Dans la représentation de la Shoah, la chambre à gaz occupe une place centrale. Certes, elle fut un des outils de la mise en œuvre du génocide des Juifs d’Europe mais non le seul, puisque la moitié des Juifs assassinés pendant la Shoah ne l’ont pas été par gazage. C’est par sa rationalisation technique du crime de masse poussée à l’extrême que la chambre à gaz est devenue le symbole même de la Shoah. Les Krematorium II à V d’Auschwitz-Birkenau en furent la concrétisation la plus « sophistiquée » avec leurs immenses salles de déshabillage, antichambres de vastes chambres à gaz, et leurs fours crématoires au rendement industriel. Hormis quelques vestiges archéologiques, il ne reste rien des chambres à gaz des centres de mise à mort de Belzec, Sobibor et Treblinka dans lesquelles ont été assassinées plus d’un million et demi de personnes juives. Subsistent encore aujourd’hui quelques chambres à gaz, notamment dans certains centres de l’Aktion T4 et camps de concentration.
La chambre à gaz du camp de concentration de Natzweiler-Struthof constitue une originalité dans cet archipel de chambres à gaz nazies disséminées sur le continent européen. Seule chambre à gaz homicide présente sur le sol français actuel, retrouvée intacte, elle fut aménagée dans le cadre de projets scientifiques mortifères et racistes conduits par des médecins nazis. À la différence des autres, elle ne fut pas utilisée pour assassiner à la chaîne les Juifs, les Roms ou pour éliminer les prisonniers affaiblis du camp ainsi que certaines catégories de prisonniers. On n’y utilisa ni Zyklon B comme à Auschwitz ou Majdanek, ni gaz d’échappement de moteur de véhicule comme à Belzec, Sobibor ou Treblinka.
C’est en Alsace que cette chambre à gaz fut établie. Cette région redevenue française en 1918 fut évacuée en septembre 1939, à la suite de l’entrée en guerre de l’Allemagne. Annexée de facto au Reich en 1940, l’Alsace fut germanisée et deux camps y furent établis : le camp de sûreté de Schirmeck (SL Vorbruck) et le camp de concentration de Natzweiler-Struthof (KL Natzweiler), aux fonctions bien distinctes. Une université nazie de combat, la Reichsuniversität Straßburg, fut établie à Strasbourg en novembre 1941, en lieu et place de l’Université française de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand. Sa mission fut très claire : servir de « rempart combattant du grand Reich allemand national-socialiste » contre l’Occident. En son sein, furent nommés vingt-huit professeurs de médecine, à la fois des autorités dans leur domaine et des hommes engagés dans une des instances nazies. Trois médecins se servirent de cette proximité entre Strasbourg et les deux camps de la région pour y conduire des expérimentations. Le virologiste Eugen Haagen qui conduisait déjà des expériences sur des patients d’un hôpital psychiatrique de Berlin en 1941, prolongea ses recherches sur le typhus, la fièvre jaune, la grippe et l’hépatite sur des prisonniers des camps de Schirmeck puis de Natzweiler entre 1942 et 1944. Pour ses recherches de vaccins anti-typhus, il commanda à l’Office central de la SS une centaine de « sujets indignes de vivre » en août 1943. En guise de réponse, la SS lui fournit deux convois de Roms sélectionnés à Auschwitz.
Deux autres médecins de la Reichsuniversität Straßburg réalisèrent des recherches au KL Natzweiler. L’anatomiste August Hirt et le médecin interniste Otto Bickenbach. August Hirt foisonnait de projets en tout genre et avait eu l’occasion de s’en ouvrir auprès de Wolfram Sievers, secrétaire de l’Ahnenerbe, cette société scientifique établie en 1935 par Himmler pour étayer par la science les théories raciales nazies. Un de ses projets était d’établir dans le musée de l’Institut d’anatomie de Strasbourg « une collection de crânes de commissaires judéo-bolchéviques qui incarnent une sous-humanité répugnante mais caractéristique ». Pour ce faire, il avait proposé que, sur le front de l’Est, on identifiât les « commissaires judéo-bolchéviques » tués et qu’on leur prélevât la tête, laquelle lui serait envoyée dans du formol pour qu’il puisse former une collection de crânes. Le projet évolua au fil des mois et se transforma en une « collection de squelettes juifs » avec l’appui de Himmler et le soutien logistique d’Eichmann. Dès lors, il s’agissait de choisir cent cinquante Juifs au camp d’Auschwitz, mission qui serait confiée à un anthropologue associé au projet, Bruno Beger, également membre de l’Ahnenerbe. Puis de les transférer à proximité de Strasbourg pour les assassiner, afin qu’Hirt disposât de cadavres « frais », qu’il pourrait convertir en une sinistre collection de squelettes. L’idée sous-jacente étant de documenter, telle une espèce animale vouée à la disparition, cette « race inférieure » que constituaient aux yeux des nazis les Juifs. Les Strasbourgeois seraient invités à visiter ce macabre musée le dimanche avec leurs bambins.
Afin de disposer de squelettes intacts, il était nécessaire pour Hirt d’assassiner les Juifs par gazage. Aussi, à partir de l’automne 1942, une chambre à gaz rudimentaire de 20 m3 fut aménagée au KL Natzweiler par les nazis dans une ancienne salle de bal située juste en face de la Kommandantur du camp. Déclarée prête à l’emploi en avril 1943 par le Commandant du camp Josef Kramer, elle allait avoir trois usages : la réalisation par Otto Bickenbach d’expériences avec le phosgène, un gaz de combat mortel, sur quarante prisonniers, notamment seize Roms parmi lesquels certains étaient des survivants des expériences sur le typhus et dont quatre décédèrent ; l’assassinat de quatre-vingt-six Juifs dans le cadre du projet de « collection de squelettes juifs » et, accessoirement, des essais des masques à gaz des SS en atmosphère lacrymogène.
La mise en œuvre du projet d’August Hirt fut retardée par une épidémie de typhus au KL Auschwitz. Finalement, le 7 juin 1943, trente femmes et soixante-dix-neuf hommes juifs furent sélectionnés à Auschwitz par Bruno Beger. Mis en quarantaine dans plusieurs blocs, ils n’étaient plus que quatre-vingt-six à parvenir au KL Natzweiler le 2 août 1943. Vingt-neuf femmes et cinquante-sept hommes venant de toute l’Europe se retrouvèrent à l’isolement dans le bloc 10 : une majorité de Grecs, mais aussi des Belges, Français, Hollandais, Polonais, Allemands, Norvégiens. Parmi eux, Jean Kotz, 31 ans, parisien de naissance, engagé dans l’armée française de 1939 à 1940, arrêté par la police française à la station Oberkampf du métro parisien le 12 janvier 1943 pour défaut de port de l’étoile jaune, interné au camp de Drancy, déporté vers Sobibor par le convoi 53 du 25 mars 1943, ayant réussi à s’évader du convoi avant d’être repris et envoyé à Auschwitz où il fut sélectionné pour ce terrifiant projet. À sa bien-aimée Jeanne, il avait écrit au moment du départ de Drancy : « J’ai un espoir fou de te revoir bientôt. Je t’aime, t’adore et ai confiance ». Son sort était hélas scellé : les nazis procédèrent à la mise à mort des quatre-vingt-six Juifs dans la chambre à gaz en quatre soirées du 11 au 19 août 1943. Les corps sans vie furent convoyés le lendemain des assassinats à l’Institut d’anatomie d’August Hirt où les assistants furent chargés de les mettre dans des cuves d’alcool pour les conserver. Un assistant alsacien, Henri Henrypierre, comprenant qu’il s’agissait là d’un crime, recopia en cachette la liste des matricules tatoués sur les avant-bras de toutes les victimes. August Hirt ne parvint pas au bout de son projet de collection anatomique et, en 1944, à l’approche des Alliés, il ordonna la destruction des corps.
À la Libération, une partie des corps fut retrouvée à l’Institut d’anatomie et enterrée en deux lieux avant d’être réunie en 1951 au cimetière israélite de Cronenbourg. L’identité des quatre-vingt-six Juifs fut établie par le journaliste allemand Hans-Joachim Lang et publiée en 2003, grâce notamment à la liste de matricules relevés par Henri Henrypierre. En juillet 2015, des restes des victimes gazées furent retrouvés dans le musée de l’Institut de médecine légale de la Faculté de médecine de Strasbourg et enterrés par la Communauté juive de Strasbourg. Le bâtiment abritant la chambre à gaz de l’ancien camp de Natzweiler-Struthof a fait l’objet d’une restauration et d’un renouvellement muséographique, dont l’inauguration est prévue en septembre 2022.
Plus d’informations sur le site du Mémorial du Struthof, Centre européen du résistant déporté.
Découvrir le film Le Nom des 86, d’Emmanuel Heyd et Raphaël Toledano, soutenu par la FMS.