
Ces mémoires qui nous habitent. Toi connais-tu les tiennes ?
En nous
Plusieurs générations
Boîtes noires
Enchâssées à la nôtre
« Je discerne la personne à mes côtés au Mont Sinaï au moment du don de la Torah »
Disait un rabbin hassidique du 19ème siècle balayant ainsi des milliers d’années
Peut‐être plissait‐il les yeux en le disant ? Peut‐être pas
Moi
Je me souviens de la Place de Haguenau à Strasbourg avant la guerre
Même si je suis née à Casablanca pile au milieu des années cinquante
Ai‐je erré comme un fantôme, là‐bas, en touriste
Alors qu’une autre de mes boîtes noires me mène résolument à Skierniewice
En Pologne, la ville de mon père, de son père et d’autres avant lui
L’une de mes résidences natales ?
Je connais exactement la sensation d’un poil de barbe
Planté à la commissure des lèvres
Car sans doute ai‐je été aussi un homme
Dans l’une de ces vies que j’ai vécues ou dont j’ai hérité
Les pages jaunies d’un livre de prières et d’un recueil des Psaumes me sont familières
Et bien plus encore l’odeur, le toucher et la vision d’une page de Talmud
Je m’y sens chez moi depuis si longtemps
Ah le yiddish je le parle couramment
Enfoui en moi
Mais de l’intime à mes lèvres tout se perd
Lorsque j’entends sa mélodie, son rythme, ses écorchures
Ses joies, ses insultes, ses martyrs
Je comprends
Mais je serais incapable de traduire plus de quelques mots !
Combien ? Deux ou trois…
J’ai encore dans la bouche le goût d’une tasse de thé brûlant versée d’un samovar
Je préfère le boire tiède
Je donnerais quoi pour rire avec les miens ?
S’égayer dans la nature, les champs, la forêt
Que citadine incorrigible j’évite dans ma vie actuelle
Laissant derrière nous le bruit des machines de l’imprimerie familiale
Je donnerais quoi pour les serrer dans mes bras dans le ghetto de Varsovie
Où ils furent de force déplacés avant de mourir là‐bas de faim, d’épuisement, de maladies
Ou d’être déportés à Treblinka ?
Je donnerais quoi…
Tout. Presque.
Ils sont là
En moi
Absents
Présents
[1] Propos inspirés des paroles de Rabbi Elimelekh dans Martin Buber, Les récits hassidiques, Éditions du Rocher, Monaco, p.348.
Réciter et survivre
Ne pas perdre la mémoire
Tenter encore d’être soi
Charlotte Delbo, l’inestimable
Se rappelait tous les numéros de téléphone
Qu’elle connaissait
Toutes les stations de métro d’une ligne parisienne
Et surtout
Cinquante sept poèmes
Pendant l’appel
Chaque matin
Dans le camp de concentration
« Il m’a fallu parfois des jours pour un seul vers, pour un seul mot qui refusaient de revenir » [2]
À ses compagnes de Ravensbrück
Qui s’étonnèrent de la voir rentrer un soir à la baraque
Sans sa ration vitale de pain
Elle dit qu’elle l’avait échangée
Avec une gitane
Contre Le Misanthrope de Molière
Alors chacune lui donna un bout de sa pitance
Et Charlotte lut la pièce
Dans la collection des petits classiques du Larousse
Elle l’apprit aussi par cœur
« Et jusqu’au départ » écrit‐elle encore « j’ai gardé la brochure dans ma gorge » [3]
Comme une prière
Au moment où son ami Maurice Halbwachs agonisait
À Buchenwald
Jorge Semprun le prit dans ses bras
Et doucement, tout doucement
Lui murmura Le voyage de Baudelaire
« Oh Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre » [4]
Avec le pain azyme
De génération en génération
Les Juifs se racontent le premier soir de Pâques
La sortie de l’esclavage d’Egypte
Il y a maintenant plus de trente‐cinq siècles…
À Mauthausen
Touvie Tarkeltaub, une jeune femme
Usa de vieux bouts de papiers et de chiffons
Et du fil de sa vieille robe pour les coudre
Elle confectionna
De la taille d’une boîte d’allumettes
La couverture d’une Haggadah
Ce livre que l’on commente au début de la fête
Sur laquelle il n’y avait qu’une seule phrase
Maladroitement griffonnée
« Si Dieu a sauvé nos ancêtres d’Égypte
Il nous sauvera de cet amer esclavage
Et nous retournerons vers la terre de Sion » [5]
A‑t‐elle survécu ? Elle ?
Difficile de le savoir
Mais son œuvre de fortune
Est maintenant en Israël
Et les Psaumes ?
Qui marmonnait encore les Psaumes
Si familiers dans la bouche de celles et de ceux qui prient
« Pourquoi m’as-Tu abandonné » ? [6]
Ou
« En Toi je m’abrite » ? [7]
Ou
« Dieu des armées, Dieu de vengeance » ? [8]
Ou ?!
« Je crois d’une foi parfaite en la venue du Messie
Et même s’il tarde
J’attendrai chaque jour qu’il vienne » [9]
Dans le train de la déportation qui le menait à Majdanek
Le chantre Azriel David Fastag
Entonna cet article de foi
En créant une mélodie
Reprise par tout le wagon
Et de wagon en wagon
« Je donnerai la moitié de ma part
Du monde futur
À celui qui apportera cette mélodie
À mon maitre le rabbi de Modzitzer » [10]
S’écria-t-il
Deux garçons s’échappèrent
L’un deux fut abattu
Le second fit parvenir les notes du disciple à son maitre
On dit
Que le maitre dit
Que les piliers du ciel ont tremblé
À l’écoute de ce chant
Et je dis qu’ils sont fissurés
Jusqu’à maintenant
Par ces voix
[2] Charlotte Delbo, Une connaissance inutile, Éditions de Minuit, p.107.
[3] Ibidem.
[4] Vers des Fleurs du mal cité dans Georges Semprun, L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p.201.
[5] À partir d’un post du Rabbin Daniel Fahri, 11.04.2014 : en ligne.
[6] Psaume 22,2.
[7] Psaume 7,2.
[8] Psaume 80,8 et Psaume 94,1.
[9] Treize articles de foi de Maimonide (XIIIe siècle), texte qui se trouve dans les livres de prières juives.
[10] Voir Yitzhak Dorfman, « Ani Ma’amim » sur Chabad.org en ligne
