N.D.L.R : Depuis Aristote, la philosophie considère essentiellement comme un axiome le « principe de non-contradiction », tant dans sa compréhension lo- gique (on ne peut affirmer vraie et fausse la même chose) qu’ontologique (une chose ne peut avoir une propriété et la propriété contraire en même temps et sur le même point). Le philosophe et psychanalyste Stéphane Habib propose ici un questionnement fic- tionnel et psychiatrique de ce principe.
Hôpital Sainte-Anne
1, rue Cabanis
75014 Paris
Service du Docteur Horfliesseur
Paris, le 11 septembre 1938
Très cher Aristote,
Je ne t’écris pas pour le plaisir de t’écrire. Je n’en prends aucun. Ni à t’écrire ni à ne pas t’écrire. Ni à rien. Ni à quelque chose Comment ne pas quelle importance j’écris.
J’écris tout le temps. Tout. En même temps En ce moment même j’écris que j’écris et je peux écrire que je n’écris pas en même temps que j’écris. Tu ne vas pas aimer lire ma lettre, Harry.
Donc je peux dire que je t’écris à toi et que je ne t’écris pas à toi. Dans le même temps je te dis oui et non ET en une seule phrase. Oui, tu vois, je peux le dire et je sais que tu dis que je ne peux pas le dire, que c’est impossible et que ça ne souffre pas même discussion. Souffrirdiscussion – la douleur dans ta langue
Non.
Oui.
Ouinon
Nonoui
Tu entends pourtant
Alors je le dis j’écris et toi tu vas dire de moi que je ne vaux guère plus qu’une plante guère mieux et moi je me demande ce que ça vaut une plante et qu’on peut être plante et homme dans le même temps, arrête le « et… et… » et le « dans le même temps », voilà ton principe interdit par principe et pétition non signée par moi, tu le lis. Je ne signerai pas cette pétition ouinonoui non non non non et, esprit de contradiction à ton principe de non-contradiction MAIS
écoute
s’il était si solide que tu l’affirmes, pourquoi l’avoir formulé de tant de façons différentes ? Tu cherches à te convaincre et alors tu écris tu écris tu écris Quatre ici mais j’en ai d’autres en réserve, toutes de toi, toutes :
1/ « Une même chose ne peut pas être attribuée et ne pas être attribuée à la fois, du même point de vue à quelque chose »
et puis si jamais on était un peu dur de la feuille :
2/ « Il est impossible qu’à la fois quelque chose soit et ne soit pas. »
Si d’aventure on osait douter tu coupes net :
3/ « Le principe le plus sûr de tous est celui qui établit que deux jugements contradictoires ne sont pas vrais à la fois. » et ta formule conjuratoire :
4/ « Personne ne peut croire qu’une même chose est et n’est pas. »
Si personne ne peut le croire, Harry, qu’est-ce qui fait que tu nous le dis quand même? je ne ne signerai jamais jamais jamais dût-il m’en coûter cette pétition que tu devrais regretter d’avoir envoyée un jour :
« Il est cependant possible de démontrer par voie de réfutation, même sur ce point, qu’il est impossible , dès lors que le contrŸicteur dit seulement quelque chose ; or, s’il ne dit rien, il est ridicule de chercher un argument contre qui n’a d’argument sur rien, en tant qu’il n’en a pas, car, en tant que dès lors il est tel, un tel interlocuteur est semblable à une plante.2 »
Je préfère encore écrire comme une plante. La logique est certes de ton côté, mais je ne suis pas sûr qu’on y comprenne quelque chose de plus que lorsque je te dis x et non-x en même temps une plante te parle,
Principe (le prince dicte) :
il est impossible qu’à la fois une chose soit et ne soit pas en même temps OU BIEN (OU MAL selon toi, semble-t-il): les plantes.
Donc il y a ceux qui respectent ton Dieu-principe-de-non-contradiction et le vénèrent, et les autres; les autres-plantes.
Mais est-ce parce que je suis une plante qui écris (sans doute, sans doute) que j’ai l’impression que le 11 septembre de l’année 1938
du haut de la fenêtre de ma chambre, je vois et entends des choses qu’évidemment tu ne pouvais imaginer
Oui, on s’en sert beaucoup en ce moment dans les rues de cette idée que celui qui contredit ne vaut pas plus qu’une plante ou une bête d’ailleurs. C’est pratique pour couper, enfermer, abattre. Une plante ou une bête. Oui non. Je vais trop loin je sais mais même pour une plante écrivante ce qui arrive
Et alors moilaplante je t’écris par la présente que tu t’es trompé il faut la contradiction il faut l’impossible sinon sinon jette un œil à ma fenêtre
J’ai même rêvé de toi en grec, Aristoteles, toi raturant, effaçant, corrigeant, récrivant tes principes premiers ta rhétorique ta poétique tes éthiques à Nicomaque à Eudème tes politiques physique catégories de l’âme écrivantécrivantécrivant (comme moi oui non pas comme et comme moi en même temps) et il n’y avait plus ni jour ni nuit pour ton écriture écrivant écrivant écrivant afin de changer le cours mais personne ne te lisait plus après cette correction et on disait oh celui-là, un vieux fou, un graphomane, on en a plein ici, si on devait tout lire on s’en sortirait pas et alors le principe de non-contradiction reste le premier et le dernier mot et il y a les hommes et les plantes.
Ce sera toujours l’un ou l’autre (jamais mais alors jamais jamais les deux et en même temps) et mieux vaudra toujours être l’un que l’autre, l’homme que la plante d’ailleurs « une belle plante » est une expression d’homme, non? Non je ne m’égare pas je sais oui
C’est pas pour le plaisir. Non ça c’est sûr. Qu’il faut écrirécriré t’écrire à toi surtout à toi qui es si certain qu’on ne doit pas même essayer de démontrer le principe de non-contradiction tellement il est fondamental nécessaire essentiel évident le pilier de tout jusqu’à la langue qui dit maintenant que le principe de non-contradiction est le pilier de tout, dieu disais-je toute plante que je suis je n’essaie pas seulement
c’est à cause de la mémoire. Encore. Horfliesseur, le bon docteur Horfliesseur, elle me nomme hypermnésique et on dirait que ce n’est pas une si
bonne nouvelle que ça pour une fois d’être hyper quelque chose mais peut-être qu’elle dit ça parce qu’elle, sa mémoire n’est pas… enfin je digresse pardon c’est à cause de ce souvenir, le souvenir de cette phrase , toujours encore – je l’entends résonner, ma ritournelle-enfance et ton principe de voler en éclats d’être ainsi posé
Pas devant les enfants
petite phrase parentale et très banale. Chansonnette (elle pouvait être criée) : Ne me contredis pas devant les enfants
MAIS devant les enfants: Ne me contredis pas devant les enfants, dit-il à elle, pourtant
et le principe de non-contradiction disloque le principe de non-contradiction.
(Ce qu’il fallait ne surtout pas démontrer.)
x e(s)t non-x
1. À la condition unique de la lisibilité, la rédaction a décidé de conserver la forme de la lettre telle qu’elle l’a découverte. Ainsi des sauts voire des sautes, des italiques, des majuscules, des phrases interrompues, des blancs, de l’énigmatique ponctuation. Nous ne sommes pas compétents pour en conclure que les trous dans les phrases ont un sens caché et aucune annotation du docteur Horfliesseur n’apparaît sur le document original. Nul doute pourtant que son interprétation nous serait précieuse. Notre enquête nous a appris qu’elle (oui, le Docteur H. est une femme) vivait en ce moment dans notre belle ville. Puisse Tenou’a bientôt proposer un entretien avec elle. (presque N.D.L.R.)
2. Comment oublier la suite : « Je dis qu’il y a une différence entre démontrer par réfutation et démontrer, parce que celui qui cherche à faire une démonstration aura l’air de faire une pétition de principe, tandis que, si un autre est l’auteur d’une telle pétition de principe, il y aura réfutation et non démonstration. Le principe pour toutes les argumentations de cette sorte n’est pas de réclamer qu’on dise que quelque chose est ou n’est pas (car on pourrait peut-être concevoir que c’est faire une pétition de principe), mais qu’on signifie au moins quelque chose pour soi-même ou pour un autre. C’est en effet nécessaire si toutefois on dit quelque chose, car, dans le cas contraire, un tel interlocuteur ne produirait d’argument ni pour lui-même ni pour un autre. Mais, si l’on accorde cela, il y aura démonstration, car quelque chose dès lors sera défini. Cependant, le responsable en sera non celui qui cherche à démontrer, mais celui qui soutient l’argumentation car, en détruisant un argument, il soutient un argument qu’il détruit. De plus, celui qui concède cela a concédé qu’il y a quelque chose de vrai sans démonstration : par conséquent, il n’est pas vrai que tout serait ainsi et non ainsi. »