Antoine Strobel-Dahan : Comment évaluez-vous l’état psychique de la société israélienne après 10 jours de guerre avec l’Iran et dans le sillage des massacres du 7 octobre 2023 et de la guerre à Gaza et au Liban?
Demian Halpérin : Il est un peu tôt pour avoir du recul sur ces derniers 10 jours mais, à l’échelle des 20 derniers mois, chaque aggravation du conflit, chaque escalade au niveau sécuritaire, rend la situation de mes patients post‐traumatiques encore plus difficile.
ASD : Ces derniers jours, on a vu des missiles toucher le cœur des villes israéliennes, avec des morts, des blessés, des destructions de bâtiments, auxquels s’ajoutent les alertes, les sirènes, les explosions des interceptions de missiles. Si on ajoute tous ceux qui, en Israël, ont un proche qui est à l’armée en ce moment, y a-t-il un effet de cumul, de fatigue mentale ou, au contraire, une habituation?
DH : D’habituation, non, mais il y a une résilience naturelle. Cela dit, au niveau de la société, même chez les gens qui ne souffrent pas d’une psychopathologie post‐traumatique à proprement parler, on ressent une certaine fragilité, pas uniquement psychiatrique mais aussi morale, sociale, économique, familiale. Là, on se rend compte qu’on approche d’un point de rupture chez certaines personnes qui sont en grande détresse du fait de l’accumulation. Donc c’est très individuel, mais ces derniers jours sont un peu la goutte d’eau qui fait déborder le vase chez beaucoup de gens. Il me semble, à titre personnel, que l’interruption de la guerre contre l’Iran mardi 24 juin n’est pas étrangère, côté israélien, à une sorte de conscience politique de ce ras‐le‐bol général, de cette saturation qui pourrait constituer un point de rupture.
ASD : Cette fatigue, cette saturation, se traduisent-elles aussi en termes de tensions accrues dans la société, voire dans la famille, le couple, ou plutôt en une solidarité accrue et renforcée au sein du refuge familial?
DH : Il y a les deux. Quand les gens sont en détresse psychologique, cela a un impact sur la vie sociale et la qualité de la vie familiale. D’autant que le stress post‐traumatique est caractérisé notamment par une grande nervosité, parfois même une certaine agressivité et une impatience. Et ça, au niveau de la cellule familiale, et aussi de l’intimité du couple, c’est très dommageable. Sans oublier ces femmes qui doivent assumer seules la charge et la responsabilité familiales quand le mari est au combat pendant de longues périodes. Mais, au‐delà de cette répercussion négative sur la vie familiale ou conjugale, il y a aussi une très grande solidarité, une entraide au sein du désarroi.
ASD : Les différentes générations vivent-elles différemment le stress engendré par la guerre et la situation de menace articulée par des ennemis d’Israël qui veulent tuer ses habitants? Je pense par exemple à ceux, plus âgés, qui ont connu d’autres conflits et pourraient porter un regard un peu fataliste (« ce n’est pas la première fois », « ça va passer », « on va se relever, comme toujours », etc.), mais aussi, au contraire, aux plus jeunes, enfants et adolescents, qui vivent dans une société attaquée de toutes parts et doivent se réveiller parfois plusieurs fois par nuit pour se réfugier dans les pièces sécurisées ou les abris…
DH : On observe que les enfants réagissent comme leurs parents : l’anxiété de l’enfant est proportionnelle à l’anxiété des parents. Autrement dit, si les adultes paniquent, courent au mamad, les enfants vont avoir du mal à faire face à la situation. Une menace comme celle‐ci, avec des missiles balistiques qui pleuvent sur les villes, c’est déjà très abstrait pour des adultes, ça l’est encore bien plus pour les enfants. La société israélienne en général est post‐traumatique dans le sens où nous vivons en dissociation permanente, tellement cette menace est absurde et énorme.
Concernant les personnes plus âgées, il ne me semble pas que la situation actuelle soit comparable à ce qu’ils auraient vécu dans le passé avec d’autres conflits. La manière dont on parle de la situation dans les médias, le discours dans la société, la composition de la société, les armes utilisées, tout est différent, donc je ne pense pas qu’avoir vécu d’autres conflits les protège de celui‐ci. Et pour les personnes les plus âgées, elles souffrent parfois de limitations physiques ou d’une dépendance qui les rendent plus vulnérables encore. Et non, je n’entends aucun discours fataliste ou d’habituation, ce qui est logique, parce que la situation sociéto‐géo‐politique est différente de tout ce qu’ils ont pu connaître auparavant. L’âge ne donne pas plus de sérénité.
ASD : Israël est un pays qui, malgré l’exceptionnalité de la situation depuis le 7 octobre 2023, vit depuis sa création sous la menace de la guerre, voire de l’anéantissement. Cela en fait-il une société qui est en trauma latent ou de basse intensité ?
DH : Nous sommes une société traumatisée à la base parce que ce pays a été fondé sur le traumatisme de la Shoah, même si le sionisme est plus vieux que la Shoah. Ce trauma, l’état de danger permanent et de menace existentielle permanente n’a pas débuté en 1948, il vient de bien avant et fait partie de l’ethos de la société israélienne. D’autant que les Israéliens qui ne sont pas familialement héritiers de l’histoire de la Shoah sont néanmoins les héritiers de la tragédie du peuple juif persécuté.

ASD : Qu’en est-il de sentiments moins attendus ou plus ambigus? On pourrait imaginer un soulagement de voir la menace nucléaire écartée, ou même une forme d’excitation provoquée par l’urgence, de galvanisation à l’idée que le monde pourrait changer. Cela peut-il constituer une forme de protection psychique face à une situation anormale et dangereuse?
DH : On entend des gens parler ainsi, en effet, des gens qui pensent qu’une fois la menace immédiate abolie, le problème est résolu. À titre personnel, je ne pense pas ainsi. Cela dit, il est assez naturel de vouloir se sentir protégé, non menacé immédiatement et, de manière consciente ou inconsciente, cette façon de voir les choses peut être un recours en ce sens, pour calmer nos anxiétés sur le court terme, et ce quelles que soient les opinions politiques.
ASD : Le 7 octobre a dû placer la psychiatrie israélienne face à des défis inédits. Le système psychiatrique israélien doit-il inventer en permanence? Comment se prépare-t-il à l’après, à traiter une population dont on peut imaginer qu’elle aura plus de besoins qu’auparavant?
DH : Il y a un manque manifeste de ressources humaines et matérielles pour apporter le soutien psychiatrique qui serait nécessaire. C’est vrai aujourd’hui et cela le sera demain et après‐demain parce que les conséquences de ce genre de situations traumatiques se manifestent souvent plus tardivement. Je ne peux pas donner de chiffres précis mais les estimations montrent que le système de soins n’est absolument pas adapté aux besoins qui existent et qui existeront dans un futur proche.
Face à un traumatisme inédit par l’ampleur et la cruauté des massacres comme le 7 octobre, il faut effectivement observer, inventer, se renouveler. Si les institutions au niveau de l’État n’ont pas les ressources ou les infrastructures nécessaires, la société civile prend le relai avec des initiatives comme celles, très nombreuses qui ont été montées depuis le 7 octobre. « Lev Batuah » , dont je suis le chef‐psychiatre, est un bon exemple d’initiative civile pour pourvoir à un besoin qui n’est pas suffisamment adressé par l’État. Autrement dit, si nous n’avions pas créé cette ONG pour venir en aide aux victimes du festival Nova, leur situation aurait probablement été assez catastrophique. Cette population avait parfois fait usage de substances psychédéliques ou, en tout cas, se trouvait dans une atmosphère festive touchant presque au sacré, et qui a été percutée par le massacre barbare, la désacralisation. Donc il nous a fallu créer une équipe thérapeutique ouverte sur la question, qui a su s’adapter en retournant le stigma. Nous avons adopté une approche communautaire qui correspond à leur style de vie.
En savoir plus sur SafeHeart-Lev Batuah
