
La fĂȘte de Pessah a aussi dâautres noms : on lâappelle Hag ha matsot, la fĂȘte des azymes, et hag ha aviv, la fĂȘte du printemps, et zman heroutenou : le temps de notre libertĂ©.
En rĂ©alitĂ©, il y a entre ces noms quelque chose de commun â un oxymore : la force du jaillissement dâune part, et la vulnĂ©rabilitĂ© des passages de lâautre.
Et si Pessah était une autre naissance ?
Et si la libertĂ© Ă©tait aussi une affaire personnelle ? Quâest ce qui est diffĂ©rent cette annĂ©e des autres annĂ©es ?
Ăclairages hassidiques sur quelques dimensions de la fĂȘte des Azymes.
La force et la vulnérabilité
En terre dâIsraĂ«l, Pessah a lieu au printemps â Pessah doit avoir lieu au printemps, au point quâune fois toutes les quelques annĂ©es, on ajoute un mois de Adar (Adar II), pour sâassurer que le sens de la sortie dâĂgypte soit incarnĂ© par une nature qui renaĂźt, alors que les fleurs fragiles font craquer lâĂ©corce de leurs bourgeons.
Oui, il faut une force incroyable aux fleurs dâune nouvelle saison pour percer lâĂ©corce de leurs bourgeons, et en mĂȘme temps, les jeunes pousses sont si fragiles.
Tout comme les Bnei Yisrael qui se retrouvent soudain prĂ©cipitĂ©s, sortis âen hĂąteâ-bâhipazon, dans la nuit du âPassahâ, le passage du divin auââdessus de leurs maisons, dans le dĂ©sert de leur libertĂ©.
Oui, la libertĂ© est un jaillissement, au point quâon nâa pas le temps de laisser la pĂąte du pain lever.
Oui, lorsquâon sort dâesclavage, on est vulnĂ©rables, comme ceux Ă lâarriĂšre de la colonne qui seront assaillis par Amalek, dont la pensĂ©e hassidique, en appelant Ă la gematria, nous donne une lecture intĂ©rieure : Amalek correspond Ă la gematria du mot safek, « le doute ».
Oui, il est facile de douter de nousââmĂȘmes lorsquâon a Ă©tĂ© aliĂ©nĂ©s trop longtemps.
Alors, en mĂ©moire de ces Ă©motions paradoxales, et pour pleinement goĂ»ter Ă lâambivalence de la libĂ©ration, on consommera, pendant une semaine, en lieu du hamets qui accompagne notre annĂ©e, des azymes, ces galettes de pĂąte non levĂ©es dont certains dâentre nous gardent peutââĂȘtre en bouche, depuis lâenfance, le goĂ»t douxââamer qui convoque Ă la fois les souvenirs des fĂȘte familiales, et lâaustĂšre simplicitĂ© de la libertĂ© soudainement retrouvĂ©e.
Rosh haShana, Pourim, Pessah : début, fin, début
Et voilĂ que si lâon replace la fĂȘte de Pessah dans le mouvement du calendrier juif, un autre Ă©clairage surgit.
Pessah a lieu au milieu du mois de Nissan. Or le mois de Nissan, selon le rĂ©cit biblique, nâest autre que le âpremier mois de lâannĂ©eâ â Ha hodesh haze : ce moisââci, dit Dieu aux bnei yisrael avant quâils ne sortent dâĂgypte.
Ce qui signifie que Pessah serait notre premiĂšre fĂȘte, et Pourim la derniĂšre.
Or Pessah semble ĂȘtre la face inversĂ©e de Pourim : âhistoire de Pourim est peutââĂȘtre la plus proche de nos existences,elle se passe en galout, exil, Dieu, non content dâĂȘtre cachĂ© (nistar), semble obstinĂ©ment absent du destin des hommes, et les Juifs nâont comme recours que leur foi intime et leur courage pour renverser le âsortâ (pour), dâoĂč vient le nom de la fĂȘte.
Ă Pessah, câest tout lâinverse : Pessah est la fĂȘte de la grande guĂ©oula (rĂ©demption) par la libĂ©ration des esclaves hĂ©breux (les mĂȘmes lettres inversĂ©es du mot Galout), Ă travers la hitgalout (rĂ©vĂ©lation) du Divin qui aurait sorti luiââmĂȘme son peuple dâune âmain forte et dâun bras Ă©tenduâ. La sortie dâĂgypte ne semble rien devoir au hasard mais au contraire Ă une intentionnalitĂ© forte du Divin, exprimĂ©e Ă travers la voix de MoĂŻse et Aharon au Pharaon rĂ©calcitrant : âLaisse partir mon peupleâ.
Et tandis que la personnalitĂ© de Pourim parle de dĂ©guisement, dâexcĂšs, de banquet luxueux, et de boire jusquâĂ ne plus savoir distinguer entre le bien et le mal, lâethos de Pessah est tout lâinverse : les rites incarnĂ©s ici, Ă travers les aliments consommĂ©s lors du sĂ©der et tout au long de la fĂȘte, parlent de simplicitĂ© et du goĂ»t Ăąpre du âpain de misĂšreâ, mais aussi des saveurs amĂšres faisant rĂ©fĂ©rence â Ă la fois aux larmes versĂ©es lors de lâesclavage, et en mĂȘme temps aux dĂ©fis de cette âdifficile libertĂ©â, pour reprendre les mots de Levinas. Oui, comme le montre Ă maintes reprises le rĂ©cit biblique, Ă travers les plaintes de Bnei Yisrael et leurs ambivalences, bien comprĂ©hensibles, en chemin vers la libertĂ©, sortir dâĂgypte, câest aussi perdre de vue un monde connu et une âzone de confortâ pour se retrouver, vulnĂ©rables, dans le dĂ©sert de la vie.
Alors pour se reconstruire, aprĂšs le chaos de Pourim, qui rappelle celui, fondateur, du tohu bohu du dĂ©but du monde, on ouvre la fĂȘte de Pessah par un sĂ©der (literalement un âordreâ) : comme dans toute bonne thĂ©rapie, on passe en revue notre histoire et les Ă©tapes de la libĂ©ration, tout en revivant dans nos corps, Ă travers nos sens et les souvenirs quâĂ©voquent les goĂ»ts et les chants, les Ă©motions de lâesclavage et du passage Ă la libertĂ©.
Du chaos primordial Ă lâordre fondateur, de la connection intĂ©riorisĂ©e au divin dans un monde oĂč Dieu semble absent Ă la naissance dâun peuple portĂ© Ă bout de bras de son Dieu, de Pourim Ă Pessah, de Rosh haShana Ă Pessah, de fin Ă dĂ©but et de dĂ©but Ă dĂ©but, ce nâest peut ĂȘtre pas pour rien si le kiddoush de Shabbat qui nous accompagne tout au long de lâannĂ©e nous rappelle ces deux moments fondateur maasei bereshit, âles acte de la crĂ©ationâ, la naissance du monde, yitziat mitzrayim, la sortie dâĂgypte, la naissance de nous en tant que peuple.
Mais la fĂȘte de Pessah ne se dĂ©clineââtââelle quâau ânousâ ?
La sortie dâĂgypte : une mĂ©moire collective, une traversĂ©e personnelle
Ă premiĂšre vue, tout dans ce rite semble de lâordre du collectif : le rĂ©cit est par dĂ©finition liĂ© au lien, puisquâil implique quelquâun qui parle et quelquâun qui Ă©coute. La mĂ©moire, ici, est celle dâun peuple qui continue de coââconstruire son identitĂ© en se racontant Ă luiââmĂȘme lâhistoire mythique de ce qui lui est arrivĂ©.
Et bien sĂ»r, la dimension de transmission est centrale au rite, Pessah Ă©tant lâune des fĂȘtes dans laquelle les enfants, Ă travers le chant, les questions, et, tradition culturelle devenue presque un rite, le jeu de lâafikoman cachĂ© Ă retrouver.
Et pourtant, câest bien comme une histoire personnelle que la haggada nous invite Ă lire le rĂ©cit de la sortie dâĂgypte âcomme si on Ă©tait soiââmĂȘme sorti dâĂgypte.â
Pour les maĂźtres hassidiques aussi, la sortie dâĂgypte est un mouvement profondĂ©ment intime. La hassidout, on le sait, a tendance Ă proposer une lecture intĂ©rieure, symbolique, des rĂ©cits bibliques et de ses personnages. Ainsi pour le Rav Menachem Nahoum miââhernobyl, lâun des premiers disciples du Baal Shem Tov, le mot « Ăgypte », mitsrayim, doit se lire meitsar yam : le dĂ©troit de mer.
Oui, dans une perspective hassidique, lâĂgypte nâest pas tant un pays quâune parabole, et mitsrayim nâest pas tant un lieu gĂ©ographique, quâun lieu symbolique, et un lieu de passage : le canal des eaux maternelles, fendues par notre naissance.
De mĂȘme, dans une perspective hassidique, Pharaon, le roi dâĂgypte qui, le âcĆur endurciâ, rĂ©sistera si longtemps Ă laisser partir les esclaves hĂ©breux, nâest autre quâune personnification de lâego â la partie de nous qui cherche en permanence Ă tout contrĂŽler et qui nâabdique que quand la vie nous met Ă genoux⊠Cela vous parle ?
Et ce nâest pas fini.
Pour le Meor Einayim, lâĂgypte, enfin, nâest autre quâun Ă©tat intĂ©rieur : un Ă©tat de conscience quâil appelle galout ha daat, âlâexil de la conscienceâ.
Cela signifie que la sortie dâĂgypte est non seulement une affaire personnelle, mais aussi une affaire perpĂ©tuelle ! On nâest jamais Ă lâabri de retomber en Ăgypte : personne ne peut affirmer ĂȘtre conscient en permanence. DĂšs que lâon retombe dans nos schĂ©mas intĂ©rieurs, nos actes manquĂ©s, nos rĂ©activitĂ©s non conscientisĂ©es, nous voilĂ de retour en Ăgypte. Mais la bonne nouvelle est aussi quâil suffit dâouvrir les yeux et dâamener de la conscience aux pensĂ©es et Ă©motions qui nous habitent pour ĂȘtre libres Ă nouveau. La sortie dâĂgypte est donc aussi une affaire personnelle, un travail intĂ©rieur constant qui, plus quâun Ă©vĂ©nement de libĂ©ration une fois pour toutes, est une oscillation, et un appel constant Ă la cultivation de la conscience au quotidien.
Un séder qui fait sens
Si lâon voit le sĂ©der comme le rite obligatoire quâil faut bien faire avant de passer Ă table, si on le fait en mode automatique pour aller vite ou sans bien comprendre ce que lâon dit, disons le tout net : on risque de sâennuyer Ă mourir.
Mais si lâon voir le sĂ©der pour ce quâil est : un rite incarnĂ© transformateur de conscience, comme un rituel shamanique, avec des alimentsââsymboles et le vin qui lie, un rite intime et partagĂ© dâune parole qui libĂšre, de la transmission dâune histoire qui construit et de partage de sens qui rĂ©unit, alors cette nuit peut devenir lâune des plus belles de lâannĂ©e.
Pour nous aider Ă y faire sens, quelques conseils simples : bien dormir dans la nuit et dans la journĂ©e qui prĂ©cĂšdent le sĂ©der â renouez avec la sieste ! Prendre un bon goĂ»ter, pour ne pas arriver affamĂ©s, mais mieux âgoĂ»terâ le sens des rites Ă chacune des Ă©tapes du sĂ©der.
IdĂ©alement, lire un peu la hagadda et se renseigner sur les rites avant la fĂȘte (pourquoi pas y accorder autant dâimportance que le mĂ©nage ou la cuisine de Pessah ?) et, le soir du sĂ©der, lire les textes dans la langue que lâon comprend, poser toutes les questions qui nous viennent, et inviter tous ceux qui sont autour de la table Ă poser les leurs⊠Venir acteurs de nos rites leur donne plus de chance de nous transformer dans tous nos sens.
Un autre Ma Nishtana
Le sĂ©der sâouvre sur cette chanson dont la mĂ©lodie vous reviendra peutââĂȘtre en lisant ces lignes âma nishtana ha lala ha zĂ©â âquâest ce qui est diffĂ©rent cette nuitâ ?
Cette annĂ©e, le sĂ©der sera peutââĂȘtre encore plus diffĂ©rent que dâhabitude.
Cette annĂ©e peutââĂȘtre plus que dâhabitude, il est difficile dâĂȘtre juif en France.
Difficile, surtout pour les enfants et les Ă©tudiants scolarisĂ©s dans des Ă©coles oĂč ils ont Ă subir, de plus en plus souvent, insultes ambiantes ou hostilitĂ©s directes Ă leur identitĂ©.
Cette annĂ©e, nous avons entendu, le cĆur fendu, plus dâun petit venir avec rĂ©ticence aux rites de sa famille, au point de dĂ©clarer âne pas vouloir ĂȘtre juifâ.
Cette annĂ©e, câest peutââĂȘtre aussi cela qui sera diffĂ©rent.
Câest le moment, pas seulement de raconter notre histoire collective, mais dâĂ©couter la leur, celle de nos petits face Ă lâantisĂ©mitisme. Celle quâils vivent au prĂ©sent.
La douleur et le poids dâĂȘtre juif dans des sociĂ©tĂ©s nonââjuives et en proie Ă la haine de qui lâon est nâest pas nouvelle dans notre mĂ©moire collective.
Pour dâautres gĂ©nĂ©rations, la douleur des jeunes dâaujourdâhui rĂ©sonnera peutââĂȘtre avec celle quâils ont vĂ©cu, enfants, Ă la fin des annĂ©es trente, en Europe ou dans les annĂ©es cinquante et soixante en Afrique du Nord.
Et puis, il y a le drame actuel dâune captivitĂ© bien rĂ©elle, Ă la frontiĂšre de lâĂgypte dâaujourdâhui.
Cette annĂ©e, pour le second Pessah de suite depuis le 7 octobre, des familles israĂ©liennes passeront le sĂ©der sans leurs bienââaimĂ©s, encore otages Ă Gaza.
Oui, lâhistoire semble se rĂ©pĂ©ter et la folie humaine semble aussi fidĂšle quâun cycle bien rĂ©glĂ©.
Mais câest peutââĂȘtre lĂ ââmĂȘme, dans le mouvement rĂ©pĂ©tition du monde, que nous attend aussi lâespoir : de mĂȘme que le plateau du sĂ©der est rond, lâĆuf qui y trĂŽne, en souvenir du korban hagiga, vient aussi symboliser la vitalitĂ© des cycles, la force du renouveau et, comme Pessah, la promesse des renaissances et du jaillissement de la vie. Le rappel que la sortie dâĂgypte est une promesse sans cesse renouvelĂ©e.
Câest cela aussi le message de la hassidout : il nây a pas dâexil trop noir dont on ne puisse remonter. Il nây a pas dâĂgypte Ă©ternelle dont on ne puisse, collectivement, sortir, encore et encore.
Ă nous de continuer Ă y croire, et dâĆuvrer pour la faire advenir â et peutââĂȘtre que cela commence, croyezââle ou pas, par quelque chose dâaussi simple que de manger des symboles, et de raconter notre histoire.