Le vivant est une violence.
Il est une violence de par sa seule existence – violence car il vient avec force, violence car il se doit de survivre à la vie elle-même.
Nous n’acceptons pas cet état de nature car nous ne le comprenons pas. Nous ne sommes que des animaux trop plein d’émotions et de sentiments contrariés, prêts à démolir.
Sans arrêt, nous cherchons à nous excuser, à justifier, à légitimer, nos volontés d’anéantissement, celles que nous portons contre nous-mêmes, celles que nous portons contre les autres. Sans les regarder, sans les adresser, nous les gardons ; elles s’accumulent. Elles affluent, se déversent dans toutes nos failles, dans tous les interstices de notre morale, de notre raison, et nous aliènent.
Ce sont les prémices d’un cycle de violences.
La violence ne vient que par la douleur, que par la souffrance. Et quelle douleur, quelle souffrance, ne serait pas légitime puisqu’elle est ressentie ? Puisqu’elle est vécue ? Puisqu’elle est dite – si seulement elle n’est pas tue ? Mais certaines détresses ne sont pas écoutées, ne sont pas vues, sont évitées. Souvent, nous les fuyons. La vulnérabilité et la frustration qui en résultent surajoutent de la peine à la peine – nous en devenons fous.
Car un cœur blessé, c’est un cœur prêt à mordre.
Car un cœur blessé, c’est un cœur cruel.
Quelle énergie infinie nous faut-il alors déployer pour contrôler cette fureur, quelles réminiscences nous faut-il appeler pour la surmonter ?
Imaginons cela à l’échelle d’un peuple, d’un pays, d’une diaspora, dont les cœurs las et incompris n’ont de cesse d’être broyés. Qui pour les apaiser ? Qui pour les guider ?
Le pouvoir.
Un pouvoir humain, et par essence corruptible, peut transfigurer l’ire collective en nation, mais, également, une nation en guerre. Qu’importent alors les lois ou l’éthique, nous nous retrouvons tous précipités dans un abîme de violences réciproques, intraitables et déchaînées.
C’est l’avènement du cycle de la violence.
La guerre est une ivresse mortifère qui exulte des passions tristes sur le dos de chacun. Elle ne nous inocule que ressentiment et haines inassouvies qui conduiront, à leur tour, à d’autres guerres. Ne nous y trompons pas, il n’en ressort que de faux vainqueurs, car jamais personne n’en sort indemne, ni ceux qui la vivent, ni ceux qui viennent après.
Ce constat, nous le chantons à Pessah en racontant le Had Gadya : c’est l’histoire d’un chevreau que mon père a acheté deux sous, qu’un chat a mangé avant d’être mordu par un chien, qui s’est alors lui-même fait frapper par un bâton. Le bâton fut calciné par un feu, qu’on a éteint en y versant de l’eau. Celle-ci a été bue par le bœuf, qui s’en retrouve égorgé par le shohet, à son tour tué par l’Ange de la mort, que Dieu anéantit.
Dieu n’est ici pas un sauveur, il est la paix inévitable à une guerre évitable.
C’est la fin du cycle des violences.
Nous ne pouvons pas briser ce cycle infernal sans vouloir en sortir – dans notre histoire contemporaine, à cet égard, Dieu c’est nous.
Nous acceptons plus facilement la violence, qui nous est instinctive, que la paix, qui nous est cérébrale. Parce que celle-ci nous oblige à nous élever, bien au-dessus de ce que nous sommes et des racines de notre mal, bien au-delà de toutes nos afflictions intérieures, elle est un effort surhumain, un désir excessif, pourtant indispensables.
La paix, ce n’est pas choisir un camp ou l’autre, la paix c’est écouter et accepter la désolation et le désespoir des deux, négocier les compromis nécessaires avec autant d’ardeur qu’on a voulu les imposer par la destruction, panser les haines, et nous assurer un avenir où, peut-être, celles-ci disparaîtront, dans un camp et dans l’autre.
Chercher la paix, c’est une caresse sur un cœur blessé ; y parvenir, c’est commencer à le soigner.
Comme il est dit dans le kaddish des endeuillés, aujourd’hui de toutes les vies enlevées des deux côtés : « Que s’instaure une grande paix et que s’établisse une vie prospère pour nous et pour tout Israël, Amen. Que celui qui fait régner la paix dans les cieux, fasse régner la paix sur nous et sur tout Israël, Amen ».