance » où ne restent que quelques cailloux peu évocateurs (Barcelone) et où le discours ambiant (à Tolède, par exemple) évite soigneusement les sujets qui fâchent, comme la dhimmitude, les pogroms du XIVe siècle et le statut des conversos. L’autre discours utopique est relancé par la gauche altermondialiste qui cite l’Espagne musulmane comme modèle de coexistence qui devrait inspirer le monde d’aujourd’hui, en particulier au Moyen-Orient. Les uns comme les autres se gargarisent de mythes qu’il serait bon, aujourd’hui, d’interroger et de considérer avec la distance nécessaire.