Shoah Les rebelles, les combattants et les survivants

Tandis que la persécution et le génocide des Juifs d’Europe par les nazis écrasaient un monde, ils furent nombreux à résister, s’acharner à vivre, combattre et souvent le payer de leur vie. À leur retour, bien des survivants s’engagèrent dans des luttes politiques ou sociales majeures.

Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens © David Teboul, Auteur notamment de Simone Veil, l’Aube à Birkenau, récit recueilli par David Teboul, Les Arènes, 2019 et La Vie après Birkenau, éditions Presse Pocket, 2021.
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Antoine Strobel-Dahan On voit souvent l’histoire de la déportation, de l’enfermement et de l’extermination des Juifs comme une histoire résignée et soumise. Pourtant il y a eu des révoltes dans de nombreux ghettos et même dans des camps. Que nous disent ces révoltes ? Certaines ont-elles réussi ?

Annette Wieviorka Nous, nous connaissons la fin de l’Histoire, mais c’est seulement à l’automne-hiver 1941, c’est-à-dire bien après la création des ghettos, qu’a été décidé l’assassinat de tous les Juifs d’Europe. Jusque-là, la culture de la persécution et des réponses à la persécution était différente. Les Juifs enfermés dans les ghettos, donc en Europe de l’Est où ils constituaient des minorités nationales, ont manifesté de diverses façons l’idée qu’il fallait conserver à leur peuple ses qualités intellectuelles, morales et de solidarité. Il y a eu des organisations vouées à l’éducation ou à la solidarité dans pratiquement tous les ghettos mais l’idée d’une révolte armée contre les nazis était pour le moins ténue. Les choses ont changé lorsque la Solution finale a été mise en œuvre et que les Juifs l’ont constatée, comme à Vilnius où les Juifs sont conduits, à partir de juillet 1941, dans la forêt de Ponary pour être exécutés, comme à Łódź où les Juifs sont emmenés à Chełmno, considéré comme le premier centre de mise à mort. L’information a alors circulé de ghetto en ghetto et les Juifs ont pris conscience qu’ils n’étaient pas confrontés à une persécution qu’ils connaissaient, du type pogrom, mais à un nouveau type de persécution. C’est à ce moment que, surtout parmi la jeunesse – qui a été beaucoup plus lucide que les aînés –, est née l’idée qu’il fallait résister les armes à la main.

On connaît surtout la résistance emblématique du ghetto de Varsovie. L’Organisation juive de combat (OJC) est fondée fin juillet 1942, juste après la Grossaktion [la « grande action », nom donné par les nazis à la déportation massive des Juifs de Varsovie à Treblinka] et le constat que les trains qui partent pour Treblinka reviennent vides et que donc on assassine les Juifs. Le mouvement socialiste juif Bund avait hésité à la création de l’OJC parce qu’il a espéré très longtemps faire une alliance avec le mouvement socialiste polonais – alliance qui n’aura jamais lieu. En janvier 1943, quand Himmler envoie ses troupes « liquider » le ghetto, la résistance armée fait reculer les troupes. Et c’est à partir du 19 avril 1943 que se produit ce qu’on appelle « l’insurrection du ghetto de Varsovie ». Dans le monde juif, on a toujours célébré les héros et les martyrs de l’insurrection, mais peut-on dire pour autant que cette révolte a « réussi » ? Quand on lit le rapport Stroop 1, du nom du général SS qui commandait la destruction du ghetto, il fait état de 16 morts parmi les Allemands. Même si on multiplie le chiffre par dix, cela reste très peu donc, militairement, on ne peut pas vraiment dire que cette révolte ait réussi. Mais c’est la première révolte urbaine dans l’Europe nazie et, d’un point de vue symbolique comme du point de vue de l’héroïsme dont ont fait preuve les jeunes insurgés, et de l’union entre toutes les organisations de jeunesse juives, cette révolte est quelque chose de très puissant.

Si on regarde l’ensemble de ces révoltes armées, comme celle du camp de Sobibór en octobre 1943 ou celle des Sonderkommando du crématorium IV de Birkenau un an plus tard, on se rend compte que ce sont en quelque sorte des révoltes de la dernière chance : elles sont relativement tardives et menées par des hommes qui savent qu’ils seront tués s’ils ne font rien.

Mais on ne peut pas réduire la résistance des Juifs durant la Shoah à ces révoltes. Les Juifs étaient nombreux parmi les Partisans, dans l’Armée rouge, du côté de la France libre. Résister, au sens propre du terme, c’est une rétroaction, c’est « s’opposer à ». Il a existé bien d’autres formes de résistances. Le travail, par exemple, du groupe Oyneg Shabbos dans le ghetto de Varsovie, ces jeunes intellectuels qui ont collecté les preuves des crimes nazis, est une résistance exemplaire. Et les témoignages des survivants du ghetto montrent aussi une résistance du quotidien, une « débrouille » pour survivre.

ASD Le cas de Buchenwald est singulier puisque c’est un camp dont on a dit qu’il avait été libéré par ses détenus. Qu’en est-il ?

AW À Buchenwald, c’est l’organisation communiste – principalement des communistes allemands dont certains sont là depuis 1937 – qui dit avoir libéré le camp elle-même. Je suis toujours un peu sceptique, comme je l’explique dans 1945, La découverte 2, parce que quand l’organisation prend en charge le camp, les nazis sont déjà partis devant l’avancée américaine.

ASD L’ouverture des camps s’accompagne-t-elle d’actes de vengeance de la part des survivants ?

AW La vengeance a accompagné immédiatement l’ouverture des camps. Dans 1945, La découverte, je raconte le sort de cet interné juif, Ignatz Feldmann, que l’on voit sur les images de la visite du camp d’Ohrdruf guidant les généraux Patton, Bradley et Eisenhower. Dans ses mémoires, Patton écrira : «Il apparut ensuite que ce n’était pas un prisonnier, mais un exécutant […]. Il fut retrouvé mort le lendemain, tué par des internés». Donc oui, il y a eu de la vengeance, contre des détenus ou contre des gardiens comme à Dachau et à Mauthausen, mais il est vrai qu’on n’en parle guère.

Et puis il y a eu ces groupes de « vengeurs », les Nokmim qui, depuis la Palestine, organisaient la traque, et quand ils le pouvaient, l’assassinat d’anciens nazis. L’historienne israélienne Dina Porat a raconté, dans Le Juif qui Savait, Wilno-Jérusalem 3, le destin d’Abba Kovner qui fonda le groupe Nakam [« revanche »] avec notamment comme projet d’empoisonner le réseau d’eau de grandes villes allemandes ou de camps de prisonniers allemands. Mais, passé la vengeance immédiate, il y a finalement eu assez peu d’actes de vengeance de la part de survivants.

ASD Certains survivants ont parfois embrassé ensuite des destins exceptionnels faits d’engagement et de luttes, je pense par exemple à Marceline Loridan-Ivens en Chine et en Algérie ou bien sûr aux rudes combats politiques de Simone Veil. Mais aussi, comme dans votre livre Ils étaient juifs, résistants et communistes 4, un engagement politique fort qui se poursuit longtemps après la fin de la guerre. Pourquoi, selon vous, ces engagements singuliers de survivants ?

AW Un livre est paru l’an dernier sur ce sujet, Réussir pour revivre : jeunes rescapés de la Shoah 5, de Françoise Ouzan, dans lequel elle observe les parcours de nombreuses personnalités comme Élie Buzyn, Israel Meir Lau, Serge Klarsfeld, Boris Cyrulnik, Georges Perec, Samuel Pisar ou Aharon Appelfeld (Atlande, 2022). Elle montre comment ces destins sont souvent empreints d’une grande générosité, d’une attention à l’autre.

Concernant les communistes, c’est un peu différent parce que ceux qui étaient déjà communistes ou le sont devenus durant la guerre n’ont généralement pas été déportés. Je ne crois pas que l’engagement communiste ait été particulièrement le fait de survivants des camps, qui étaient d’ailleurs très peu nombreux.

Marceline Loridan-Ivens, dont vous me parliez dans votre question, est un cas un peu particulier : c’était une révoltée et, si elle a été un agent de la propagande chinoise, c’était aussi par amour pour Joris Ivens, son mari qui, lui, était un communiste de toujours.

Ensuite, il y a aussi tous ceux qui sont devenus sionistes et prirent le risque de rejoindre la Palestine clandestinement entre 1945 et 1948 dans les conditions difficiles que l’on sait et qui, parfois, rejoignirent immédiatement la Hagana ou d’autres organisations de lutte armée.

1. Voir à ce propos la partie photographique du rapport Stroop mise en ligne en français sur notre site
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2. Annette Wieviorka,1945. La découverte, Seuil, 2015, 19,50 € Points, 2016, 9,50 € E-Pub, 13,99 €
Relire l’entretien sur ce livre avec Annette Wieviorka dans Tenou’a, hors-série 2015.
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3. Dina Porat, Le Juif qui savait. Wilno – Jérusalem : La figure légendaire d’Abba Kovner (1918-1987), Le Bord de l’eau, 2017, 24 €
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4. Annette Wieviorka, Ils étaient juifs, résistants, communistes, Perrin, 2018, 25 €5 Françoise Ouzan, Réussir pour revivre : jeunes rescapés de la Shoah, Atlande, 2022, 18,01 €
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5. Françoise Ouzan, Réussir pour revivre : jeunes rescapés de la Shoah, Atlande, 2022, 18,01 €
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