MESSAOUD HAI VICTOR « YOUNG » PEREZ, 32 ANS
Né à Tunis le 18 octobre 1911.
Arrêté à Paris le 21 septembre 1943. Déporté de Drancy à Auschwitz le 7 octobre 1943 par le convoi n° 60. Probablement mort le 22 janvier 1945, assassiné durant les Marches de la mort.
CONVOI N° 60
PARTI DE DRANCY LE 7 OCTOBRE 1943,
ARRIVÉ À AUSCHWITZ LE 10 OCTOBRE 1943
1 000 DÉPORTÉS DONT 101 ENFANTS
50 RESCAPÉS
Ce convoi est le premier qui fait suite à la mainmise par les Allemands sur la zone d’occupation italienne dans le sudest de la France, en particulier à Nice d’où provient une trentaine d’enfants du convoi. Durant les semaines qui précèdent le départ du convoi 60, 672 Juifs ont ainsi été transférés à Drancy. À l’arrivée, 340 hommes et 169 femmes sont sélectionnés pour le travail. Les hommes sont tous envoyés à Monowitz (Auschwitz iii). Outre Young Perez, le convoi emmène aussi vers la mort la peintre Charlotte Salomon (26 ans) et Roger et Henri Wolman, deux enfants ayant trouvé refuge à Izieu et quitté la colonie avant la rafle du 6 avril 1944.
Sources : S. Klarsfeld, Mémorial de la Déportation des Juifs de France
et A. Doulut, S. Klarsfeld, S. Labeau, Mémorial des 3 943 rescapés juifs de France
J’ai croisé pour la première fois Victor Young Perez en 1998, à la toute fin d’un livre, Le ring de la mort de Jean-Jacques Greif. Greif écrit que cette histoire lui a été inspirée par son père. Il lui a raconté qu’à Auschwitz, il y avait eu un combat de boxe entre un gardien allemand et un champion du Monde de boxe juif.
Un combat de boxe dans un camp de la Mort. Entre un nazi et un Juif. Le Juif avait gagné. J’étais fasciné. J’avais une histoire incroyable. Invraisemblable. Impossible.
J’ai commencé à me documenter, je voulais tout savoir de Victor Young Perez. Et, bien sûr, tout de ce combat. Il n’existait qu’un seul livre sur Victor Young Perez, celui d’André Nahum. Ainsi qu’un témoignage, celui de Paul Steinberg, avec ses Chroniques d’ailleurs. Dans « Un dernier combat », il raconte le dernier combat de Victor Young Perez, sur un ring au milieu d’Auschwitz, devant les déportés et deux cents SS. Son dernier combat face à un SS géant. Le combat déclaré nul au bout de deux rounds pour ne pas froisser les nazis.
Puis, la mort par épuisement de Victor Young Perez quelques semaines plus tard dans le camp.
Mon père m’a toujours dit qu’on ne pouvait raconter la Shoah qu’avec de vraies histoires. On ne devait jamais inventer ou travestir la réalité sinon, c’était la porte ouverte à tous les négationnistes qui pourraient s’engouffrer dans cette brèche et affirmer que si cette histoire était fausse, alors toutes les autres l’étaient. Et la Shoah n’aurait jamais existé.
Je devais trouver la preuve que ce combat avait bien eu lieu. J’ai commencé mes recherches. J’ai écumé les bibliothèques, les sites Internet, la mémoire du Mémorial. J’ai lu tout ce que je trouvais sur Victor Young Perez. Presque rien. Sur la boxe et les boxeurs, trop de livres ! Sur les boxeurs à Auschwitz, peu de choses. Il y avait bien des boxeurs à Auschwitz, mais ils se battaient entre eux pour le plaisir de leurs bourreaux. J’ai cherché des témoignages de survivants sur le combat. Rien. Pire, lors d’une séance de dédicaces, Henry Bulawko m’a parlé de Paul Steinberg comme d’un mauvais camarade, un affabulateur. Ses chroniques ne sont que pure invention. Il n’a jamais assisté Victor Young Perez lors du combat. Personne n’a jamais entendu parler de ce combat. Même Noah Klieger, qui a connu Victor Young Perez à son arrivée à Auschwitz et l’a côtoyé jusqu’à sa mort, ne sait rien de ce combat.
J’avais un héros juif, une histoire extraordinaire. Un Juif qui combat et bat un nazi, à la régulière. Victor Young Perez qui venge tous nos morts avec ses poings. Et je ne pouvais pas raconter cette histoire. Parce que si le combat n’était que pure affabulation, je trahissais mon père. Je trahissais les morts, les vivants, les enfants et les petits enfants des vivants et des morts. Je trahissais la Mémoire.
Au début des années 2000, personne, à part André Nahum, ne semblait s’être intéressé à Victor Young Perez. Il était pourtant le premier Français champion du Monde de boxe. Mais il était tunisien et, en plus, juif. Le seul champion juif français qui avait été à Auschwitz, que tout le monde connaissait, était le nageur Albert Nakache. Victor Young Perez était comme un fantôme. Alors que dans les années trente, il était aussi célèbre qu’un Zidane aujourd’hui. Même l’INA le confondait avec Germain Perez, champion de France des poids plumes pendant la guerre. Ce sont les images de ses combats qu’on trouvait en cherchant celles des combats de Victor Young Perez. J’étais désespéré. Je ne comprenais pas comment cette immense célébrité était devenue cet inconnu dont on ne savait même plus quand il était mort. Je savais juste que…
Victor Young Perez avait été Champion du Monde des poids mouche. Victor Young Perez avait été pris à Paris en 1943. Victor Young Perez était « Le Champion » à Drancy. Victor Young Perez avait été déporté dans le convoi n° 60, pour Auschwitz.
Du combat, je ne savais rien. Je ne pouvais pas écrire. Alors, j’ai dessiné. J’ai dessiné le combat. J’ai dessiné le combat de ce pauvre Juif de 40 kg contre l’ogre nazi de 120 kg. J’ai dessiné mon héros, mon Champion. J’ai dessiné ce mort vivant face à son assassin. Je l’ai vu le frappant, six millions de fois, pour tous mes morts. Je l’ai vu vaincre le monstre. Je l’ai vu nous venger. Tous.
J’ai vu un Juif se battre là où aucun combat n’était possible. Je l’ai vu vivant là où tout le monde mourrait. Je l’ai vu résister là où la plupart abandonnaient. J’ai vu le Juif qui garde la tête haute. Alors que des jeunes jettent des pierres sur les bus qui emmènent ses enfants à l’école. Que des hommes politiques de gauche n’appellent pas cela de l’antisémitisme mais une révolte sociale. J’ai vu le Juif rester debout face à la haine. J’ai vu le Juif se battre pour garder son droit à vivre en France. Le droit d’exister dans son pays, soixante-dix ans après la Shoah.
Les mots sont venus. Comme un grand cri de désespoir, et de combat aussi. Je ne racontais plus l’histoire de Victor Young Perez, mais celle de nous tous aujourd’hui. Nous, qui devons de nouveau nous battre, pour simplement exister.
J’ai raconté le combat comme un combat imaginaire. Fantasmé. Toute la vie de Victor Young Perez sur le ring, le temps de ces quelques rounds, de sa naissance à sa mort à Gliwice, en 1945.
Toute la vie et la mort des Juifs qui résisteront et préféreront mourir plutôt que de capituler. Mes héros, les résistants du Ghetto de Varsovie, Marek Edelman et tous ses camarades. Mon héros, Victor Young Perez.
J’ai fait un livre de combat. Pour tous les combats d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Mais du combat. Toujours aucune trace. Le père de Jean-Jacques Greif ne peut pas avoir inventé cette histoire. Paul Steinberg peut se magnifier, mais il ne peut pas avoir inventé un combat pareil.
J’en parle à mon ami Gilles Boustani. L’histoire le fascine également. Il est réalisateur de documentaires. Nous allons chercher ensemble la vérité dans cette histoire. Je lui raconte tout ce que je sais. Nous apprenons en commençant à travailler ensemble, que nous ne sommes pas les seuls à vouloir raconter le destin tragique de « Champion ». Des films sont en préparation. Un écrivain connu a cherché à raconter son histoire, mais il a abandonné, certainement faute de preuves de l’existence du combat. D’autres n’ont pas cette éthique et décident que le combat a eu lieu. Ils le raconteront comme une vérité.
Peu importe. Victor Young Perez est sorti de l’oubli. La mémoire nous est revenue. Il est là. Et il est un héros.
Nous rencontrons très vite un boxeur qui a connu Victor Young Perez. Il l’a rencontré à Paris avant la guerre. Il nous raconte le boxeur. Les boxeurs, tous les boxeurs. La gloire et l’argent puis la ruine et la chute. Les derniers combats pour gagner juste de quoi survivre. La mafia juive à Paris qui l’aide à surnager. L’homme qui, à force de prendre des coups, n’est plus tout à fait là. La guerre. Victor Young Perez qui peut fuir en zone libre, mais reste à Paris, persuadé que sa célébrité le protégera de la Nuit.
Il est pris. Déporté. Avec Noah Klieger. Noah me raconte un Victor Young Perez à Auschwitz qui travaille aux cuisines et profite de son statut pour nourrir ses camarades. Surpris en train de voler de la nourriture, il est puni du cachot. Martyrisé, il n’arrête pas d’aider les autres. Jusqu’à la mort. Il est abattu en ramenant un sac de pomme de terre à ses camarades pendant l’effroyable Marche de la mort. Du combat, toujours aucune trace.
En revanche, Gilles a une révélation qui me bouleverse. Quand les déportés arrivaient à Auschwitz, tous sombraient me raconte-t-il. Mais quand Victor Young Perez est arrivé à Auschwitz, il avait déjà sombré depuis longtemps. Et lui, contrairement à tous les autres, va se révéler être un héros. Plutôt que de s’effondrer, il va redevenir le boxeur, le combattant sans peur, le Champion, et tout faire pour aider les autres. À en mourir. Les années passent. Nous savons désormais quel homme était Victor Young Perez. Quel déporté il a été. Comment il a vécu, comment il est mort. Nous savons presque tout. Mais du combat, rien. Un film sort. Abject. Tout y est faux. J’enrage. Plus personne après cette monstruosité ne pourra raconter la véritable histoire de mon « Champion ».
Noah Klieger est l’un des rares survivants à avoir connu Victor Young Perez. Tout le monde veut qu’il raconte le Champion à Auschwitz. Il a conseillé le réalisateur du film. Invité aux avant-premières, il vient à Paris. Noah est aussi un survivant. Plutôt que de parler de Victor Young Perez, il préfère se raconter. Il vient à Paris présenter son livre sur sa vie. Il y a une cinquantaine de personnes dans le public. Nous sommes en 2013, au Café des Psaumes à Paris. Un café associatif pour tous les vieux juifs du Marais. Mon cousin qui s’en occupe m’a demandé d’interviewer Noah Klieger. Il parle, parle, parle. Je ne peux rien lui demander. Qui suis-je pour interroger cet homme ? Ce survivant, ce héros. Je me tais. Je ne suis rien. Il est tout. Deux heures passent. Je tente sans aucun espoir, encore une fois, de lui demander ce qu’il sait du combat de Victor Young Perez à Auschwitz. Rien ! Ce n’est qu’une invention ! Je connaissais sa réponse avant même qu’il ne me l’assène comme une gifle. Je ne réponds pas.
C’est terminé. Noah Klieger repart. Quelques vieux juifs habitués du Café restent, boivent et discutent entre eux. Je range mes affaires. Gilles qui était venu filmer éteint sa caméra. Nous avons de nouvelles images mais rien que nous ne sachions déjà. Un vieil homme s’approche de moi. « J’ai assisté au combat, moi », me dit-il. « J’étais à Auschwitz quand il s’est déroulé. » Je ne peux rien dire. Je suis saisi. J’attends.
« Le combat a bien eu lieu. Mais c’était dans une remise, à l’abri des regards. Le gardien a défié Victor Young Perez mais il n’avait pas le droit de se battre avec un Juif. Alors ils sont partis se cacher pour s’affronter. Il y avait quelques déportés comme public, dont moi. Victor Young Perez a gagné. Facilement. Et c’est tout. » C’est fini.
Victor Young Perez s’est vraiment battu à Auschwitz. Il a gagné. Il y a survécu et il est mort en héros. Il est pour l’éternité le Juif qui, sur le ring de sa vie, n’a jamais baissé la tête, s’est battu à en mourir. Pour nous tous. Comme nous tous.