
publiée dans le livre « 7 octobre, À l’ombre de l’art » – Lire à ce propos « L’Allemagne n’a jamais été libérée de l’antisémitisme »
Depuis le 7 octobre 2023, certains membres de l’AfD adoptent des positions qui peuvent paraître pro-israéliennes voire pro-juives alors que le parti ne cesse de minimiser l’histoire de la Shoah. C’est le cas d’Alexander Gauland qui avait qualifié le nazisme (donc ses conséquences) de “fiente d’oiseau” dans l’histoire de l’Allemagne. Le 25 janvier, Alice Weidel a affirmé à Elon Musk que Hitler était communiste et que l’AfD était “le seul parti qui protège les Juifs”. Pourquoi ce parti entretient-il un tel flou? Poursuit-il la stratégie d’autres partis d’extrême droite européens, favorables à la fois à la politique du gouvernement de Benjamin Nétanyahou et au négationnisme?
Déjà, commençons par dire que l’AfD est un parti profondément antisémite, raciste, xénophone fondé sur la détestation de celui qui est vu comme différent du groupe, un groupe largement fantasmé. Leur définition de ce qu’est un “vrai Allemand” n’est pas véritablement claire et reste volontairement floue pour capter des électeurs moins radicaux. Dans ce système de pensée (héritée de la doctrine nazie), les cadres du parti comme les électeurs considèrent les Juifs (l’Autre) comme un corps étranger, comme un “microbe” qui pourrait nuire à ce corps. Cette conception rejette l’idée-même de société qui permet l’addition d’individus et préfère l’idée de communauté dont les éléments étrangers – même assimilés – sont chassés.
On l’observe déjà en France, le RN tente de se montrer plutôt “protecteur” à l’égard des Juifs par intérêt, par construction, par rejet du “Musulman”, “l’ennemi majeur”, celui qui, selon le parti, incarne l’antisémitisme. En Allemagne, Alice Weidel ne manifeste pas tellement son soutien aux Juifs ou au gouvernement israélien. Parce que dans ce pays, le soutien à l’État d’Israël relève de ce que l’on appelle la “raison d’État”. Dans ces conditions, l’AfD qui est supposée incarner l’opposition radicale et considérer que les autres partis se trompent sur absolument tout ne peut pas adopter des positions pro-israéliennes. Le parti ne peut pas s’inscrire dans la logique des autres partis. Par principe, il ne peut pas s’aligner sur ce qui fait consensus. Par fidélité aussi pour ses électeurs qui ne supporteraient pas son soutien à Israël.
Revenons sur les propos négationnistes et antisémites de plusieurs membres du parti. Comment Alice Weidel a-t-elle pu déclarer que Hitler était communiste voire socialiste alors que l’on sait que les opposants politiques dont les communistes étaient internés dans des camps de concentration dès l’année 1933?
L’AfD est un parti fondé en 2013 dans le but de marquer un refus à l’intégration monétaire européenne, il était largement composé de professeurs d’économie convaincus du mal-fondé de l’Union européenne. En 2015, l’Allemagne décide d’accueillir plusieurs centaines de milliers de réfugiés, d’allouer des ressources à leur intégration. C’est à ce moment-là que les éléments les plus réactionnaires de l’AfD imposent leur ultra-radicalité. Depuis plusieurs années, Bjoern Hoecke, membre du parti et enseignant d’histoire, ne cesse de répéter que le nazisme, ce n’était pas si grave et qu’il faut en finir avec cette culpabilité qui poursuit les Allemands ad vitam eternam (idée reprise par Elon Musk récemment). Il a également considéré que l’Allemagne était le seul pays à ériger un monument à sa propre honte, il faisait alors référence au Mémorial de la Shoah de Berlin. En 2019, il est condamné pour des propos proches de ceux employés par les nazis. Ce n’est pas tout: les soutiens de l’AfD jouent sur la réutilisation de symboles nazis: croix de guerre, salut hitlérien, sous-entendus [“dog whistling”]…
Depuis des années, certains penseurs d’extrême droite avancent l’idée selon laquelle le national-socialisme serait un mouvement de gauche dont l’idéologie serait aussi détestable que le communisme. Alice Weidel, à travers cette falsification de l’histoire, installe une distance entre le nazisme et le nationalisme de l’AfD. Elle affirme qu’Hitler était communiste, elle se protège de toute filiation et débarrasse ses soutiens du fardeau de l’histoire. De façon simpliste, elle pourrait dire: “ne vous inquiétez pas, ce n’est pas nous, nous, on est des conservateurs de droite”. Dans le même temps, une telle rhétorique peut séduire un électorat à l’Est, de l’ex-RDA, qui a rejeté le communisme.
Depuis quelques semaines et à l’approche des élections législatives du 23 février, l’AfD gagne en visibilité. D’abord, grâce au soutien d’Elon Musk qui a déclaré: “je pense que vous êtes vraiment le meilleur espoir pour l’Allemagne”. D’autre part, en raison d’une proposition de la CDU (l’Union chrétienne-démocrates) portant sur l’immigration adoptée grâce au soutien de l’AfD. La médiatisation peut-elle amener à normaliser les discours d’extrême droite?
L’AfD joue en permanence sur l’indignation des médias: certains cadres du parti profèrent des horreurs racistes, antisémites et xénophobes (prenant le risque de se faire condamner) pour que les médias reprennent l’information. Résultat: le discours de haine circule. Mais, contrairement au RN, l’AfD n’a pas encore compris qu’ils étaient trop extrêmes pour gagner en puissance.
Je ne pense pas que la relation entre Elon Musk et l’extrême droite allemande soit à terme bénéfique. Dans l’esprit des Allemands fiers d’être allemands, un milliardaire américain n’a pas à s’inviter dans la campagne électorale.
Plus encore que le soutien de Musk, ce sont les faits divers faisant intervenir des réfugiés qui donnent plus de visibilité et de carburant au parti. C’est à la suite d’actes d’une extrême violence commis par un réfugié afghan qui n’avait pas été reconduit à la frontière que la CDU, à la fois pour soulager l’exaspération des Allemands et à la fois pour gagner des voix à droite, a proposé le durcissement du contrôle aux frontières. Une mesure votée « grâce » à l’AfD. Ce qui, selon moi, ne veut pas dire que la CDU renoncerait complètement à ses valeurs “chrétiennes”, plutôt partagées par les religions du livre.
80 ans après la découverte du camp d’Auschwitz-Birkenau (et la fin de la Seconde Guerre mondiale), l’AfD pourrait réunir 20% des électeurs aux élections législatives. Même si des dizaines de milliers d’Allemands se sont réunis dans les rues samedi 1er février “pour la démocratie”, peut-on craindre un retour de l’extrême droite en Allemagne?
Posons les choses autrement: il y a près de 80% des Allemands qui n’accordent pas leur vote à l’AfD. En plus de cela, le régime parlementaire allemand ne permet à un parti de gouverner que s’il est soutenu par 50% des élus au Bundestag. Or, tous les autres partis se sont engagés à ne pas s’allier à l’extrême droite. Mais, comment expliquer l’explosion de l’extrême droite en Allemagne, un pays qui pensait être immunisé? Pourquoi la vague populiste a-t-elle aussi déferlé dans ce pays? Est-ce à voir avec la transmission de l’histoire de la Shoah? Les nouvelles générations sont-elles moins “éveillées” au danger du nationalisme que les autres? En hiver 1945, le philosophe allemand Karl Jaspers avait consacré un cours à la question de la culpabilité: qui pouvait être coupable, quelle typologie établir? Il en arrivait à la conclusion que tout le monde pouvait être reconnu “co-responsable de la déshumanisation de l’autre”, après la Shoah. En Allemagne, le terme “haftung” sert à désigner une responsabilité que l’on assume vis-à-vis d’un acte que l’on n’a pas commis. Cette responsabilité juridique et morale impose à toutes les générations d’Allemands un devoir de vigilance. Mais, est-ce encore le cas?
D’autres pistes peuvent “expliquer” la nouvelle popularité des idées d’extrême droite: dans les universités allemandes, de plus en plus de chercheurs pointent d’autres culpabilités, liées notamment aux crimes de l’Allemagne durant la colonisation. En réaction à ces travaux qualifiés de “wokistes”, une partie de la population renforce son engagement à droite voire à l’extrême droite. Difficile de prévoir ce qu’il pourrait se produire d’ici le 23 février, ce qui pourrait vraiment influencer les votes.
Propos recueillis par Léa Taieb