Dans la grande nébuleuse des analyses philosophiques et historiques du 7 octobre 2023, l’étude des objets « traumatiques » se présente comme une nouvelle voie sensible et matérielle à explorer. En cette période commémorant le second anniversaire du jour le plus meurtrier de l’histoire contemporaine d’Israël, reconsidérons ces événements traumatiques et leurs répercussions sous un autre angle. Porte dérobée qu’il faut manier avec délicatesse, les objets « trauma » nous donnent accès à de nouvelles clés de compréhension, tendent vers l’universel et permettent, parfois, de poétiser le monde à nouveau.
Le début de cette exploration débute pour moi en juin dernier, alors que j’assiste à un séminaire de conservateurs internationaux rassemblés à Paris, au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (mahJ). Des spécialistes du patrimoine mémoriel et des professionnels de sa préservation s’y retrouvent pour partager leurs travaux en cours. La présentation du Dr Nirit Shalev‐Khalifa, conservatrice du Yad Ben‐Zvi Institute de Jérusalem, autour de la « Trauma Collection » des kibboutzim frontaliers de Gaza – qu’elle constitue et supervise depuis deux ans – résonne immédiatement en moi, et je veux en savoir plus. En tant qu’historienne de l’art et conservatrice indépendante, j’ai une sensibilité particulière pour le monde des objets, la matière tangible, pour la préservation et la transmission intergénérationnelle des vestiges du passé, pour les histoires qu’ils nous racontent. La démarche sensible de Nirit Shalev‐Khalifa me touche alors à un degré inattendu, et je promets de venir l’aider sur place lors de mon prochain voyage en Israël.
2 septembre 2025. La journée que je passe aux côtés de Nirit et son équipe de conservatrices à Nir Oz bouleverse autant ma perception des événements du 7 octobre 2023 que ma manière d’appréhender mon métier. Le courage et la force mentale déployés par ces professionnelles de la mémoire, leur rigueur et leur exigence éthique en toute circonstance, me bouleversent et forcent mon admiration. Leur travail mérite d’être connu davantage : je souhaite par la voix de Tenoua leur rendre hommage ici, depuis Paris.
La Eretz Hefetz Western Negev Documentation Initiative est une mission de collecte et de préservation des effets matériels et objets personnels issus des kibboutzim du Néguev occidental, frontaliers de Gaza. Cette initiative est intimement liée aux histoires du 7 octobre 2023 puisqu’elle débute à peine cinq semaines après l’attaque. Les kibboutzim concernés par ces opérations de collecte et de préservation sont tous localisés dans « l’enveloppe de Gaza » : Alumim, Be’eri, Eïn Hashlosha, Holit, Kfar Azza, Nirim, Nir Oz, Nir Yitzhak, Kerem Shalom, Kissufim. Cette mission d’urgence mémorielle est initiée dès le 19 novembre 2023 par le ministère du Patrimoine d’Israël qui envoie sur le terrain une première équipe de documentalistes et de conservateurs de musées afin d’évaluer les possibilités de collecte de matériel sur place. L’équipe responsable de la Eretz Hefetz, collection patrimoniale de l’Institut Yad Ben‐Zvi de Jérusalem dédiée à l’histoire de l’État d’Israël, commence le travail une semaine plus tard à Be’eri, alors encore zone de guerre. Les premiers relevés et collectes se déroulent au sein de deux maisons brûlées du quartier de Kerem, emplacements pilotes pour l’ensemble du projet. La mission œuvre en correspondance étroite avec l’Unité des Musées et l’Autorité des Antiquités d’Israël, le ministère de la Défense, ainsi que le Ground Zero, mémorial des attentats du 11 septembre 2001 à New York.
Nirit décrit la méthodologie extraordinaire utilisée pour un tel projet de collecte mémorielle, qui allie tout à la fois la rigueur scientifique et la classification habituelle des professionnels de musées (conservation matérielle préventive, cotes et étiquetage, inventaire sur une base de données), un code d’éthique fort et de grandes précautions vis‐à‐vis des victimes et, enfin, une délicatesse infinie, indispensable dans un tel cadre traumatique : « Tout cela est un processus. Nous arrivons sur place, posons un diagnostic, tentons de comprendre ce qu’était la vie quotidienne, notamment à partir des matériaux d'origine. Mais la destruction, qu'elle soit due à des tirs, à des incendies ou à une violence extrême, change les choses. L'objet ne ressemble plus à ce qu'il est censé être pour remplir sa fonction la plus paisible et quotidienne, et devient une preuve qui en dit long. Tout est documenté, l'objet lui-même demeure, avec toute sa généalogie et l'inimaginable transformation qu'il a subie », explique‐t‐elle dans le documentaire The Western Negev Documentation Initiative de Yuval Otzar. Au total, un ensemble de 10.000 objets « trauma » ont été collectés et inventoriés depuis novembre 2023.
Si Nirit parle de preuves pour les désigner, c’est que les objets « trauma » sont en effet indissociables du lieu où ils ont été collectés, retrouvés, extraits après le 7 octobre 2023 : des scènes de crime. Ces objets, dans leur très grande diversité de nature, portent en eux‐mêmes les stigmates de ces traumatismes, passés et actuels. Leur condition d’outils du quotidien, utilitaires, prosaïques et banals, relevant de la vie privée et de la sphère intime, a basculé en même temps que l’existence de leurs propriétaires. Ces objets ont été les témoins silencieux et impuissants de l’horreur, les vestiges de vies bouleversées en un instant dans une brutalité inimaginable. Un changement de statut irréversible s’est opéré pour eux en un instant, et ils portent pour toujours les empreintes traumatiques physiques (perforations, déformations, coulures, cendres), parfois aussi impalpables. Au‐delà, on peut aussi y voir, dans certains cas, une symbolique glaçante et puissante.
L’objectif de la mission Eretz Hefetz Western Negev Documentation Initiative n’est pas seulement de préserver ces objets dans leur ultime état, de fixer leur image altérée dans une visée pédagogique et mémorielle, mais également d’accompagner les rescapés dans leur réparation en leur restituant ces fragments de leur monde d’avant. En filigrane, la question des vols d’objets est posée, entraînant avec elle celle des restitutions. À Nir Oz en particulier, des centaines de pillards sont venus se servir dans les habitations israéliennes : matériels électroniques et informatiques, outils agricoles, ustensiles de cuisine et électroménagers, vêtements, jeux d’enfants… Après intervention de l’armée, on a retrouvé des piles d’objets abandonnés dans les champs environnant le kibboutz. Grâce aux restaurations matérielles entreprises par les restaurateurs de l’Institut Yad Ben‐Zvi, certains de ces objets ont pu être retirés de la collection et rendus à leurs propriétaires. L’exemple d’une girafe en peluche est particulièrement marquant.
Lorsque Nirit me conduit dans la réserve principale de Nir Oz, l’émotion me saisit. Dans cet ancien hangar d’élevage de poules éclairé de néons, le sol est parsemé de palettes surélevées, socles d’une multitude d’objets hétéroclites. Une brocante de l’horreur, me dis‐je… Je suis d’abord surprise de voir la quantité de portes et de fenêtres entreposées le long des murs. Toutes sont criblées d’impacts de balles, les verres brisés, le revêtement plastique et la serrurerie fondu et déformé, le bois carbonisé. Certaines gardent encore la trace d’une chambre d’enfants, vitres aux joyeux stickers colorés portant les traces d’une fusillade. D’autres sont des portes blindées de chambres fortes, et l’acharnement dont elles gardent les traces est terrifiant. Au centre du hangar, sur des cartons neutres de conservation, méticuleusement étiquetés et référencés, des appareils électroménagers, du mobilier d’intérieur, des outils agricoles : un lave‐vaisselle encore rempli des verres fondus du Shabbat, des lampadaires déformés aux ampoules éclatées, un ventilateur métallique informe, la carcasse d’une voiturette agricole, des sculptures décoratives et des objets religieux couverts de suie, des bibliothèques noircies encore chargées de leur contenu, beaucoup de jouets d’enfants, et puis un four… Parmi cette longue liste, je retiendrai cet extincteur calciné, avoisinant un cheval à bascule, comme l’image d’un triste vétéran rescapé des flammes qui n’aurait pas accompli sa mission à temps. Je n’oublie pas non plus cette maison de poupée en bois, jouet miraculé du jardin d’enfants de Nir Oz qui, bien que vidée de son contenu et des rêves innocents qu’elle abritait, est restée presque intacte.
Dans certains cas, on arrive à un tel degré de violence et de destruction qu’on s’approche d’une certaine abstraction. « Cela montre la magnitude du trauma, c’est gravé dans nos âmes, on ne peut pas voir, c’est abstrait, mais lorsque c’est gravé dans un objet, alors cela devient tangible, indubitable », précise Nirit. Pour l’historienne et son équipe, l’intérêt majeur de la patrimonialisation de ces objets est bien de préserver et de transmettre les histoires dont ils sont façonnés, les témoignages dont ils sont les supports physiques et métaphoriques. Ils symbolisent le passé, mais aussi le présent encore en train de se faire, mémoire brûlante, gouffre encore béant dans la société israélienne qui continue de faire face quotidiennement à des attaques et à des pertes, alors même que les plaies du 7 octobre 2023 ne peuvent pas encore être complètement pensées. Alors Nirit panse, à sa manière, et prend soin de ces objets « trauma ».