13 octobre 2025
J’arrive à 6h30 sur la place des otages. La libération est annoncée pour 8 heures. Je pensais y trouver le calme du petit matin.
Mais alors que je marche, à côté d’une autre femme enveloppée dans le drapeau d’Israël , j’entends la musique gronder de plus en plus fort, Habayta de Yardena Arazi.
À mesure que l’on s’approche, nos regards se croisent, humides, et nos sourires se répondent en miroir. Nous faisons une pause pour nous serrer dans les bras. Puis nous rejoignons la foule, chacune de notre côté, comme deux amies se réconfortent puis se quittent.
Je n’oublierai jamais ce moment. L’énergie qui vibre dans la brume matinale, les milliers de drapeaux bleu et blanc ornés du ruban jaune, qui tapissent la rosée de l’aube. Euphorie. Pureté. Fragilité. Force.
En quelques minutes, la place se remplit. À 7 heures, nous sommes des milliers, puis des milliers encore. Bientôt, nous sommes 400 000.
Je me glisse derrière la barrière avec les journalistes et photographes, face à la foule. Je crains que les mots ne puissent décrire cette image. Un peuple attend d’être libéré. Un peuple qui suffoque à l’unisson depuis deux ans, campe, drapeaux et pancartes en main, dans l’attente de son oxygène.
Face à la ferveur, je ne songe même plus à l’éventualité d’une déception.
Les haut‐parleurs annoncent, en temps réel, les mouvements des camions de la Croix‐Rouge, de l’armée — et bientôt, des otages. À chaque prise de parole, on se rapproche de l’annonce ultime. Elle finit par arriver.
Zé koré זה קורה Cela se produit.
Les sept premiers otages sont remis à la Croix‐Rouge. Les sept premiers otages sont arrivés en Israël. L’espoir se concrétise. Les Israéliens ne supplient plus, ils exultent. Ils hurlent d’abord, pleurent ensuite et respirent enfin.
La digue a cédé oui, et c’est la lumière qui se déverse. Nous apprenons que les otages semblent en bonne condition physique, certains ont déjà retrouvé leurs proches, d’autres apparaissent sur une première photo. Du plus jeune au plus âgé, les larmes coulent, les sourires s’étirent et les mains se joignent pour remercier – Trump, Dieu ; aujourd’hui, pour certains, c’est la même chose.
Les hauts‐parleurs annoncent que les treize derniers otages vivants sont arrivés en Israël. Nos vingt sûrs-vivants sont rentrés à la maison. Et puisque nous ne sommes pas à un miracle près, le soleil perce les nuages et inonde la place. À travers mon objectif, je vois des centaines de milliers d’Israéliens baignés dans la lumière chaude, leurs sourires exacerbés, leurs cheveux ou, à défaut leur crâne, brillent, tout autant que leurs yeux mouillés. On embrasse son voisin, on embrasse son enfant, sa mère, son père, sa grand‐mère et son grand‐père, on crie, on saute, on chante, c’est cathartique, transcendant, trop vaste pour être contenu, trop fou pour être intégré. Nous avons retrouvé nos pièces manquantes, nous respirons à nouveau.
Je me retourne vers les photographes, vidéastes et journalistes. Ils viennent des quatre coins du monde. Les Israéliens sont aisément identifiables. Eux qui, depuis le 7 octobre, sont barricadés derrière leurs boîtiers et objectifs massifs ; eux qui, depuis deux ans, voient chaque émotion amplifiée par la lentille, chaque larme agrandie par le zoom, chaque cri muet résonner dans leur œil. Ceux‐là, aujourd’hui, n’ont plus pu se protéger derrière le métier. Les yeux se remplissent, les visions se troublent tout comme les prises de vue. Résultat, les masques et les caméras tombent.
Quel sentiment unique : réaliser que l’histoire se fait sous nos yeux. A fortiori pour ceux dont le métier est de la raconter. Impossible de ne pas capturer ce moment. Saisir et ressentir. Ressentir et saisir. Certains font une pause et déchargent la douleur accumulée ; deux années de regards impuissants. Il y a ce photographe qui sanglote entre deux clics, un sourire incontrôlable cloué aux lèvres. Il y a cette femme qui baisse son appareil pour admirer la foule, pour elle, pour panser son cœur, et qui, lorsqu’elle se rend compte que je la filme, explose en pleurs. Comme si le fait d’être à son tour regardée, lui avait rendu, un instant, sa place parmi les citoyens meurtris. C’est à son tour de pleurer. C’est à son tour d’être vulnérable.
J’ai appris plus tard qu’elle est la réalisatrice officielle de Bring Them Home. Ce compte qui rend visibles les visages et les histoires des personnes retenues à Gaza, ainsi que leurs familles. Ce compte qui informe le public des développements liés aux négociations et aux libérations. Depuis deux ans, c’est elle qui les filme et recueille leurs histoires, leurs cris de douleur et leurs supplications. Elle ne signe jamais son travail. Chaque contenu est anonyme. Sur son visage résonne cette pureté propre à celles et ceux qui donnent sans se montrer.
Cette journée est un vertige. Elle nous contraint à ressentir deux émotions qui se déchirent : la joie et la douleur. Nous sommes condamnés à porter les deux à la fois, comme si toute respiration devait aussi contenir un soupir.
Par moments, la joie prend le dessus – elle explose, irrépressible, puis la douleur la rattrape, plus lourde encore d’avoir été oubliée une seconde.
Chaque éclat de rire semble creuser un peu plus le manque de ceux qui ne riront plus.
Et pourtant, c’est ce grand écart‐là qui fait de nous des vivants : capables d’exulter et de saigner dans le même souffle.
Dans la clameur, il y a toujours un sanglot qu’on n’entend pas.
Je pense à Karina Engel et à sa fille Yuval.
Du kibboutz Nir Oz, le 7 octobre, elles ont perdu un mari et un père, Ronen. Son corps est toujours là‐bas, à Gaza. Et pendant que la foule exulte, elles attendent encore. Je pense à Amit Siman‐Tov, dont la mère, le frère, la femme et leurs trois enfants, ont été assassines le 7 octobre.
Je pense à ceux qui n’ont pas le luxe de mettre le deuil de côté pour exulter, à ceux dont le cœur est à jamais troué par la perte d’un être cher.
Le lendemain, c’est le jour de Simhat Torah. La même fête qui, deux ans plus tôt, s’était ouverte dans le sang.
Le lendemain, des centaines de milliers d’Israéliens iront hurler la nécessité de vivre, ils danseront avec la douleur, et non contre elle.
Deux Simhat Torah plus tard, sur le site du festival Nova, sur la place des otages, et dans tout Israël, les corps dansants des vivants crieront la fureur de vivre.