
Cette tribune a été publiée par Leila Stillman-Utterback le 16 novembre sur le site du Forward.
Nous la traduisons et la reproduisons ici avec la très amicale autorisation de Leila.
Dans la salle d’attente sombre et dépouillée des services de l’immigration à l’aéroport Ben‐Gourion, les menottes aux poignets, j’ai pris un siddour – un livre de prières. Il était six heures du matin et j’ai commencé à réciter les paroles anciennes de Shaharit, la prière du matin. Prier m’était familier : une tentative de donner un sens aux circonstances déconcertantes dans lesquelles je me trouvais – une Juive expulsée de l’État juif.
Des milliers, peut‐être des millions d’autres Juifs à travers Israël allaient réciter ces mêmes paroles ce matin‐là. Mais, contrairement à eux, je savais que c’était la dernière fois – avant longtemps – que je pourrais les prononcer dans le foyer national juif. Je venais d’apprendre qu’il me serait interdit de revenir en Israël pendant 10 ans.
Tout ça parce que je me trouvais dans un bus qui est entré, dans le cadre d’une action militante organisée par une ONG pacifique axée sur la solidarité, dans une zone récemment déclarée zone militaire fermée en Cisjordanie alors que nous tentions de rejoindre des agriculteurs palestiniens dans leurs oliveraies. Une zone militaire fermée est déterminée à la discrétion de l’armée israélienne ; c’est une désignation qui donne aux soldats l’autorité légale d’en interdire l’entrée ou d’en évacuer quiconque, y compris les résidents.
Je suis entrée dans la zone militaire fermée sans en avoir conscience. En temps normal, un Juif qui fait cela encourt simplement une interdiction temporaire d’entrer en Cisjordanie – pas une exclusion du territoire pendant 10 ans.
J’ai 18 ans. Pour moi, dix ans, c’est une éternité.
Un lien profond et critique
En septembre, j’ai rejoint le programme Achvat Amim, « solidarité des nations », pour une année de césure avant d’entrer au Williams College. Ce programme est organisé autour de l’étude de textes juifs, de la réflexion sur l’histoire israélienne et palestinienne, et du bénévolat, à la fois en Israël et en Cisjordanie occupée.
Achvat Amim m’a semblé être le moyen idéal d’approfondir mon lien avec un lieu que j’aime autant qu’il me trouble.
Le judaïsme est le prisme à travers lequel je perçois le monde et, puisque les valeurs juives façonnent ma compréhension de moi‐même, elles façonnent aussi ma compréhension d’Israël. Alors que je tentais de trouver ma place dans un État imparfait et traversé d’injustices profondes, je me suis tournée, encore et encore, vers les concepts juifs de tikkoun olam (réparation du monde) et de b’tselem elohim (l’idée que tout être humain est créé à l’image de Dieu).
Quand je vivais à Jérusalem en classe de seconde, je participais chaque semaine à des manifestations pro‐démocratie. Lors de mes nombreux voyages en Israël depuis, j’ai rejoint des rassemblements appelant à la fin de la guerre à Gaza et au retour des otages. Ces mobilisations de masse m’ont montré que de nombreux Juifs israéliens étaient prêts à se battre pour – et à honorer – les valeurs juives qui m’animent. Elles m’ont donné la force de croire en un avenir juste pour ce pays.
Au cours des deux mois précédant mon expulsion, j’ai découvert un monde de Juifs de gauche à Jérusalem qui partageaient leur temps entre la synagogue, les repas de Shabbat, les manifestations politiques et des actions de solidarité menées aux côtés de Palestiniens en Cisjordanie. Ils m’ont montré une manière d’être profondément juive et liée à Israël, tout en restant sans concession face aux injustices dont j’étais témoin.
Et j’ai été témoin d’injustices. Plus je passais du temps sur les collines du sud d’Hébron et dans la vallée du Jourdain, plus je voyais des maisons démolies, des villages incendiés et des oliviers arrachés. La joie était là aussi : j’ai tenu des bébés dans mes bras, j’ai dansé avec de petites filles et j’ai bu des dizaines de tasses de thé à la sauge. Quand la récolte des olives a commencé, j’ai rejoint l’organisation israélienne Rabbis for Human Rights, et suis allée deux fois par semaine aider à protéger les agriculteurs contre les intimidations ou les attaques de colons et de soldats israéliens. Accompagner les agriculteurs en tant que Juifs était une prise de position publique : nous refusions de rester les bras croisés tandis que d’autres Juifs brûlaient les champs des Palestiniens, tuaient leurs moutons et s’en prenaient physiquement à eux.
Un refus déterminé
J’ai passé bien des jours perchée dans des oliviers, rencontrant d’autres militants juifs tout en séparant les feuilles des fruits. Le jour où j’ai été arrêtée a débuté exactement de cette manière. J’ai grimpé aux arbres, étendu des bâches et versé des olives de toutes les couleurs dans des seaux. Mais en revenant vers notre bus, les bénévoles se sont retrouvés face à des soldats israéliens. Ils ont demandé les papiers de chacune des onze personnes de notre groupe, puis ont annoncé que nous étions placés en détention. Deux soldats sont montés dans le bus et ont ordonné au chauffeur de nous conduire au commissariat de la colonie d’Ariel.
Je n’étais pas inquiète. Je connaissais d’autres militants juifs de passage qui avaient été arrêtés puis relâchés le jour même, parfois interdits de retour en Cisjordanie pour quelques semaines. C’est exactement ce qui est arrivé aux bénévoles qui avaient la citoyenneté israélienne ou des visas longue durée. Je les ai regardés sortir du commissariat un par un.
Mais après quatre heures d’interrogatoire et d’attente, j’ai commencé à saisir la précarité de mon visa touristique ; et l’inquiétude m’a gagnée. Finalement, à 19 heures, on m’a informée que ma détention avait été requalifiée en arrestation et que mon audience d’expulsion aurait lieu à 3 heures du matin cette même nuit.
J’étais abasourdie. Je ne suis pas Greta Thunberg, qui a été expulsée trois semaines avant moi après avoir tenté d’entrer dans Gaza avec une flottille humanitaire militante ; je suis une Juive américaine de 18 ans, fille d’une rabbin.
Je ne portais pas de keffieh, je portais des bagues gravées des mots de la prière du Shema. Ce que j’avais dit au cours de mes nombreux interrogatoires ce jour‐là semblait n’avoir aucune importance, pas plus que le fait que je respectais le shabbat, parlais un hébreu presque courant et savais où trouver le meilleur falafel de Jérusalem. Tout ce qui semblait compter, c’était que, en me présentant en tant que Juive pour aider des Palestiniens, j’étais le « mauvais » type de Juive.
Pour moi, Israël était censé être le foyer de tous les Juifs. Je n’aurais jamais imaginé en être rejetée si violemment.
Quelques minutes après avoir appris que l’État où l’on m’avait toujours dit que j’avais ma place m’expulsait, j’ai demandé à un policier portant la kippa si je pouvais emprunter un livre de prières. Il m’a regardée, perplexe, réciter les mots. J’imagine que ma connaissance des prières contredisait les présupposés qu’il nourrissait sur les Juifs comme moi.
J’ai compris que cette confusion, qui déjoue les oppositions binaires, est notre force. Elle affirme qu’en tant que militants juifs, nous nous tenons aux côtés des Palestiniens non pas malgré notre judaïsme, mais à cause de lui.
Qui définit le judaïsme – et Israël ?
Je sais ce que mon expulsion est censée signifier.
Elle est censée dire aux militants juifs américains qui mènent des actions de solidarité en Cisjordanie qu’ils ne sont pas en sécurité, et aux lycéens juifs qu’ils devraient faire d’autres projets pour leur année de césure. Elle envoie le message que les seuls Juifs qu’Israël souhaite accueillir sont les Juifs dociles.
Mais nous ne pouvons pas nous laisser définir par ceux qui brandissent le judaïsme comme prétexte à la violence.
Ne pas retourner en Israël pendant dix ans m’est inconcevable. Je ne veux pas oublier comment me repérer dans les rues de la Vieille Ville, ni l’itinéraire secret que j’aime emprunter pour aller au Kotel. Je veux manger des grenades cueillies aux branches qui débordent sur les trottoirs, et des figues venues des jardins partagés. Je veux goûter l’huile d’olive faite à partir des olives que j’ai récoltées de mes propres mains.
Mon expulsion a le goût d’une trahison. Israël était censé être un foyer pour moi, pour chaque Juif. Mais le mouvement des colons et le gouvernement actuel aimeraient redéfinir ce que signifie être juif selon une grille politique.
En hébreu, on m’a appris à aimer mon prochain et à m’engager à réparer un monde brisé. Pour moi, cela signifie que, malgré ma colère contre Israël et la critique que je porte de ses actions et de ses politiques, je ne peux pas servir la justice en coupant tout lien avec cette terre.
Je n’en ai pas fini avec Israël, ni avec le judaïsme. Je n’abandonne pas, et aucun Juif américain de gauche ne devrait le faire. Je crois que s’il existe un espoir pour les Israéliens et les Palestiniens, c’est sur la terre même où se joue la lutte. Renoncer à cette terre ne nous est d’aucun secours, à nous qui voulons un avenir de société partagée, de sécurité et de justice sur cette terre.
Traduit de l'anglais par Antoine Strobel-Dahan




