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Vendredi 24 janvier : le temps arrĂȘtĂ©
Publié le 24 janvier 2025

22 min de lecture

© Sarah Ohayon /​Tenoua

Les semaines redoutables

Chaque annĂ©e Ă  l’automne, les juifs traversent des Yamim NoraĂŻm, les “jours redoutables”.
Entre Rosh haShana (oĂč l’on cĂ©lĂšbre la naissance du monde en trempant la pomme dans le miel), et Yom Kippour (oĂč l’on jeĂ»ne en vue de la renaissance de soi), les Juifs se tiennent droits pendant que leur Ăąme passe devant le “roi du monde”, en espĂ©rant ĂȘtre inscrit dans le livre de la vie.
Depuis octobre 2023, les jours redoutables sont restés figés dans le temps.
Et depuis mi‐​janvier 2025, alors qu’IsraĂ«l a enfin signĂ© avec le Hamas un accord cessez le feu contre une libĂ©ration tant attendue de ses otages, nous voilĂ  entrĂ©s dans une autre pĂ©riode suspendue hors du temps, d’autres jours autrement redoutables.
Les captifs seront rendus au compte‐​gouttes. Qui vivant et qui dans un sac. Qui, quand et comment. Qui dans quel Ă©tat, visible ou invisible. Qui, et mĂȘme si.
Et on paie tout cela au prix fort : contre la libĂ©ration des otages israĂ©liens enlevĂ©s lors du pogrom du 7 octobre, la remise en libertĂ© d’un millier de prisonniers palestiniens condamnĂ©s pour terrorisme. On est bien entrĂ©s dans six semaines redoutables.

Lire le texte de la premiĂšre semaine : Dimanche 19 janvier, 6h30 du matin, on attend
Sur le mĂȘme sujet, lire le « Journal photo de l'attente Â» de Sarah Ohayon dont la photo en tĂȘte de cet article est extraite

Le temps arrĂȘtĂ©

Dimanche matin, on attendait encore les noms.
J’ai Ă©crit le matin Ă  l’aube. C’était le jour annoncĂ© de la libĂ©ration des trois premiĂšres.
Et soudain, alors qu’on attendait de savoir qui, un dĂ©but de concrĂ©tisation, le Hamas Ă©tait silencieux.
Alors ce matin lĂ  on attendait, on attendait.
J’étais paralysĂ©e ;
J’ai Ă©crit.
J’ai rangĂ© un peu chez moi, et pendant ce temps j’ai essayĂ© d’écouter celui qui me calme toujours, l’un de mes maĂźtres, un enseignant spirituel amĂ©ricain de non‐​dualitĂ©.
Mais ce matin‐​lĂ , pour la premiĂšre fois, la voix calme d’Adyashanti m’a semblĂ© hors de propos. J’ai arrĂȘtĂ© la vidĂ©o au bout de quelques minutes.
J’avais besoin que l’on me parle de ce que l’on vit, ici, maintenant.
J’ai allumĂ© la tĂ©lĂ© israĂ©lienne. Pour me sentir connectĂ©e.
Ça tournait en boucle.
Sur le plateau, le fils de l’un des otages dont on n’a pas de nouvelles. Il est invitĂ© par le prĂ©sentateur Ă  commenter ce que l’on voit, et Ă  rĂ©pondre Ă  toute une partie de l’opinion israĂ©lienne pour qui cet accord est catastrophique : 33 innocents pour 1000 condamnĂ©s, dont beaucoup pour des attentats notoires qui ont coĂ»tĂ© la vie Ă  de nombreux Juifs ? La sombre promesse de futures rĂ©cidives, d’un nouveau Sinwar, d’un nouveau 7 octobre ? Pour beaucoup d’IsraĂ©liens, malgrĂ© la joie de voir rentrer leurs concitoyens tenus en otage, l’accord signifie, plus qu’un aveu d’échec au bout de quinze mois de guerre, la mise en danger de tout le pays, et la promesse qu’il devra envoyer ses enfants Ă  nouveau, on ne sait pas quand, au front, lorsque la nouvelle attaque interviendra. Double‐​bind impossible dans lequel Hamas a mis IsraĂ«l, et l’a mis Ă  genoux. Et pour le meilleur et pour le pire, on a acceptĂ© de payer le prix.
Mais l’émotion continue. En Une, la “bonne nouvelle” du jour : en parallĂšle Ă  l’attente agonistique du nom des otages, on apprend que Tsahal vient d’en retrouver un.
Un que l’on attendait depuis 11 ans.
Oron Shaul avait Ă©tĂ© tuĂ© lors de l’opĂ©ration Tsuk Etan [l’opĂ©ration Bordure protectrice, littĂ©ralement “Roc inĂ©branlable”] Ă  Gaza, lors de l’étĂ© 2014. Son cadavre avait Ă©tĂ© pris en otage Ă  Gaza.
C’est arrivĂ© aussi depuis le 7 octobre. Des cadavres de soldats traĂźnĂ©s pour ĂȘtre, mĂȘme morts, utilisĂ©s comme monnaie d’échange avec IsraĂ«l – ou, pour certains Gazaoui, comme monnaie tout court : je me souviens, au dĂ©but de la guerre, de l’interview de David Tahar, dont la dĂ©pouille du fils Adir, tombĂ© au combat le 7 octobre, avait Ă©tĂ© trouvĂ© par deux citoyens gazaouis, qui lui avaient, Ă  deux mains, tirant qui en avant et qui en arriĂšre, arrachĂ© la tĂȘte. Ils avaient ensuite amenĂ© le trophĂ©e dans un sac en plastique au Hamas pour tenter de le vendre.
Quinze mois plus tard, quelle triste célébration. On a retrouvé le cadavre, vieux de onze ans.
Sa mĂšre est heureuse.
Elle a enfin récupéré la dépouille de son fils.
VoilĂ  les miettes qui nous restent quand on nous a tout pris.

L’émission se poursuit en direct.
En reportage, des images.
Des images du nord de Gaza oĂč, Ă  l’annonce du cessez‐​le‐​feu, les populations civiles rentrent chez elles, en liesse.
La foule chante et danse autour des voitures garnies de tous cĂŽtĂ©s par combattants du Hamas qui paradent en uniforme, comme s’ils avaient gagnĂ© la guerre.
Peut‐​ĂȘtre, d’un certain cĂŽtĂ©, l’ont-ils gagnĂ©e, me dis‐​je en frissonnant.
Une adorable petite de deux‐​trois ans sur les Ă©paules de son pĂšre qui ne comprend rien, affublĂ©e du drapeau palestinien, tape des mains en rythme avec la foule qui chante.
À part la minuscule petite, aucune trace de fĂ©minin dans la foule massĂ©e dans la rue.
Je regarde ces images avec stupéfaction.
Chez eux, la fĂȘte de rue. On cĂ©lĂšbre un cessez‐​le‐​feu qui, pourtant, comme le rappelle Tsahal Ă  tout instant, n’est pas de mise tant que le Hamas n’a pas communiquĂ© les noms des trois qu’il doit libĂ©rer aujourd’hui.
Chez nous, le silence, la consternation, l’angoisse qui monte.
On attend, glacĂ©s par l’attente, devant nos postes de tĂ©lĂ©vision.
On continue d’attendre les noms.
Les noms que le Hamas s’était engagĂ© Ă  communiquer la veille, et ne donnera que quatre heures avant l’échange.

La nouvelle guerre

À 9 heures du matin, on n’a toujours pas les noms.
Tsahal s’impatiente, et dit que le cessez‐​le‐​feu ne commencera pas tant que le Hamas n’a pas respectĂ© les termes de son engagement.
IsraĂ«l commence Ă  accuser le Hamas de trahir, dĂšs le dĂ©but, l’accord qu’ils ont eu tant de mal Ă  conclure, aprĂšs 15 mois de nĂ©gociations sur le fil du rasoir.
Le Hamas rĂ©pond dans les heures qui suivent en parlant de “problĂšme technique” et en dĂ©nonçant des “reproches infondĂ©s”

Je finis par Ă©teindre la tĂ©lĂ©, cela tourne en boucle et Ă  l’obsession, et ne fait que m’enfoncer dans l’agonie de l’attente.

Oui le terrorisme a ce pouvoir. Il vous rentre dans les veines, de façon insidieuse, mĂȘme sans avoir besoin de vous toucher directement.
C’est bien la dĂ©finition du terrorisme : une violence qui s’attaque aux civils.

Cette violence ne touche pas seulement les corps.
Le 13 novembre, Ă  Paris, elle a touchĂ© les Ăąmes de tout le monde. On s’en souvient encore.
Le Hamas est rentré dans mon ùme depuis le 7 octobre, il ronge mes os.
Ils ont réussi à me toucher.

C’est la guerre du XXIe siĂšcle : plus de confrontation entre armĂ©es, mais des combattants sans Ă©thique de combat, seulement ivres d’une idĂ©ologie qui leur donne bonne conscience pour s’en prendre aux populations civiles afin de les terroriser – jusqu’à les Ă©liminer comme en IsraĂ«l, ou jusqu’à les soumettre comme en Syrie, en Iran, ou Ă  Gaza.

Quand je pense par contraste aux gamins nantis des campus amĂ©ricains qui, enivrĂ©s par la cause de la “rĂ©sistance”, rĂ©clament le goĂ»ter et les bouteilles d’eau au titre “d’aide humanitaire de base
”
Oui c’est facile la rĂ©volution gratuite.

En attendant, les hĂ©ros des jeunes woke exaltĂ©s vont jouer et jouir de leur pouvoir jusqu’au bout, le seul qu’ils ont sur nous, sur nous tous : nous tenir en haleine, nous garder, tous, en otage.
J’ai Ă©teint la tĂ©lĂ© et j’ai fait la seule chose qui me semblait pertinente Ă  ce moment‐​lĂ  : une priĂšre.

Gam qi elekh b’gei tsalmavet
Lo ira rah
Ki atah imadi

“MĂȘme lorsque je marcherai dans la vallĂ©e des ombres de la mort
Je ne craindrai pas le mal,
Car tu es avec moi.” (Psaume 23,4)

J’ai mis la version chantĂ©e par Ishay Ribo. En boucle.
Je suis sortie au soleil ; un rendez‐​vous, un autre. On parle d’autre chose ; on revient Ă  ça.
Soudain au moment du dĂ©jeuner, assise Ă  la terrasse d’un cafĂ© avec une copine, un peu de soleil pour respirer, je demande Ă  l’homme assis Ă  la table d’à cĂŽtĂ© oĂč on en est.
C’est l’un des avantages de vivre en IsraĂ«l.
On est tous dans le mĂȘme bateau. On sait de quoi l’on parle.
Mon cƓur qui saigne ne se butera pas sur l’indiffĂ©rence, le retournement de la victimisation, l’agression, ou d’autres manifestations de la malveillance multimillĂ©naire portĂ©e au Juif que l’on appelle antisĂ©mitisme.
Ouf un peu de connection humaine, au moins, dans cette agonie de l’attente.
Les noms sont sortis, nous confirme t‑il.
Doron, Romi, Emily.

Romi Ă©tait partout dans le quartier oĂč j’habitais Ă  Tel Aviv.
Elle y travaillait comme serveuse. L’un des cafĂ©s avait placĂ© en terrasse une petite table dressĂ©e, avec sur la chaise vide, la photo “On t’attend”. Un restaurant branchĂ© avait ajoutĂ© Ă  sa carte “le plat prĂ©fĂ©rĂ© de Romi”. Dans un restaurant japonisant de luxe, un simple plat de pĂątes Ă  la sauce tomates. AjoutĂ© en‐​dessous, sur la carte bien designĂ©e : “Il sera Ă  la carte jusqu’à ce qu’elle revienne”.
Je me réjouis, et puis ma joie se voile.
Tristesse que Naama ne soit pas dans la liste. En écrivant cela je pense aux listes nazies, simplement inversées.
On a peut‐​ĂȘtre fait un peu de progrĂšs.
Je pense Ă  sa mĂšre.
Je pense Ă  Shiri Bibas aussi, qui Ă©tait sur la liste mais ne sortira pas aujourd’hui, avec ses deux petits rouquins au sujet desquels on n’a pas entendu un traĂźtre mot.

Enfin, au moins, maintenant, on a des noms. Trois. Un dĂ©but. Un monde.

Elles sont lĂ 

Je n’ai pas trop suivi l’actualitĂ© cette semaine.
D’abord parce qu’il n’y en n’a pas vraiment. C’est l’une des choses que j’ai apprises durant cette guerre : il n’y a plus d’information.
Il n’y a plus que de l’opinion, du sensationnalisme, et de la propagande. Ailleurs comme chez moi. Mais chez moi au moins on ne retourne pas les faits, comme le font les Unes des mĂ©dias occidentaux.
Et puis je ne regarde pas, parce que mon systÚme a déjà assez à absorber avec le peu que je vois passer au hasard des réseaux ou des conversations.
L’aprĂšs-midi de leur libĂ©ration, la foule Ă©tait amassĂ©e au Kikar haHatoufim [la place des otages] Ă  Tel Aviv.
Ils suivaient tout en direct, les yeux rivĂ©s sur l’écran.
D’en face on aurait pu croire, l’espace d’un instant, Ă  une foule devant un match de foot. Mais l’atmosphĂšre n’est pas Ă  la fĂȘte.
Les visages sont graves, l’attente est anxieuse, le silence tendu.
Soudain, quand la Croix‐​Rouge ouvre les portes de sa voiture et qu’elles sortent pour ĂȘtre prises dans les bras par Tsahal, la foule exulte.
Elles sont revenues.
Tout l’aprĂšs-midi, pendant des rĂ©unions sur Zoom, je suivais en direct sur Y-net. Sans les images, juste les faits. “Otages en route vers le point de rencontre entre le Hamas et la Croix-Rouge.”
“Otages transfĂ©rĂ©es Ă  la Croix-Rouge.”
Et enfin “otages remises Ă  l’armĂ©e israĂ©lienne.”

Leur calvaire est fini, à ces trois là. Du moins celui‐​ci.
On ne sait pas la route qui les attend.
Je me souviens d’une sĂ©rie israĂ©lienne, encore une que je n’ai pu regarder : Hatoufim, “Les otages”.
Ça ne s’invente pas. Oui, malheureusement le thĂšme n’est pas nouveau dans la sociĂ©tĂ© israĂ©lienne.
Ce qui est nouveau, c’est que les captifs aujourd’hui ne sont plus des militaires. Les cibles du Hamas Ă©taient des civils, kidnappĂ©s de chez eux ou d’une fĂȘte dans le dĂ©sert.
Hatoufim Ă©tait devenue en 2019, selon le New York Times, la sĂ©rie Ă©trangĂšre prĂ©fĂ©rĂ©e des AmĂ©ricains. Elle a donnĂ© lieu au show connu Ă  l’époque, Homeland, que je n’ai pas regardĂ© non plus. Je n’ai aucun plaisir Ă  voir des histoires de drames de vies humains brisĂ©es par la prise d’otage et la torture. Et ce n’est pas seulement parce que c’est too close to home.
Ce type de culture du divertissement m’est Ă©tranger, et m’étonne. Le frisson devant la douleur d’autrui. Ce n’est pourtant pas nouveau. Il y avait bien hier les jeux du cirque.
Le Hamas, avec ses vidéos en Gopro, a un peu remis cela sur la scÚne du monde. Le spectacle est redevenu réalité.
La scĂšne d’ouverture de Hatoufim montre le retour de deux otages israĂ©liens chez eux.
Le retour, c’est le dĂ©but de l’histoire.
Comment un homme brisĂ© retrouve‐​t‐​il ses enfants qui ont grandi sans lui, et qui voient en lui un Ă©tranger renfermĂ© et qui fait peur ?
Comment un otage libĂ©rĂ© retrouve son ex‐​fiancĂ©e qui, entre temps, a bien dĂ» avancer dans la vie, et a Ă©pousĂ©, son frĂšre – ou son ami, peu importe – et fait des enfants ?
Leur mine sombre, leur violence, leurs cauchemars la nuit. Ils savent qu’ils ne pourront pas les comprendre. La plus grande des solitudes.
Le soir et le lendemain de leur libĂ©ration j’ai vu quelques images, les mĂȘmes que tout le monde, qui tournent en boucle sur toutes les chaĂźnes de tĂ©lĂ©.
Les petites en survĂȘt colorĂ© que l’on conduit gentiment dans les couloirs d’un hĂŽpital israĂ©lien, oĂč les attendent leur famille. Les pleurs. Ils se ruent dans les bras.
Romi assises sur un lit collée à sa mÚre, on lui tend un téléphone
“Aba khazarti baHaïm!” “Papa, je suis revenue en vie!!”
Emily qui crie aussi, Ă  son pĂšre, au tĂ©lĂ©phone :
“Aba saradeti et zeh! Saradeti et zeh!” “Papa j’ai survĂ©cu Ă  ça ! J’ai survĂ©cu!”
Le frĂšre d’Emily, collĂ©e Ă  elle, qui la bĂ©nit de la priĂšre que l’on dit aprĂšs n’avoir pas vu quelqu’un depuis trĂšs longtemps
Béni sois tu, notre Dieu Roi du Monde
De nous avoir mis en vie
Et de nous avoir maintenu en existence
Et de nous avoir amenés
Jusqu’à ce jour.

Et puis le lendemain, j’ai appris pour les deux doigts d’Emily.
Elle Ă©tait si souriante, si “chill”, sur les courts extraits vidĂ©o que j’ai vu d’elle. Je ne pouvais pas imaginer qu’elle revenait amputĂ©e.

J’ai vu passer sur Instagram un dessin magnifique. Quelqu’un qui a sublimĂ© la main mutilĂ©e.
La nouvelle main d’Emily, dont le geste connu Ă©tait celui des doigts brandis, signe de ralliement des rockers, est devenue, sous la plume de l’artiste, une nouvelle birkat kohanim, la “bĂ©nĂ©dictions des prĂȘtres” dans laquelle les kohanim brandissent leurs bras levĂ©s vers la foule, collant index et majeur d’une part, annulaire et petit doigt d’autre part, pour former un moudra kabbalistique de trois ensembles de doigts dans chaque main, un espace entre les deux.
Le vide créé par les deux doigts en moins dans la main d’Emily est devenu, sous la plume de l’artiste, l’incarnation de la bĂ©nĂ©diction ultime selon la mystique juive.
On aura beaucoup de sublimations Ă  faire, dans les semaines qui viennent.

Détournements de langage

En attendant, si moi je tourne en rond comme un animal en cage, je ne peux imaginer l’attente agonistique des familles, la torture du suspense qu’on leur fait vivre, jusqu’au dernier moment.
Oui le temps semble s’ ĂȘtre arrĂȘtĂ© aux Yamim NoraĂŻm depuis le 7 octobre 2023.
Bien sûr on se lÚve et on va au travail, on célÚbre les bar mitsva et on met au monde des enfants, on enterre et on se marie.
Mais quelque chose en nous, et surtout pour ceux qui ont quelqu’un là‐​bas, est restĂ© lĂ , bloquĂ© dans ces jours redoutables, qui s’étirent sans pitiĂ© depuis un an et demie.
Avec 250 des nĂŽtres pris en otages, 99 aujourd’hui, entre les libĂ©rĂ©s et les morts rapatriĂ©s, on vit un peu en apnĂ©e, en attente, attendant de voir si eux, si nous, serons scellĂ©s dans le livre de la vie.
J’ai vu passer sur Facebook le post triste d’un rabbin AmĂ©ricain, Shy Held. Il y montre la photo de deux jeunes souriants. Un homme et une femme. Photo prise certainement vers la fin des annĂ©es quatre‐​vingt dix, dĂ©but deux mille.
Il rappelle leur nom. Et que leur meurtrier vient d’ĂȘtre libĂ©rĂ©, aux termes de l’accord que l’on vient de passer pour la libĂ©ration de nos otages.
Des posts similaires circulent sur les rĂ©seaux sociaux : Ă  gauche, la photo d’un des gamins Bibas. Crime : ĂȘtre nĂ© juif. À droite, la photo d’un prisonnier palestinien libĂ©rĂ© en Ă©change du retour espĂ©rĂ© du bĂ©bĂ© rouquin. Crime : tel attentat Ă  tel endroit, tant de morts.
Pourtant, la dissonance cognitive cruelle Ă  laquelle devrait conclure l’observation d’un tel accord n’émeut pas l’opinion internationale anti‐​israĂ©lienne.
Sans surprise, les commentaires des pro‐​palestiniens retournent les faits : justice est faite, les “otages palestiniens” sont enfin libĂ©rĂ©s.
J’avais vu un tag avec une telle phrase sur une façade d’immeuble dans un quartier populaire de Marseille, l’étĂ© dernier. “LibĂ©rez les otages palestiniens.” J’avais Ă©tĂ© stupĂ©faite. De quoi parlent‐​ils, m’étais‐​je demandĂ©e ?
Maintenant, j’ai compris.
De mĂȘme que le nazi Ă©tait la victime du Juif, le terroriste palestinien emprisonnĂ© se voit affublĂ© de l’étiquette d’otage, afin de se rĂ©approprier le statut de fait des rĂ©els otages actuels.
Pendant ce temps, les IsraĂ©liens enlevĂ©s sont des vrais otages : des humains dĂ©tenus arbitrairement et sans raison, comme monnaie contre rançon : un cessez‐​le‐​feu, et la libĂ©ration de nombreux terroristes palestiniens.
Et les posts misĂ©rabilistes des bons Français pro‐​palestiniens qui ne savent rien de l’histoire rĂ©cente des violence en IsraĂ«l et dans les territoires, qui n’avaient jamais entendu les noms des terroristes avant de les dĂ©clarer victimes.

Je ne doute pas, malheureusement, qu’il y a des bavures dans le systĂšme d’incarcĂ©ration israĂ©lien. Il n’existe pas de systĂšme sans bavure. Il n’existe pas de pouvoir sans abus. C’est d’ailleurs l’un des dĂ©fis les plus importants que doit relever la sociĂ©tĂ© israĂ©lienne dans son ensemble, depuis qu’elle a retrouvĂ© une souverainetĂ© en 1948.
Mais au moins, IsraĂ«l a une ligne Ă©thique. Les bavures sont des bavures, et elles sont, en principe, jugĂ©es, et punies. On a vu plus d’un cas comme cela, depuis le 7 octobre, contre ceux parmi nos soldats qui ont dĂ©rogĂ© Ă  la ligne Ă©thique de Tsahal.
Et cela m’a un peu rassurĂ©e sur la bonne santĂ© de notre sociĂ©tĂ©, mĂȘme si certains extrĂ©mistes au pouvoir actuellement menacent cette Ă©thique si prĂ©cieuse.
Oui en Israël, il y a des abus, dans le systÚme, et il faut les dénoncer.
Mais chez le Hamas, c’est le systĂšme qui est abusif par dĂ©finition.
Et chez ses supporters enthousiastes, la cécité est de mise.
Au royaume de la mauvaise foi, tous les moyens sont bons. L’essentiel est d’utiliser des mots forts, comme “gĂ©nocide” et “otage”, des mots qui appellent Ă  l’émotionnel, quel que soit leur rapport avec la rĂ©alitĂ©. L’essentiel, dans la stratĂ©gie perverse du Hamas, est de continuer Ă  cultiver une image de victime pour pouvoir continuer Ă  s’attirer les sympathies des foules pour mieux continuer Ă  attaquer en toute impunitĂ©.
L’agresseur qui se rĂ©clame victime, c’est la rhĂ©torique classique des vrais abuseurs.
Et dans l’art de ce type de dĂ©tournement de langage, le Hamas, et ceux qui les soutiennent, sont passĂ©s maĂźtres.
La libĂ©ration des prisonniers palestiniens auto‐​requalifiĂ©s en otages, c’est bien, au‐​delĂ  de la perversitĂ© du jeu de langage, la sombre perspective qui fait trembler IsraĂ«l aujourd’hui.

J’en parlais avec Maya lundi. Maya ne va pas bien.
Je l’avais rencontrĂ©e Ă  la retraite de yoga, dans le Kerala, en novembre.
Elle avait commencĂ© Ă  prendre des cours de yoga avec la mĂȘme enseignante que moi, Ă  Tel Aviv, aprĂšs le 7 octobre. Maya n’était pas prĂ©disposĂ©e au yoga. Mais sa vie a basculĂ©, il y a quinze mois, aprĂšs que son petit frĂšre Yoni, ĂągĂ© de 21 ans, a Ă©tĂ© tuĂ©.
Yoni a Ă©tĂ© tuĂ© le 7 octobre, en dĂ©fendant l’une des bases militaires du Sud prise d’assaut.
Yoni Ă©tait commandant de tank. Il jouait de la guitare, et s’apprĂȘtait Ă  commencer ses Ă©tudes. Il n’était pas censĂ© ĂȘtre de garde ce jour‐​lĂ . Il y Ă©tait allĂ© plutĂŽt que d’aller passer shabbat chez son pĂšre car, avait‐​il dit, il avait pressenti qu’on aurait besoin de lui.
Il avait raison. Il a sauvĂ© des dizaines de personnes, comme Maya l’a appris par la suite du tĂ©moignage des nombreux survivants.
Maya est retombée en dépression depuis quelques semaines.
“DĂ©ja, tout le monde reparle du 7 octobre”, dit‐​elle le visage serrĂ©. “Je ne peux plus entendre ce mot.”
“Et puis il y a l’accord. D’un cĂŽtĂ©, je suis heureuse pour elles, pour leurs familles, vraiment.
Et ne te trompe pas, s’il s’agissait de mon frĂšre, lĂ -bas, le pays peut brĂ»ler, hein. Je m’en serais foutue. J’aurais tout fait pour le rĂ©cupĂ©rer.”

Mais le nombre et l’identitĂ© de ceux qui ressortent en Ă©change de ces quelques prĂ©cieuses vies – et cadavres, sortis au compte‐​goutte, la rendent sombre.
Elle ne me le dit pas, mais je sais. Yoni est mort Ă  cause de cela. Sinwar, le grand chef d’orchestre du 7 octobre, qui purgeait une condamnation Ă  vie dans les prisons israĂ©liennes, est sorti en Ă©change d’un seul otage, en 2011. Aux cĂŽtĂ©s de 1026 autres.
On retrouve un des nÎtres. Ils retrouvent leurs forces par milliers, et leurs terroristes les plus actifs sont de nouveau en liberté.
Et ceux qui paient, ce ne sont pas seulement les populations civiles attaquées.
Ce sont les petits frĂšres de Maya, que l’on enverra au front pour nous dĂ©fendre, et dont une partie ne reviendra pas. Ou dans quel Ă©tat.

L’essentiel est invisible

Car, pour les soldats comme pour les otages, revenir en entier n’est jamais revenir entiùrement.
La libĂ©ration est prĂ©vue au compte goutte durant six semaines ;
Cela n’a pas commencĂ© si bien.
Et les connaissant, sachant qu’ils n’ont structurellement que faire de l’idĂ©e d’éthique ou de de tenir leur parole, que seul le pragmatisme du plus fort modĂšle son action, on ne sait pas si le Hamas tiendra son engagement jusqu’au bout.
Et puis celles‐​ci sont revenues en “bon Ă©tat” – on passera sur les deux doigts en moins. Debout sur leur jambes. PĂąles certes, mais parlant, et souriant ;
On ne sait pas qui va revenir, ni comment.
Dans un cercueil, ou vivant.
Et si vivant, comment. Comment surtout, Ă  l’intĂ©rieur.
“L’essentiel est invisible pour les yeux”, disait Saint‐​ExupĂ©ry.
Cette semaine, l’essentiel de l’expĂ©rience d’Assaf Ben David depuis le 7 octobre, s’est rĂ©vĂ©lĂ©.
L’oncle de Mia Schem, l’une des otages libĂ©rĂ©e en novembre 2023, Ă©tait parti ce jour‐​lĂ  Ă  sa recherche dans le carnage de Nova. Il a vu ce qu’il a vu.
Rien n’est apparu pendant un an et demi. Et puis cette semaine, en silence, il s’est suicidĂ©.
Au printemps, Shirel Golan, une survivante du mĂȘme festival, s’était suicidĂ©e, le jour de ses vingt‐​deux ans.

On ne voit pas la détresse.
Tout ce qu’on peut faire, c’est l’écouter, quand elle accepte de parler.
En novembre, Ă  Goa, j’ai rencontrĂ© Levy. On attendait que le repas de shabbat commence. J’étais assise sur la terrasse du Beit haYehudi avec un livre. Il est venu s’asseoir en face de moi. Un jeune calme, petite barbe, lunettes, t‑shirt hippie.
Je me dis “encore un gamin en tiyul”.
Et puis on s’est mis Ă  parler. Levy a Ă©tĂ© blessĂ© au combat gravement Ă  la jambe trois jours aprĂšs le dĂ©but de la guerre. Il Ă©tait dans la division des tanks. Son commandant, je l’apprendrai quelques heures plus tard, n’était autre que Yoni, le frĂšre de Maya.
Yoni est mort. Levy est devant moi. La jambe encore blessée, mais debout.
En l’honneur de Yoni, qui leur a sauvĂ© la vie en les couvrant pendant qu’ils couraient se mettre Ă  l’abri, Levy s’est fait tatouer sur le mollet un Ă©norme dessin : un sablier, le symbole des otages que l’on attend, un tank renversĂ©, une silhouette qui en tombe.
Levy ne va pas bien. Et l’une des choses les plus difficiles pour lui, c’est que ce n’est pas acceptĂ© par son entourage.
“Mes parents, tu sais, c’est une autre gĂ©nĂ©ration. Ils ne comprennent pas le concept de dĂ©pression. Tant que tu peux te lever, tu te lĂšves, et tu fais ta vie, c’est tout.”
Il me dit comme c’est difficile de se lever le matin. Comme tous les jours, quelque chose lui pĂšse. Comme c’est devenu difficile Ă  vivre. Comme ceux qui Ă©taient ses proches hier, ses amis, sa famille, ne savent pas d’oĂč il revient. Ne peuvent pas comprendre. Ne veulent pas entendre.
“Ça leur casse le moral, alors ils me font comprendre qu’ils n’ont pas envie que j’en parle.”
Et puis la dĂ©pression, ça ne se voit pas. Ils te voient sourire, alors ils disent, “Tu vois, il va bien”.
À la fin, il me dit “Merci de m’avoir Ă©coutĂ©â€.
Cela me brise le cƓur.

Yehouda a passé, lui, quatre mois à Gaza.
Il a vu un copain de son unitĂ© exploser. Il s’était jetĂ© sur une grenade, la couvrant de son corps, afin de sauver les autres. Yehouda a vu le corps exploser. Les membres qui se dĂ©tachent et giclent de partout.
Il a vu d’autres choses, qu’il ne m’a pas racontĂ©es.
Yehouda a 33 ans. Il ne va pas bien.
Je l’ai invitĂ© chez ma copine Sarah pour le dĂ©jeuner de shabbat.
On partage chacun quelque chose de notre semaine – “quelque chose de difficile”, et “quelque chose pour lequel on a de la gratitude”. C’est l’exercice auquel j’aime bien inviter les gens Ă  la table de shabbat. Nous, les filles, on parle de nos doutes, de nos dĂ©fis, de nos problĂšmes relationnels. Pour lui, le “quelque chose de difficile”, c’était autre chose.
Il hésite à parler.
“J’ai un ami qui est mort.
Il Ă©tait Ă  l’hĂŽpital depuis des mois, en
matsav anoush (inconscient).
Ça y est, il est parti.”

Yehouda, en parlant, torture la petite serviette en papier qu’il tient entre ses mains, sous la table.
Les ongles sont rongĂ©s autant qu’ils le peuvent. Le beau visage souriant est au‐​dessus, les mains un peu tremblantes sous la table. J’ai envie de les prendre pour les calmer. Je n’ose pas.
Et puis, alors que la conversation continue sur la guerre et le post‐​trauma, il devient nerveux, il dit qu’il se fait tard.
Je suggùre à ma copine que l’on fasse le birkat hamazon en vitesse. Je le raccompagne dehors.
Je lui prends les mains avant de le quitter.
Ses mains qui sont encore entiĂšres.
Ça ne sert pas Ă  grand‐​chose, je voulais lui communiquer un peu de mon Ă©nergie de vie.
Je me sens un peu ridicule.
Il se laisse faire sans rien dire. Je ne sais pas si ça lui fait du bien, ou si c’est par politesse.
Ses mains tremblent un peu. Quand j’ouvre les yeux, les siens sont posĂ©s sur ailleurs. Peut‐​ĂȘtre qu’il attendait patiemment que j’aie fait ma bonne action.
Il s’éloignera rapidement. Il a besoin de s’éloigner : d’arrĂȘter le jeu social.
VoilĂ  un aperçu de ce qui nous attend peut‐​ĂȘtre avec nos otages, aprĂšs les embrassades du retour.
Comme pour ceux qui sont revenus de camps de concentration, il n’y a pas si longtemps que cela, avec toute notre bonne volontĂ©, on ne pourra jamais vraiment les comprendre.
Et pourtant, il faut bien continuer Ă  vivre.
Alors nous, les impuissants de l’attente, les Ă©pargnĂ©s coupables, on fait la seule chose que l’on puisse faire : on se tourne vers la tĂ©lĂ©, et on attend.

Reality show

J’ai toujours dĂ©testĂ© la tĂ©lé‐​rĂ©alitĂ© ; le voyeurisme qui prĂ©tend montrer le “vrai”, le suspense cruel de savoir qui sera rejetĂ© et qui “choisi”, le sadisme de l’exclusion, les mises en scĂšne grotesques et les mauvais motifs de l’élection.
Ici le jeu est inversĂ© : on ne s’émeut pas de savoir qui sortira, mais de qui reviendra.
On attend les noms, et le jury est invisible.
Invisible, et en mĂȘme temps surexposĂ© : voici la parade des hommes cagoulĂ©s, en uniforme camouflage impeccable, les lunettes et les gants noirs, cagoule noir et bandeau vert qui fait fantasmer les gamins des campus occidentaux qui pourtant se disent en pleins processus de deconstructions des idĂ©es classiques de la virilitĂ©.
L’uniforme n’est, bien sĂ»r, que pour le spectacle. Lorsque le Hamas combat, il le fait en civil.
Cela fait partie de sa stratĂ©gie militaire : mieux confondre les soldats de Tsahal, dont les rĂšgles d’engagement leur interdisent de tirer sur des civils. Et cela fait partie de sa stratĂ©gie de communication : faire gonfler le chiffre de morts “civils” Ă  Gaza sous le feu israĂ©lien afin de cultiver la sympathie de la communautĂ© internationale, qui en retourne l’arrose de dons, avec lequel il pourra s’acheter d’autres armes pour continuer Ă  harceler le petit État hĂ©breu.

Le 19 janvier dernier, le nouveau “Hamas show” a commencĂ©.

Elles passent d’une voiture Ă  l’autre au milieu de la foule surexcitĂ©e. Une foule d’hommes uniquement, massĂ©s autour des terroristes cagoulĂ©s.
La seule femme que l’on aperçoit, c’est la triste hĂ©roĂŻne de la photo. Une otage israĂ©lienne, un quart de seconde, entre sa sortie de la voiture des ravisseurs et son entrĂ©e dans celle de la Croix‐​Rouge, qui se rĂ©veille Ă  ce moment‐​lĂ  pour jouer un rĂŽle de circonstances.
Elle fend la foule un instant, la tĂȘte baissĂ©e, vers l’autre voiture blanche qui va la sortir de lĂ . La photo de la tresse africaine serrĂ©e sur la tĂȘte brune, l’ensemble de jogging rose avec le collier aux couleurs de drapeau de la palestine qu’on l’a forcĂ©e Ă  porter, l’un des cagoulĂ©s qui la tient presque par le cou pour la faire avancer, a fait le tour des Ă©crans cette semaine.
Le show est bien réel.
La foule en liesse se masse comme une horde pour les entre‐​apercevoir.
Le Hamas Show a commencĂ©, et ce n’est que le dĂ©but, pour ces six semaines de libĂ©rations ultra‐contrĂŽlĂ©es.

Je me souviens du temps oĂč la tĂ©lĂ©vision française avait encore de l’humour.
Une scĂšne sur le plateau de Nulle‐​Part‐​Ailleurs : Antoine de Caunes faisant son entrĂ©e en grande pompe, moustache de pervers et chemise de mauvais goĂ»t, poussant devant lui une brouette dont il extirpera deux gigantesques sacs de tissus Ă  la forme de deux grosses figues frippĂ©es. Il les posera devant lui sur la table, Ă©normes, cachant presque son visage, avant de dĂ©clarer devant les invitĂ©s morts de rire, “Bonjour. J’m’appelle Raoul Bitenbois!”

Des couilles, chez le Hamas je n’en vois pas.
Il faut quand mĂȘme ĂȘtre bien lĂąche pour utiliser l’envoi de missiles sur des populations civiles, la prise d’otage, et la construction d’une image publique de victimes, comme stratĂ©gie militaire.
Et lorsque le lñche n’a pas de vergogne, il s’attaque aux points faibles.
La vĂ©ritable arme du Hamas ce n’est pas celles que lui paient le Qatar, l’Arabie Saoudite et tous les Occidentaux bien‐​pensant de la cause palestinienne.
Ce sont les corps humains. Les corps humains qu’il prend en otage – ceux du camp ennemi, mais aussi son propre peuple, qu’il empĂȘche d’évacuer et met en avant de force lors des combats.
Des combats qui n’en sont pas, dans cette guerre sans champ de bataille.
Se cacher dans les tunnels. Sortir soudain, attaquer par derriĂšre et puis retourner se cacher.
Se dĂ©guiser en civil pour mieux attaquer le soldat d’en face.
Attaquer depuis des hĂŽpitaux, des Ă©coles, des immeubles d’aide humanitaire, afin que l’armĂ©e d’en-face soit dĂ©sarmĂ©e, et que l’opinion internationale s’époumone d’indignation en cƓur : IsraĂ«l a bombardĂ© un hĂŽpital !
Je dois dire que du point de vue stratĂ©gique, il y a du gĂ©nie là‐​dedans. Il faut juste assez de cynisme.
Du cynisme, on n’en a pas manquĂ© lors de la libĂ©ration des trois premiĂšres.
Chacune est revenue affublĂ©e, en plus du collier Ă  l’effigie du drapeau palestinien, d’une petite enveloppe remise Ă  chacune aux insignes du Hamas, comme aprĂšs une remise des prix.
DiplÎmée comme otage du Hamas à Gaza.
Emily n’aura pas besoin de garder son enveloppe. Ses deux doigts manquants, et les regards commisĂ©reux qu’elle recevra Ă  vie, lui rappelleront tous les jours.

Lorsque je vois la foule des hommes masquĂ©s derriĂšre le grand fusil noir dont ils caressent la crosse de temps en temps tandis que les gamins de Gaza les assaillent d’excitation et de selfies, je me dis, les voilĂ  les guerriers sans couilles, qui essaient de compenser en brandissant le fusil dur en avant.
En les voyant aussi nombreux et fiers dans leurs uniformes impeccables, j’ai un frisson. Le Hamas a l’air de se porter plutĂŽt bien. Et je me dis aussi, Ă  quoi a servi cette guerre ?
Tous ces morts, des deux cĂŽtĂ©s, toute cette destruction. Quinze mois de lutte, la promesse de Bibi – Ă©radiquer le Hamas.

“On ne nĂ©gocie pas avec les terroristes.” J’ai grandi avec cette phrase.
Et voilĂ  que, loin de les Ă©liminer, on a fait un accord avec eux, un accord infĂąme dont ils tiennent les rĂȘnes, tout comme ils ont repris le contrĂŽle de Gaza Ă  l’instant oĂč le dernier soldat israĂ©lien a tournĂ© au bout de la rue, comme chacun sait.

Yair, le copain de Matan, nous l’avait dĂ©ja dit au printemps dernier, Ă  son retour de Gaza, assis sur notre canapĂ©, dĂ©fait.
“On ne sert à rien.Ca ne sert à rien ce que l’on fait.
Tu en tue un, ils prennent le premier gamin qui passe et lui donnent son fusil.
L’instant oĂč on quitte un quartier, ils rĂ©apparaissent de sous terre.”

Je connais peu de choses plus tristes que cela : sacrifier sa vie pour une guerre qui, me semble‐​t‐​il ce jour‐​lĂ  en voyant les rues de Gaza emplies de guerriers du Hamas triomphants et de jeunes hommes surexcitĂ©s criant Allahu Akbar, comme la veille de la guerre, n’a pas servi Ă  grand chose.
Quoi qu’en dise Bibi.

Car le reality show, n’est pas seulement celui des pervers encagoulĂ©s.
En face, le show Ă  peine moins cynique du Premier ministre israĂ©lien, devenu une sorte de Berlusconi prĂȘt, comme on a pu le voir, Ă  tout pour ne pas perdre son trĂŽne, et qui sort sa plus belle voix, timbre chaleureux, Ă  la fois assertif, paternel, et Ă©mu – “Citoyens d'IsraĂ«l, je suis fier de vous!”
Et d’énumĂ©rer “ses” actes hĂ©roĂŻques, ainsi que ceux de sa femme, pour libĂ©rer les otages, libĂ©rer IsraĂ«l du Hamas et, en substance, Make Israel great again.
En l’écoutant, aprĂšs la fin de son discours, moi aussi j’avais envie de l’embrasser et de lui demander oĂč il faut signer.
Il suffit de fermer les yeux sur les faits.
Et on en a tellement envie.
Tellement exaltant, son discours. Tellement rassurante, sa voix.
Ce n’est pas pour rien que deux de mes Ă©lĂšves se sont accrochĂ©es cette semaine.
AurĂ©lie, Ă©mue, avait postĂ© avec enthousiasme dans le groupe Whatsapp le‐​dit discours de Bibi, ponctuĂ© d’un “Am Israel HaĂŻ!” – Le peuple d’IsraĂ«l est vivant.
Je la comprends.
Ce type de discours, pour peu qu’on y croie, donne de la force.
Il dit exactement ce qu’on a envie d’entendre. Cela rassure. Ça fait du bien. On a envie de se sentir fort, protĂ©gĂ©s aussi, et surtout, pas impuissant.
Bibi, comme un charme, donne tout cela en trois minutes de discours.
Que demander de plus ?

Le digne et l’indigne

Mais pour l’IsraĂ©lien qui connaĂźt l’envers du dĂ©cor, comme Ora, qui vit exilĂ©e en France depuis des dĂ©cennies, la propagande bibiesque, surtout en ces jours redoutables, est insupportable. Elle a rĂ©agi au quart de tour.
Embrouille sur le groupe Whatsapp.
On est tous Ă  fleur de peau.
J’ai dĂ» intervenir. Je me suis bornĂ©e Ă  nous rappeler que l’heure nous appelle Ă  l’unitĂ© plus que jamais, sur les groupes Whatsapp comme dans les familles, et que ce qui compte, c’est cette priĂšre.
Cette priĂšre juive traditionnellement rĂ©citĂ©e, depuis des siĂšcles, pour les captifs d’IsraĂ«l – un phĂ©nomĂšne malheureusement pas nouveau dans l’histoire juive, mais qui est devenu trop douloureusement d’actualitĂ© aujourd’hui. ChantĂ©e ici magnifiquement par Maayan Linik, elle dit :

ŚÖ·Ś—Ö”Ś™Ś Ś•ÖŒ Ś›ÖžÖŒŚœ Ś‘Ö”ÖŒŚ™ŚȘ Ś™ÖŽŚ©Ö°Ś‚ŚšÖžŚÖ”Śœ
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ڕְڙڕÖčŚŠÖŽŚ™ŚÖ”Ś ŚžÖŽŚŠÖžÖŒŚšÖžŚ” ŚœÖŽŚšÖ°Ś•ÖžŚ—ÖžŚ”
Ś•ÖŒŚžÖ”ŚÖČŚ€Ö”ŚœÖžŚ” ŚœÖ°ŚŚ•ÖčŚšÖžŚ”
Ś•ÖŒŚžÖŽŚ©ÖŽÖŒŚŚąÖ°Ś‘ÖŒŚ•ÖŒŚ“ ŚœÖŽŚ’Ö°ŚÖ»ŚœÖžÖŒŚ”
Ś”ÖžŚ©ÖžŚŚȘÖžŚ Ś‘Ö·ÖŒŚąÖČŚ’ÖžŚœÖžŚ Ś•ÖŒŚ‘ÖŽŚ–Ö°ŚžÖ·ŚŸ Ś§ÖžŚšÖŽŚ™Ś‘
Nos frÚres, toute la maison d'Israël
Qui sont donnĂ©s Ă  l’étroitesse (souffrance) et Ă  la captivitĂ©
Qu’ils se tiennent sur la mer ou sur la terre
“Le Lieu” (l’un des noms de Dieu) aura pitiĂ© d'eux.
Et ils les feront sortir de l’étroitesse Ă  l’espace
Et des ténÚbres à la lumiÚre
Et de la servitude au salut
Maintenant, et dans un temps proche.

Il y en a un qui a fait preuve de dignitĂ© cette semaine, c’est Herzi Halevi.
Le chef d’état-major israĂ©lien est le premier de l’histoire israĂ©lienne Ă  prĂ©senter sa dĂ©mission avant la fin de son mandat. Il l’a fait mardi, disant que c’était prĂ©vu depuis plusieurs mois, qu’il attendait seulement que la guerre que mĂšne l’armĂ©e israĂ©lienne sur sept fronts concomitants soit stabilisĂ©e. Dans sa lettre adressĂ©e au Ministre de la dĂ©fense, il a Ă©crit son aveu de dĂ©faite.
“Dans la matinĂ©e du 7 octobre et sous mon commandement, l’armĂ©e a failli Ă  sa mission de protection Ă  l’égard de tous les citoyens israĂ©liens.
Ma responsabilitĂ© dans ce terrible Ă©chec m’accompagne chaque jour, Ă  chaque heure, et elle me poursuivra jusqu’à la fin de ma vie.”

Il a admis, et il a pris acte.
J’aimerais voir les fanfarons des deux cĂŽtĂ©s l’imiter ne serait‐​ce que d’un quart de millimĂštre.
Nous en attendant, on attend.
Shabbat dans quelques heures, et dimanche, ou samedi peut‐​ĂȘtre, on en attend d’autres.
Le jeu de tĂ©lé‐​rĂ©alitĂ© pervers continue.
On a eu la liste des dix prochaines. Mais sur les dix, seuls quelques‐​unes en sortiront*.

Qui seront‐​elles ? La suite au prochain Ă©pisode.
Littéralement.

Le Hamas tient à garder son contrîle, et à tenir le pays entier en haleine, jusqu’au bout.
Pourquoi renoncer Ă  un petit pouvoir misĂ©rable qu’on peut avoir ?
Quand on n’a pas son propre pouvoir, la seule chose qui reste, c’est de tenter d’en prendre un peu aux autres.
C’est bien lĂ  le sens profond de la prise en otage, littĂ©ralement comme symboliquement.
La prise de contrĂŽle, et le geste d’humilier, de dĂ©shonorer, systĂ©matiquement.
Mais au fond, quoi qu’ils fassent, cela ne marche pas.
Je n’ai pas vu de plus grande dignitĂ© humaine que sur les visages Ă©maciĂ©s des otages filmĂ©s par le Hamas, sur les vidĂ©os diffusĂ©es cruellement au compte‐​goutte, pour raviver la blessure en nous donnant Ă  la fois nous donner un signe d’espoir, et nous rappeler qu’ils les tiennent – qu’ils nous tiennent tous captifs dans l’attente.
Oui, je n’ai pas vu de plus grande dignitĂ© que sur ces masques de vulnĂ©rabilitĂ© et de souffrance, d’un humain Ă  qui on a tout enlevĂ©, y compris toute visibilitĂ© sur son avenir, ou la perspective de tout espoir.
Cela me fait penser aux hommes, encore trop nombreux, qui refusent de donner le get, le document de répudiation qui tient encore de divorce selon la halakha.
Jusqu’au bout, garder le contrîle.
Jusqu’au bout.

Le premier pas

Et je dois dire qu’ils nous ont eu.
Ils ont trouvĂ© le talon d’Achille. Nous parlons de deux cultures diffĂ©rentes. Dans l’une, l’individu ne compte pas. C’est le groupe qui compte. Dans l’autre, l’individu est central. Dans l’une, la vie humaine est plus prĂ©cieuse que tout. Dans l’autre, c’est la culture du martyre, et il n’y a pas de plus grand honneur que de se sacrifier pour Dieu.
Ils nous ont compris, et ils savent que notre faiblesse, c’est la valeur que l’on accorde à une vie humaine.
Que pour une vie humaine, on est prĂȘt Ă  remettre en libertĂ© 1027 meurtriers. Comme on l’a fait pour Gilad Shalit.
Ils ont trouvĂ© notre talon d’achille et nous ont mis Ă  genoux.
On fait ce qu’on peut pour s’en sortir, avec cet accord sordide.
Mais qu’on le veuille ou non, IsraĂ«l et le Hamas sont engluĂ©s dans un jeu de rapport de force.
Alors je me pose, comme beaucoup, la question douloureuse de l’avenir.
À ce rythme‐​là, personne ne s’en sortira.

Qui fera le premier pas pour sortir du cercle ?

En attendant, on a choisi, me semble‐​t‐​il, la vie, et la dignitĂ©.
On fait profil bas, et on paie le prix pour récupérer nos otages.
C’est peut‐​ĂȘtre un premier pas, peut‐​ĂȘtre un premier vers la sagesse : on a mis l’ego de cĂŽtĂ©. On ne fait pas les malins.
On ne fanfaronne pas en uniforme.

On veut juste la petite.
On veut retrouver l’amoureux.
On veut que papa rentre.

Qu’ils fassent la parade ;
Nous on fait profil bas et on attend.

Et moi je me tourne vers le Roi du monde et je lui dis : regarde‐​nous un peu, source de vie, et pleure avec nous.

Pleure avec moi s’il te plaüt de notre folie humaine.
Je sais que tu n’arrĂȘteras pas ces jeux du cirque.
Tu nous as fait libres – trop libres, semble-t-il, parfois.
Alors au moins, pleure avec nous.
EspĂšre avec nous.
Prie avec nous.
Console avec nous.
Attend avec nous.

Dimanche, on en attend sept autres.
On n’a pas encore les noms.

* NDLR : Dans la journĂ©e de samedi, quatre otages ont Ă©tĂ© libĂ©rĂ©es : il s’agit de Liri Albag (19 ans) et de Karina Ariev, Daniela Gilboa et Naama Levy (20 ans), quatre observatrices de Tsahal (tatspitaniyot) enlevĂ©es dans la base militaire de Nahal Oz le 7 octobre 2023.