Henri (Heniek) Zonus, né le 3 mai 1928 à Czestochowa en Pologne.
Après avoir connu le ghetto et perdu sa famille déportée à Treblinka, il est interné à 14 ans au camp de travail forcé de Skarzysko puis dans une autre usine de munitions à Czestochowa.
1944 : interné dans le camp de Hasag-Pelcery.
17 janvier 1945 : le camp est ouvert par les Soviétiques. Henri passe par Prague, Paris puis l’Italie avant de revenir à Paris où il fait carrière dans la confection. Avec Estelle (Esther), ils ont eu deux fils.
Il s’éteint en 2016 à Paris.
Certains matins, il arrivait que je sois trop faible et trop fatigué pour me lever et partir au travail. Je restais alors sur mon châlit, ce qui était particulièrement risqué. Les chefs de groupes comptaient le nombre de détenus qu’ils emmenaient sur le chantier et l’annonçaient au responsable, un Juif polonais prénommé Marek, qui tenait à jour les listes des travailleurs des commandos. Si ce chiffre diminuait trop de jour en jour, on pouvait bientôt s’attendre à une sélection dans la baraque afin d’éliminer les plus faibles. Le jour de la sélection, ceux qui pouvaient encore marcher correctement, jugés capables de travailler ne serait-ce qu’un peu, étaient laissés en vie. Ceux qui marchaient avec trop de difficultés étaient mis à l’écart puis emmenés au champ de tir pour y être exécutés par des Ukrainiens.
Un jour, à l’usine, une caisse m’est tombée sur le pied. Il me semble que c’était quelques semaines après mon arrivée. Mon pied, devenu énorme, me faisait beaucoup souffrir, je suis resté couché sur mon châlit, la peur au ventre. Le premier jour, personne n’est venu faire de contrôle dans la baraque. Le second jour, des gardes sont entrés pour une sélection. Je ne suis pas parvenu à marcher correctement devant eux. Je ne sais plus à quoi j’ai pensé, j’étais épuisé. Je me souviens que ceux qui allaient être fusillés demandaient autour d’eux des morceaux de pain pour avoir au moins la satisfaction de mourir le ventre plein, mais personne n’avait la bêtise de donner du pain à des morts en sursis. Les condamnés demandaient toujours, et personne ne répondait à leur demande.
Marek est venu vers chacun d’entre nous pour nous demander notre nom afin de le rayer de la liste des vivants ! Puis nous avons été emmenés au champ de tir. Au moment de partir, nous avons croisé Reicher, un Juif planqué, bel homme, arrivé en même temps que moi à Skarzysko et qui s’était bien débrouillé. Nous n’étions pas amis, mais, comme tous les autres, il m’appelait « Nebechou ». Il m’est impossible de trouver une traduction correcte en français de ce terme yiddish qui pourrait à peu près signifier : « Pauvre innocent, le plus petit et le plus malheureux. » C’était bien le cas. Reicher m’a vu partir. Les gardes ukrainiens nous ont emmenés au champ de tir, à environ deux kilomètres de l’usine.
Je n’avais pas 15 ans et c’était fini pour moi. Les événements se sont enchaînés très vite. Une fosse avait déjà été creusée par le Waldkommando, les Werkschutz nous ont ordonné d’y descendre, ou bien nous sommes restés au bord de la fosse, je ne sais plus très bien, tout s’est passé si vite. En tout cas, au moment même où l’ordre de tir a retenti, une fraction de seconde avant que les balles ne partent, je me suis évanoui et je suis tombé. Je suppose que les corps des autres condamnés sont tombés sur moi avant que les balles ne puissent m’atteindre. Quand je suis revenu à moi, j’étais au fond de la fosse entouré de cadavres et d’agonisants, mais j’étais vivant et intact ! Les Werkschutz étaient partis. Je suis prêt à parier qu’ils avaient économisé leurs balles par sadisme, pour laisser les blessés agoniser plus longtemps. (..)
Je suis sorti du trou, tout seul. Je me sentais définitivement abandonné du monde entier ! Mon cerveau ne fonctionnait plus, je venais d’un autre monde, comme un mort qui sort de sa tombe. Ma situation me semblait désespérée, sans issue possible. Que faire ? Le champ de tir était situé dans la forêt immense qui entourait le camp. Certes elle n’était pas close, mais je savais que, même si par chance je parvenais à en sortir, des Polonais des environs me ramèneraient aussitôt au camp. Ils nous haïssaient trop. De plus, je me rappelais ce qui était arrivé aux fuyards de mon groupe de transport qui avaient été retrouvés, ramenés au camp puis abattus devant nous d’une balle dans la nuque, ainsi que deux autres gars sortis du rang au hasard pour l’exemple.
Finalement, la peur au ventre, je suis revenu vers le Werk C, en avançant arbre par arbre. J’avais si peur qu’un Werkschutz ne me voie et m’abatte ! J’étais censé être mort ! L’on ne pouvait par ailleurs rentrer au camp qu’avec un groupe revenant du travail, et chaque chef de groupe annonçait aux gardes placés entre le périmètre de l’usine et celui des baraques combien de détenus il ramenait. J’ai attendu dans l’angoisse la plus profonde. Des membres d’un groupe de Waldkommando travaillaient tout près, je les entendais parler et crier, je me suis approché d’eux. J’ai raconté au responsable ce qui m’était arrivé. Une histoire inimaginable. Je ne me souviens pas exactement de ce qui s’est passé alors ; une fois de plus, j’ai senti les anges qui me guidaient… En tout cas, le responsable a accepté de m’intégrer dans son équipe.
* * *
Au moment où nous sommes rentrés dans le camp, je suis tombé sur Reicher, ce planqué qui m’avait vu partir vers le champ de tir. Stupéfait, il s’écria : « Nebechou ! Qu’est-ce que tu fais là ? » Je n’avais aucune explication à lui donner. Je n’arrivais toujours pas à vraiment réaliser ce qui venait de se passer. « Rentre vite dans ta baraque ! Cache-toi ! Un camion va venir vider le zibele. » Je me suis couché et me suis aussitôt endormi. Le lendemain matin, Reicher est arrivé : « Mais Nebechou ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Que t’est-il arrivé ? » Il ne comprenait pas comment j’avais pu m’en sortir ainsi… moi non plus. Il est allé exposer ma situation au chef des baraques, le beau-frère de Madame Markowiczowa. Mon nom avait été rayé des listes et j’étais encore vivant ! Il fallait régler ce problème au plus vite. Le jour même, un haut gradé SS faisait sa tournée. Le beau-frère de Madame Markowiczowa lui a parlé de moi et le gradé a demandé à me voir ! J’étais certain qu’il allait appeler un Ukrainien pour me descendre derrière une baraque. Mais l’Allemand a voulu connaître mon étrange histoire, alors j’ai raconté ce que j’ai pu en yiddish tandis que Reicher traduisait. Je n’ai pas compris ce que l’Allemand et Reicher se sont dit, mais ils en ont conclu qu’il fallait que je figure sur un registre : je prendrais le nom d’un mort qui n’avait pas encore été rayé. « Zonus Heniek » c’était fini, désormais je serais « Blumenfeld Chil ». Ce nom, je me le répétais fébrilement plusieurs fois pour ne pas l’oublier pour les appels, c’était mon billet retour de l’Au-delà. Plusieurs fois il m’a donné des sueurs froides car celui qui l’avait porté avant moi était un homme plus âgé ! (…)
Seuls les membres de mon groupe de transport ont connu mon histoire (…). J’étais un cas unique, si unique que l’on m’a considéré comme un miraculé. (…)