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Laissez‐​nous entendre l’avenir

Le philosophe Mathieu Yon a noué une amitié épistolaire avec Alaa Al‐​Qatrawi, une poétesse gazaouie. Il dénonce l’instrumentalisation qui est faite des Palestiniens tant par les soutiens à la cause palestinienne que par « ceux qui veulent lui tordre le coup, à cette cause » et appelle à considérer les Palestiniens et les Israéliens non plus comme des abstractions qui collent « aux représentations que l’on se fait d’eux », pour pouvoir enfin, un jour, se parler à nouveau.

Publié le 14 novembre 2025

3 min de lecture

« Septième trompette » (détail) © Pascal Monteil

Dans sa tribune du 1er novembre 2025, parue dans Libération, Christine Angot a raison de dénoncer l’antisémitisme de certains militants pro‐​palestiniens. Mais les Palestiniens eux‐​mêmes, est‐​ce qu’on en parle ? Est‐​ce qu’on les entend ? Ou préfère‐​t‐​on les confondre avec cette « meute », dont parle Christine Angot ? Je voudrais vous raconter l’histoire d’une amitié « tissée » avec une poétesse de Gaza. « Elle y vit encore ? » Oui. « Où ça ? » Au camp de réfugiés de Nousseirat. « Tu arrives à communiquer avec elle ? » Par e‑mail ou WhatsApp.

Chaque fois, les gens semblent surpris que les Gazaouis existent vraiment, ou qu’ils continuent d’exister, je ne sais pas. Les gens croient peut‐​être que les Palestiniens sont des abstractions, des mythes, ou bien des monstres. Parfois, je me dis que personne ne veut leur donner une réalité : ni les soutiens de la cause palestinienne, ni ceux qui veulent lui tordre le coup, à cette cause. Il faudrait continuer à parler des Palestiniens de manière générale et fugitive, pour qu’ils restent des objets politiques manipulables, vides ou saturés de sens. Et puis, donner la parole aux Palestiniens, ce serait prendre un risque énorme, et s’apercevoir qu’ils n’ont rien d’exceptionnel. Quoi, vous pensez qu’ils le sont ? Pourquoi les victimes d’un tel massacre devraient l’être ? Mais peut‐​être que votre intention est ailleurs, que rendre les Palestiniens exceptionnels, c’est viser leurs bourreaux. Quoi, vous pensez que les Israéliens eux aussi, ont quelque chose de spécial ? Qu’ils ne sont pas comme les autres, tristement ordinaires et manipulables par des discours politiques ?

Mon amie voudrait vivre en France, écrire des poèmes. Un de ses recueils sera publié au printemps prochain, aux éditions Le Temps des Cerises. Et je me réjouis que vous puissiez faire sa connaissance. Mais à cause des discours alarmistes ou héroïques – je dis bien à cause des deux – elle et ses compatriotes se retrouvent pris au piège d’une prison médiatique, des murs hauts et épais, couvrant les moindres bruissements de la vie et du langage. Cela me désole, mais j’en suis arrivé à cette conclusion : personne ne veut laisser les Palestiniens sortir, ni de Gaza, ni des discours. Ils doivent coller aux représentations que l’on se fait d’eux. Qu’importe qu’il s’agisse d’une abstraction. Qui pourra le vérifier ?

Si je vous dis que mon amie n’éprouve ni haine ni ressentiment, malgré la perte de ses quatre enfants dans un bombardement de l’armée israélienne, est‐​ce que vous me croyez ? Si je vous dis qu’elle écrit des poèmes où la beauté du monde transperce chaque phrase, et qu’elle cherche un lieu, un exil pour continuer son œuvre littéraire ? Pourquoi est‐​ce que vous doutez encore ? Je vais vous dire, votre soupçon ne parle pas de mon amie, non, il parle de vous. Vous voudriez qu’elle porte la cause palestinienne de manière plus politique ? Que sa voix soit moins religieuse ? Ou bien vous seriez satisfaits, presque comblés, qu’elle soit le monstre que vous avez imaginé ?

Je vais vous faire une confidence : je ne suis pas un militant de la cause palestinienne. Une nuit, j’ai été foudroyé à la lecture d’un poème d’Alaa Al‐​Qatrawi, comme si j’entendais une voix entre les mots, qu’elle m’appelait. Je lui ai écrit, sans savoir qui elle était. Elle m’a répondu. Et depuis cette nuit‐​là, nous nous échangeons des poèmes par‐​dessus l’abîme. Voilà notre histoire.

Je crois que le cessez‐​le‐​feu laissera bientôt la place à une autre nécessité, beaucoup moins spectaculaire : celle du partage et de la rencontre. Cela prendra un temps fou, d’arriver à se parler, simplement à se parler. Mais si nous refusons cette tâche, comment pourrions‐​nous entendre l’avenir ? À Gaza, Alaa me disait qu’elle n’entend plus les oiseaux chanter. Pourtant, les bombardements ont été incapables de briser les vagues de la mer, qui continuent d’amener leur langage, avec cette même détermination muette que nous prenions bêtement pour de l’indifférence. Peut‐​être que l’avenir ne cesse de vouloir nous parler, et qu’il suffit de tendre l’oreille.