Lire "Yitzhak Rabin, pépiniériste de la paix", le discours prononcé mardi 4 novembre 2025 par Delphine Horvilleur, dans le parc de la Pépinière à Nancy, pour la réinauguration de la plaque en hommage à Yitzhak Rabin, vandalisée l'été dernier.
Ce soir, j’avais prévu de vous parler d’une chose et seulement d’une chose.
J’avais prévu de vous parler du triste anniversaire marqué cette semaine, cette date que nous évoquons année après année depuis tant de temps déjà.
Cette semaine nous commémorons les 30 ans de l’assassinat d’un grand homme. Une date qui est inscrite dans nos vies et notre histoire, de façon collective ou parfois très personnelle et qui à créé, pour beaucoup d’entre nous, un avant et un après.
Cette semaine, j’ai eu la chance d’être invitée à commémorer cette date anniversaire à Nancy. Pourquoi dans cette ville ? Parce que c’est là qu’il y a quelques mois, dans le célèbre jardin de la Pépinière, une plaque à la mémoire d’Yitzhak Rabin a été profanée par des gens qui ont considéré (allez savoir pourquoi) qu’au cœur d’une guerre terrible au Proche‐Orient, il leur fallait défendre ainsi les droits des Palestiniens. Défendre les droits des Palestiniens en profanant la mémoire d’un homme qui a tant fait pour faire la paix avec eux, quelle drôle d’idée…
Mais s’agit-il même d’une idée ? Ou juste d’une haine qui cherche à tout détruire sur son passage ? Au nom du « bien » dans l’esprit de celui qui passe à l’acte violemment, au nom de ce qui est juste à ses yeux.
J’avais prévu de vous parler de cela et plus généralement de l’héritage d’Yitzhak Rabin, comme je le fais chaque année à cette date.
30 ans déjà se sont écoulés.
30 ans, c’est le temps d’une génération.
J’étais ce soir‐là, le 4 novembre 1995, sur une place de Tel Aviv, qui portait encore un autre nom. J’avais 20 ans et, en ce temps‐là, soufflait un autre vent au Proche‐Orient, le vent d’une paix possible et d’un espoir à portée de main.
30 ans plus tard, je réalise que mon fils aîné a précisément l’âge que j’avais lorsque je me tenais sur cette place. Une génération en a remplacé une autre, et lui grandit dans un monde qui ne ressemble presque en rien à celui que j’ai connu alors. Un temps « que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître ».
Mon fils et sa génération, celle de vos enfants et petits‐enfants, vivent dans un temps où la paix semble si loin au Proche‐Orient, où n’émergent pas de leaders qui ressemblent à l’homme que nous commémorons cette semaine. Un temps de méfiance et de peur qui juge souvent que notre temps fut bien naïf et irréaliste.
J’avais prévu de vous parler de cela et uniquement de cela. Et j’aurais pu m’arrêter là ce soir.
Mais il s’est produit autre chose cette semaine, et il me semble que je dois aussi en dire un mot.
Hier soir, j’étais à la Philharmonie de Paris, dans cette magnifique salle de concert qui accueille les plus grands orchestres du monde pour faire résonner des notes, des concertos, et des virtuoses, c’est-à-dire pour faire écouter les accords que produisent les instruments placés côte à côte.
Ils accueillaient hier soir l’orchestre philharmonique d’Israël.
Un orchestre dirigé par Lahav Shani, un homme courageux qui a très souvent formulé ses espoirs pour un autre Proche‐Orient, des appels à la paix et à l’écoute de l’autre, à la prise en compte des douleurs des uns et des autres.
Mais peu importe. Rien de ce qu’il pourrait dire ou penser n’est important puisque ce qu’on lui reproche, c’est « d’être »…
Face à lui se tenaient des gens qui ne lui en voulaient pas de faire ou de dire quelque chose, mais tout simplement d’être ce qu’il est, citoyen d’un pays qu’ils dénoncent, dans sa politique ou dans son existence – c’est selon.
Et nous avons assisté à des scènes terriblement violentes, relatées dans la presse. Des fumigènes, des alarmes et des cris pour interrompre encore et encore et encore des artistes qui tentaient de faire entendre Beethoven et Tchaïkovski – des symphonies sionistes comme chacun sait…
S’en prendre à des artistes, qui agissent précisément dans le monde en tentant de créer des ponts et d’élargir des consciences, de développer l’écoute de l’autre, s’en prendre à eux pour défendre les droits des Palestiniens, quelle drôle d’idée… Un peu la même idée que celle de ces hommes qui arrachent, au nom de la paix, une plaque à la mémoire d’un homme de paix.
Il s’agirait ici et là de faire taire ou de détruire ce qui invite à replacer l’humain au centre, ceux qui croient à la rencontre ou à l’écoute. Il s’agirait de les bâillonner ou de les boycotter au nom d’un supposé combat humaniste.
Et pour tous ceux qui croient en la paix et qui croient en l’écoute ou en l’égalité, et pour ceux qui militent pour que Israéliens et Palestiniens puissent vivre ensemble côte à côte, ces gestes sont aussi absurdes que contre‐productifs.
Ils renforcent encore un peu plus les voix de la radicalité, les élans de violence, et tout ce qui fait qu’on pourra encore un peu moins s’entendre ou se supporter
En regardant ces musiciens, hier, reprendre, encore et encore, la musique interrompue, encore et encore, par les manifestants haineux, mais reprenant chaque fois la mesure au temps précédent, j’ai pensé à cette expression française si étrange qui dit : « au temps pour moi ». La plupart des gens n’en connaissent pas l’origine. Ils ne savent pas d’où elle vient.
Lorsque quelqu’un commet une erreur et le reconnaît, il confesse sa faute par ces mots, en disant : pardon « au temps pour moi ». Cette expression est en fait de la musique.
Certains disent qu’elle est l’expression du musicien qui fait une fausse note ou s’égare dans la partition et dit à l’autre instrumentiste ou au chef d’orchestre, « au temps pour moi » : reprenons par ma faute, au temps précédent, au temps musical où nous nous sommes égarés.
Et nous y voilà. Face à tant de violences contre‐productives, aux énoncés de haine et aux tentatives de réduire au silence ce qui, précisément, porte la voix du dialogue, il nous faut dire « au temps pour nous »… Non pas pour confesser une faute, mais pour dire encore et encore qu’il est temps de changer de temps, de faire que nous entrions dans un temps d’écoute, d’empathie, dans un temps de refus des radicalités.
Au temps pour nous, de changer de temps.
Il y a 30 ans, au moment de l’assassinat de Rabin, nous lisions déjà la parasha que nous nous apprêtons à lire demain. Hasard du calendrier : il s’agit d’un extrait très célèbre de la Torah puisqu’on y lit la ligature d’Isaac. Étrange coïncidence, il y a 30 ans, tandis que nous lisions dans la Torah Vayera, le passage où Isaac est menacé de mort par une injonction fanatique, mais est finalement sauvé et reste en vie, un autre Isaac, héritier du premier, était assassiné par un des siens au nom du fanatisme politique et religieux.
Et c’est comme si, d’année en année, cet extrait de la Torah nous invitait à revisiter aussi cet épisode contemporain de notre histoire : le surgissement de la violence fanatique, qu’elle soit religieuse ou politique…
Serons‐nous enfin capables de sauver Isaac ou, plus généralement, sommes‐nous capables de faire qu’aucun enfant d’Abraham, quel que soit son nom, ne soit sacrifié ? C’est la question de Vayera et c’est aussi celle de cette date anniversaire.
Tout cela dépend de nous. Et, devinez quoi : c’est très exactement ce que dit la chanson que Rabin a chanté quelques minutes avant sa mort. Ce chant est devenu un hymne. Il avait été écrit bien des années plus tôt, mais c’est comme s’il attendait d’être chanté par ce grand homme aux portes de la mort pour se révéler pleinement.
C’est comme si ce chant était une prophétie en suspens, qui attendait son heure et disait « au temps pour moi », l’heure est venue de prendre tout mon sens…
Ce chant pour la paix, dit que ceux qui sont couchés dans la poussière, ceux qui sont morts à la guerre, ou au combat, ne reviendront pas, aucune prière et aucun chant de victoire ne les ramènera à la vie. Mais il nous supplie pourtant comme une apostrophe d’outre-tombe de faire venir d’autres temps.
Ne dites pas « un jour viendra » mais faites venir ce jour et faites raisonner le chant de la paix pour célébrer vos vies et honorer ceux qui ne sont plus. Au temps pour eux…
Et il est temps pour nous, il est même grand temps, 30 ans plus tard, de prendre ses paroles plus que jamais au sérieux. Et de les faire résonner en symphonie.




