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6 mois de guerre, la nouvelle solitude d’IsraĆ«l
PubliƩ le 7 avril 2024

7 min de lecture

Ā© Mira Neshama

Rien de nouveau,
une nouvelle solitude

Aujourd’hui, voilĆ  six mois que la guerre entre IsraĆ«l et le Hamas a commencĆ©. Dans un sens, rien de nouveau. Et pourtant quelque chose dans la solitude d’IsraĆ«l a changĆ©.

Dimanche matin, 7 avril 2024.
Le ciel est Ć©gal Ć  lui‐​mĆŖme, peut‐​être un peu plus pĆ¢le, peut‐​être un peu plus froid que d’ordinaire, filĆ© de minces nuages Ć  peine blancs.
Les oiseaux continuent, de leur grâce imperturbable, à bénir le monde.
Et là‐​bas, Ć  quelques dizaines de kilomĆØtres, six mois aprĆØs, aujourd’hui, le temps semble toujours Ć  l’arrĆŖt.

Qui dans une chambre aux volets fermĆ©s, qui dans des salles cachĆ©es d’hĆ“pitaux dĆ©tournĆ©s en quartiers de guĆ©rilla, qui Ć  quarante mĆØtres sous terre dans les tunnels humides, qui seul et qui avec les autres, qui torturĆ© et qui violĆ©, qui tranquille et qui harcelĆ©, qui tenaillĆ© par la faim et qui en train de perdre la tĆŖte, qui se sentant mourir et qui s’entĆŖtant Ć  vivre, ceux d’entre nous qui sont encore vivants, sont encore, là‐​bas.
Et ils continuent de respirer, et ils continuent d’attendre, jour aprĆØs jour, minute aprĆØs minute, et nous aussi.
Sont‐​ils mĆŖme encore Ć  Gaza ?
On avait entendu le bruit que le Hamas essayait de les faire sortir, avec Sinwar, vers l’Égypte, et de lĆ , peut‐​être, en avion clandestin vers l’Iran.
Cette idĆ©e m’avait glacĆ©e.

Je pense Ơ leur solitude. Je dƩglutis notre impuissance.
Il y a aujourd’hui six mois, aprĆØs plus d’une dĆ©cennie de prĆ©paration minutieuse, le Hamas a envoyĆ© des ā€œcombattants martyrsā€ envahir IsraĆ«l. L’ordre Ć©tait de tuer, violer, dĆ©capiter, dĆ©membrer, brĆ»ler,violer, et prendre des otages.
Rien de nouveau sous le soleil. Les pogroms en Espagne ou en Russie, les massacres en Iran, au YĆ©men, ou en Palestine pré‐​mandataire, peut‐​être d’une envergure moindre, peut‐​être moins sophistiquĆ©s dans la cruautĆ©, Ć©taient, dans leurs motifs et leurs mĆ©thodes, les mĆŖmes : viols, dĆ©capitations, bĆ»chers, le tout sur fond de pillage et de cris de Guerre Sainte.
Aujourd’hui encore, rien de nouveau : il ne s’agit pas seulement de tuer, mais aussi d’humilier, de montrer son pouvoir. Il ne s’agit pas seulement de supprimer, mais aussi d’envahir, et de remplacer.

Nouveaux Otages,
vieilles histoires

Rien de nouveau sous le soleil de l’histoire, si ce n’est la situation des otages.
Il y a eu, malheureusement, bien des histoires de captifs dans l’histoire juive1. Mais ici, le nombre de ceux qui ont Ć©tĆ© pris, et l’identitĆ© des cibles, ont changĆ© : ni soldats, ni hommes de pouvoirs, ni riches marchands : des badauds.
Rien de nouveau non plus lorsque les foules bien‐​pensantes en Occident applaudissent les ā€œhĆ©ros de la libĆ©ration des peuples,ā€ et rappellent qu’IsraĆ«l, au moins, l’avait ā€œbien cherchĆ©.ā€ Car les motifs, s’ils ont l’air diffĆ©rents, sont les mĆŖmes. Le monde entier est devenu l’Allemagne en 1936.
Tout cela est incroyable mais vrai.
VoilĆ  six mois aujourd’hui que des humains, Ć©levĆ©s pour haĆÆr, sont allĆ©s prendre de force, d’autres humains, enlevĆ©s Ć  bras le corps, traĆ®nĆ©s par terre ou jetĆ©s dans des jeep, hommes, femmes, et enfants, bĆ©bĆ©s et vieillards, pris Ć  l’aube de leur maison ou d’une fĆŖte dans le dĆ©sert. Des humains qui avaient eu le malheur de naĆ®tre du mauvais cĆ“tĆ© de la ligne de leur appartenance, et qui voulaient simplement, comme IsraĆ«l depuis soixante‐​dix ans, comme IsraĆ«l depuis trois mille ans, vivre.
Et voilĆ  que ces humains pris en otage jouent depuis six mois le rĆ“le assignĆ© Ć  eux par l’une des guerres les plus lĆ¢ches que l’humanitĆ© a eu Ć  voir sous son ciel implacablement beau : la chair humaine comme arme de guerre.
Monnaie d’échange, outil de pression psychologique et de terreur, mais aussi dĆ©fouloir, trophĆ©e, vengeance, chantage – tout ce que recherchent les impuissants dĆØs qu’ils ont un peu de pouvoir.
Et dans le monde occidental plein de bonnes intentions, les puissants engluĆ©s de leur propre culpabilitĆ© historique, applaudissent les ā€œhĆ©ros de la libĆ©ration des peuplesā€, rappellant au besoin que ā€œl’occupantā€ israĆ©lien l’avait bien cherchĆ©.

Rien de nouveau
depuis le soleil de 67

Autour de ce dƩsastre humain nouveau, rien ne semble avoir changƩ depuis 1967.
Hier, je relisais Elie Wiesel, dans un rĆ©cit moitiĆ© fantasmĆ© moitiĆ© documentĆ© Ć©crit juste aprĆØs la guerre des six jours :
ā€œCependant, l’ennemi se prĆ©parait Ć  l’attaque. Ouvertement. Adversaires et rivaux hĆ©rĆ©ditaires concluaient pactes et alliances, s’embrassaient devant les camĆ©ras et plaƧaient leurs armĆ©es sous commandement unifiĆ©.
La Chine leur promettait l’appui moral de ses masses.
L’Union soviĆ©tique dĆ©pĆŖchait techniciens et Ć©quipements.
L’AlgĆ©rie enverrait avions et cadres, le Koweit une division blindĆ©e. Dans les capitales arabes en effervescence, les foules dĆ©lirantes acclamaient les futurs hĆ©ros de la guerre sainte, de la guerre totale. Leurs orateurs, surexcitĆ©s, invitaient les femmes juives Ć  se faire belles pour accueillir les conquĆ©rants.
Et ceux-ci avaient des ordres clairs et simples: incendier les villes, raser les kibboutzim, Ć©gorger les combattants et noyer le peuple de l’espĆ©rance dans un ocĆ©an de sang et de flammes.ā€
2

Et voilĆ  IsraĆ«l aujourd’hui, Ć  vingt‐​quatre heures du nouveau mois de Nissan, le mois de la grande libĆ©ration de Pessah (la PĆ¢que juive où l’on cĆ©lĆØbre la ā€œsortie d’Égypteā€ où les HĆ©breux avaient Ć©tĆ© maintenus en esclavage longtemps, trop longtemps), voilĆ  qu’IsraĆ«l aujourd’hui devenu un pays, se retrouve interdit :
On est lĆ , abasourdis de se voir encore lĆ , continuant de mimer un semblant de quotidien, gardant le regard vers eux sans pouvoir les voir, jour aprĆØs jour, et avec peut‐​être au fond du coeur, mĆ¢tinĆ©e d’une tristesse abyssale, l’esquisse inavouable d’une forme de soulagement coupable : la pensĆ©e que ā€œj’ai de la chanceā€, ce n’est pas ā€œle mien.ā€
Non, ce n’est pas mon frĆØre, ma soeur, ma fille, mon pĆØre, mon mari, mon fils, ma mĆØre, mon aimĆ©, qui est encore lĆ  bas, qui sont encore lĆ  bas.
C’est horrible Ć  dire, J’ai honte de le dire, mais ā€œouf.ā€
Car alors la vie serait vraiment un cauchemar.
Alors on vit avec le mauvais rĆŖve doublĆ© du complexe du survivant : la culpabilitĆ© qui colle Ć  la peau, et la douleur par procuration.

Une nouvelle solitude

Et pendant ce temps, le printemps se rĆ©veille dans l’hĆ©misphĆØre nord, et les humains secouent les draps par la fenĆŖtre et rĆŖvent pique‐​niques et petites tenues.
Oui, IsraĆ«l est dĆ©cidĆ©ment seul, dĆ©calĆ© aujourd’hui pas seulement de l’ordre des hommes, mais mĆŖme de celui de la nature.
La solitude d’IsraĆ«l n’est pas nouvelle. Elle est, pour le meilleur et pour le pire, constitutive de son histoire. Ces mots, Wiesel aurait pu les Ć©crire aujourd’hui :
ā€œDans la tente Ć  cĆ“tĆ©, on fit marcher un transistor.
DerniĆØre Ć©mission de la journĆ©e. Rien de nouveau. Fanfaronnades, ultimatums crĆ¢neurs du cĆ“tĆ© de l’ennemi. NeutralitĆ© bienveillante, ou malveillante, de la part de tel chef Ć©clairĆ© en Europe, ou en Asie. Dans son palais de verre Ć  New York, sur l’East River, le Conseil de sĆ©curitĆ© de l’ONU, Ć  grands coups de grandiloquence, confirmait son impuissance. IsraĆ«l, face Ć  cent millions d’Arabes, Ć©merge comme la solitaire des nations.
Sauf que l’opinion publique et libre, indignĆ©e par les exhortations aux gĆ©nocides, savait dĆ©sormais Ć  quoi s’en tenir.ā€

Dans un sens, rien n’a changĆ©, si ce n’est peut‐​être que le transistor est devenu Ć©lectronique.
Rien n’a changĆ© dans les coeurs humains :
La haine. La malveillance mal maquillĆ©e. La neutralitĆ© faussement bienveillante. L’hypocrisie.
Et puis pour nous, l’Histoire tourne en rond comme un disque rayĆ© : danger existentiel pour l’existence d’un pays. Pour le droit du Juif Ć  ĆŖtre quelque part sur la surface de la Terre.
La solitude d’IsraĆ«l n’est pas nouvelle et, pourtant, quelque chose a changĆ©.

Ce quelque chose, cette fois‐​ci, ce sont nous, les Juifs.
Hier, Wiesel mentionnait, comme contrepoids au tableau difficile qu’il venait de dresser, un Ć©lĆ©ment qui a peut‐​être jouĆ© un rĆ“le inconditionnel dans la victoire – miraculeuse, il faut le dire – d’IsraĆ«l, ce petit pays de survivants et de rĆ©fugiĆ©s loqueteux, contre six puissances arabes aiguisant Ć  l’avance leurs fourchettes pour se partager le butin.
Or c’était compter sans la force incroyable de l’unitĆ© :
ā€œLe peuple juif dans son ensemble, Ć©crit alors le jeune journaliste survivant de la Shoah avait offert son appui inconditionnel Ć  IsraĆ«l, dont il devenait l’alliĆ© le plus sĆ»r, le plus fidĆØle.ā€3

Aujourd’hui, le vent a tournĆ©.
Une partie non nĆ©gligeable – et particuliĆØrement Ć©loquente – de l’opinion juive, a tournĆ© le dos Ć  IsraĆ«l.

Le rĆŖve woke
ou la conscience endormie

Ce mouvement de ā€œJuifs propalestiniensā€ s’élĆØve surtout, sans surprise, aux Ɖtats‐​Unis : au royaume du wokisme les ā€œvictimesā€ sont rois.
Surtout si l’on est assez loin pour garder de ceux que l’on a Ć©rigĆ©s en victimes et ceux en coupables, des images fantasmĆ©es, et qu’un mĆ©lange d’ignorance et de matraquage mĆ©diatique biaisĆ© viendra protĆ©ger d’une confrontation avec le rĆ©el.
Au pays du progressisme politiquement correct et du paternalisme post‐​colonial, l’alchimie de la projection fait des merveilles :
Soudain la culpabilitĆ© amĆ©ricaine d’être assis sur le gĆ©nocide d’un continent n’a plus besoin d’être ressentie. Soudain, chacun peut devenir un hĆ©ros, en trouvant une cause, un bourreau, et en le dĆ©nonƧant Ć  plein poumons dans des manifestations exaltĆ©es.
VoilĆ  le rĆŖve Ć©veillĆ© du woke– qui s’auto dĆ©signe comme ā€œĆ©veillĆ©ā€ au moment mĆŖme, prĆ©cisĆ©ment, où il ignore superbement le profond sommeil de son inconscience.
Aujourd’hui, la solitude d’IsraĆ«l vient des siens qui lui tournent le dos : les Juifs woke qui, des campus amĆ©ricains aux manifestations pro‐jihad, des Oscars aux confĆ©rences de thĆ©rapeutes globaux fuyant leur propre traumatisme, choisissent les hĆ©ros et les mĆ©chants du rĆ©cit et tentent, en toute bonne conscience, de ā€œfaire justice.ā€ Et voilĆ  les dĆ©gĆ¢ts causĆ©s par les consciences endormies.

Le devoir de se rƩveiller

Don’t get me wrong. Moi aussi, je suis aussi une Pro-Palestinian Jew : je suis pour le bien‐​être de mes voisins. Ne serait‐​ce, si ce n’était pour mes valeurs Ć©thiques, que pour l’enjeu pragmatique de pouvoir vivre en paix.
ā€œĆŠtre avecā€ ne veut pas dire ĆŖtre aveugle.
Israƫl doit prendre la responsabilitƩ de son pouvoir. Les Juifs, comme tout ensemble social, ont le devoir de dƩnoncer ce qui ne va pas chez eux.
Chez nous, en IsraĆ«l, il y a une opposition. Il y a des voix qui s’élĆØvent contre tout abus fait par notre armĆ©e. Contre tout abus fait par notre gouvernement.
Contre tout abus fait aux Palestiniens.
Pour l’amour du peuple juif. Et pour qu’IsraĆ«l vive, et vive Ć  la hauteur de son propre horizon Ć©thique.
Critiquer, oui. Combattre contre nos propres Ʃcueils, oui.
Et c’est d’ailleurs comme cela que l’on peut s’aider Ć  grandir.
Mais prendre parti pour ceux qui veulent les tuer ?
Imaginez cela en 39.
Tourner le dos Ć  IsraĆ«l, c’est se trahir soi‐​mĆŖme, en toute bonne conscience
Aujourd’hui, IsraĆ«l est dans une nouvelle solitude. La sienne.
Et il est temps de se rƩveiller.
Il reste Ơ prier pour que ceux qui portent son nom assument enfin leur pouvoir, et les responsabilitƩs que cela comporte.
AprĆØs tout, n’est pas cela, sortir d’Égypte ?

1. Mon amie NoĆ©mie Issan‐​Benchimol vient de proposer un magnifique podcast pour le beit midrash Ta‐​Shma sur la question, allez l’écouter.
2. Elie Wiesel, Le mendiant de JĆ©rusalem. Paris, Seuil, 1968, p.107.
3. ibid., p.110.