Rachel pleure ses enfants.
(Jéremie 31,15)
Ce matin je me suis levée avant le ciel.
Je ne savais pas que j’avais pensé à Hersh. Je m’en suis souvenue après coup.
Après le coup de la nouvelle.
Je m’étais demandée. Quelle vie possible après?
Pas seulement le bras en moins, celui que lui a pris la grenade du Hamas avant qu’on le prenne en otage. Pas seulement le traumatisme de la surprise, la violence de l’attaque, son enlèvement. Mais, me demandais-je, quelle vie possible après 320 jours traité comme cela, après un an moins un mois sous terre?
De Hersh on n’avait reçu un signe de vie pour la première fois qu’en avril, à Pessah. Le crâne rasé, le teint livide, le moignon cicatrisé. Depuis le temps.
Je n’ai pas cliqué sur la vidéo, je n’ai pas écouté le message. Je ne veux pas entrer dans la stratégie de terreur de Hamas, qui envoie au compte goutte un signe de vie, un signe d’espoir, pour tenir les familles et le pays un peu plus par les couilles.
Comme le disait une des otages libérées, qui témoignait de la torture psychologique dont elle avait été l’objet- les moqueries, les faux espoirs, la faire supplier pour la nourriture, en rire, l’humilier
“Ils ne jouent pas seulement avec nous”, disait Moran Stella Yanai, “ils jouent avec nos familles”.
C’est cela le terrorisme.
Terroriser un peuple entier. Faire s’arrêter les cœurs de toute une société, qui doit pourtant bien continuer d’aller au travail, d’aller faire ses courses, tout en attendant. Le coeur à l’arrêt.
Cette prise d’otages de nos vies à tous, doublé du jeu pervers, comme le soulignait la journaliste Caroline Fourest dans son analyse de la stratégie des Frères Musulmans, d’aller crier à la victime dès que l’agressé contre-attaque pour se défendre.
La stratégie des passif-agressifs en version terroriste. Quoi qu’elle fasse, la vraie victime ne peut pas s’en sortir.
Alors pendant onze mois, on a envoyé nos enfants chercher nos enfants, et nous, impuissants, ici, on a regardé vers le ciel.
4h50, les yeux ouverts avec un pressentiment maussade dans la nuit encore sombre, vingt minutes après le premier oiseau, vingt minutes après le muezzin d’avant l’aube dans la vieille ville de Jérusalem, tout près à vol d’oiseau de la maison invisible des parents de Hersh, tout près de la Moshava Yevanit (la Colonie Grecque, un minuscule quartier calme et fleuri aux vieilles bâtissent de pierre) où je suis de retour depuis peu.
Lorsque j’ai reçu le message de ma copine Miriam de Brooklyn, j’ai fait mine de ne pas comprendre.
I don’t know what to say, but I feel like I want to send you a hug.
Je ne sais pas quoi dire, j’ai juste envie de te prendre dans mes bras.
Je n’ai pas vérifié les infos.
Pourtant, J’ai l’habitude, maintenant. Souvent les nouvelles, je les apprends par les États-Unis ou la France. Mes élèves qui m’écrivent. Le texto d’un ami. “Ca va?” “On pense à toi.” “On est inquiets”. “On prie”.
C’est de l’aéroport de Paris que, dimanche dernier, par ma copine Gaëlle coincée avant l’embarquement, alors que tous les vols pour le petit pays en guerre étaient annulés, que j’ai appris: l’aéroport Ben Gurion soudain fermé, qu’une attaque massive du Hezbollah avait commencé.
Mon ex-belle soeur dans le kibboutz de Bar Yochai, tout près de Tsfat, s’est réveillée une fois de plus sous les missiles.
Ce dimanche, j’ai d’abord ignoré le message de New York.
Et puis mon élève Debra m’a écrit:
I’m so sorry to hear such devastating news.
Je suis si désolée d’apprendre une nouvelle si affreuse.
Alors je suis allée regarder.
Oui il s’est passé des choses pendant la nuit, à l’aube, pendant le “shabbat du repos”.
Nous, à quelques dizaines de kilomètres de là, dans la beauté de la calme présence de Jérusalem, où, tant qu’elle n’est pas transpercée de missiles, rien ne transparaît, on tentait de célébrer le vivant. On bénissait l’arrivée prochaine du mois de Elloul, le mois de la Tshouva.
On priait. On lisait, à la synagogue, les noms des otages.
On leur a dédié cette coupe de vin, ce gâteau délicieux, ce moment de rire – oui de rire, ce moment de vie sur le balcon face aux cyprès.
On ignorait la nouvelle.
Pour celui qui ne lit pas ni ne regarde les informations, le ciel, la cime des arbres, tant que l’on choisit d’ignorer, au niveau du regard piéton, le nouvel habillage douloureux de nos murs et de nos abribus, désormais placardés d’affiches noir et rouge, les visages et les noms et les âges de nos otages, les rues sont belles, le temps radieux, cela aurait presque l’air d’un bel été comme un autre à Jérusalem.
On l’a donc appris en différé, gueule de bois de Havdalla, après le thé sombre du matin.
Eux ils l’avaient appris par satellite, en simultané, avant leur nuit tombée.
Hersh est mort.
Je ne sais pas quoi dire, non plus.
C’est pour cela qu’on dit Baroukh Dayan haEmet
À l’annonce d’une mort, le Talmud nous enjoint de prononcer ces paroles, sans autre commentaire: Béni soit le juge de la vérité.
Quoi d’autre ajouter? Qui est-on pour juger de la vérité des faits?
Pour cruelle qu’on soit, nos commentaires vont-il changer ce qui est arrivé?
Hersh est mort.
Et Eden.
Et Alex.
Et Almog
Et Ori.
Et Carmel.
Béni soit le juge de la Vérité.
Carmel, sa photo était la semaine dernière dans le studio de yoga de ma prof Maya.
Avant elle, il y avait le portrait d’Alex Danzyg, le père d’une des élèves de Maya.
On avait prié pour lui, tous les jours, une pensée pour que ce grand-père historien, enfant de survivants de la Shoah, revienne. Une pensée pour qu’il soit consolé dans sa captivité.
Et puis un jour on a appris sa mort. Et le portrait a disparu.
La semaine dernière, j’étais de retour à Tel Aviv au studio de Maya. Et le portrait d’Alex avait été remplacé par celui de Carmel.
Maya a partagé sur Instagram une photo du petit mémorial qu’elle a créé sur la table de l’entrée de son studio pour Carmel: des photos de la femme souriante, des bougies, des fleurs, et un mot:
“Après 50 jours sans signe de vie, la famille a reçu des témoignages d’otages revenus, qui la décrivaient comme leur ange gardien. Pour survivre en captivité, elle leur a enseignait la méditation et le yoga.”
Je ne sais quel lien Carmel avait a communauté de Maya. Mais le malheur y est bien partagé.
Ce matin-là, lorsque je sirotais le thé doux qu’elle prépare pour après la pratique, assise sur le banc en bois, à discuter avec elle, elle me montre soudain du doigt la porte par laquelle une de ses élèves vient de sortir.
“Tu vois elle? Son mari vient de tomber à Gaza.”
Elle essaie de tenir debout. Elle est venue passer une semaine à Tel Aviv. Tous les matins à l’aube au yoga. Survivre.
Une autre, une jeune étudiante de 25 ans avec qui je vais partager ma chambre dans une prochaine retraite en Inde, est venue au yoga à la suite d’une “crise psychologique” après le 7 octobre.
La crise, m’a expliqué Maya, c’est qu’elle a perdu son frère ce jour-là.
Depuis, elle doit vivre “avec”.
Ne vous méprenez pas au sujet d’Israël.
En ces jours d’été limpide, la mort nous accompagne comme une ombre.
Ceux que vous voyez au cours de yoga, avec leur caddie de supermarché, ou à la terrasse du café, vous ne savez pas ce qu’ils portent.
La journée est belle. Le coeur saigne en silence.
Aujourd’hui pour la première fois le ciel est mélangé.
Des nuages maussades recouvrent le bleu d’ordinaire trop fort.
Cela me soulage.
Aujourd’hui soudain on a appris la mort d’un nouveau groupe d’otages.
Six il y a deux semaines, six aujourd’hui.
Des plus jeunes.
Leurs corps retrouvés dans un tunnel vingt mètres sous terre.
L’armée savaient qu’ils étaient dans le coin. Ils les cherchaient comme ils pouvaient, à Rafah, dans une opération terrestre impossible, les méandres des tunnels piégés, les civils mêlés aux combattants du Hamas déguisés en civil, l’opinion internationale qui continue de s’époumoner d’indignation.
Ils étaient encore vivants il y a soixante-douze heures.
Hamas les a tués juste avant que l’on n’arrive à eux.
Et Jeremie qui nous disait déjà il y a longtemps (3.15)
ק֣וֹל בְּרָמָ֤ה נִשְׁמָע֙ נְהִי֙ בְּכִ֣י תַמְרוּרִ֔ים רָחֵ֖ל מְבַכָּ֣ה עַל־בָּנֶ֑יהָ מֵאֲנָ֛ה לְהִנָּחֵ֥ם עַל־בָּנֶ֖יהָ כִּ֥י אֵינֶֽנּוּ
Un cri se fait entendre à Rama (sur une hauteur). — Des gémissements, des pleurs amers — Rachel pleure ses enfants.
Elle refuse d’être consolée
Pour ses enfants, qui sont partis.
Rachel Polin pleure son fils Hersh aujourd’hui.
Après avoir compté les jours, créé un compte instagram sur lequel elle postait tous les jours, parlé à l’ONU, à la convention démocrate américaine et un peu partout, après avoir inauguré un Sefer Torah pour le retour de son fils, prié et chanté, prié et chanté encore, organisé une “semaine de bonté” à Jérusalem où elle vit avec son mari et ses filles, une semaine d’initiatives de hessed (bonté), car elle croyait fermement que seule la bonté pourra changer le monde, après avoir espéré et espéré et espéré, et avoir crié, sur tous les réseaux sociaux, Hersh, si tu m’entends: On t’aime. Survis!
Rachel peut maintenant se taire, et juste pleurer.
Sous le ciel de Jérusalem, où à cause de l’action sans relâche de sa mère, l’absence de Hersh est encore plus présente, les murs sur lesquels sont tagués partout à la bombe noire Bring Hersh Home deviendront désormais vains.
Aujourd’hui au-dessus des tags de supplications, le ciel implacable de Jérusalem est redescendu pour être un peu avec nous.
Il s’est voilé aujourd’hui pour s’asseoir avec elle.
Le ciel de nos attentes sera désormais vide de nos prières.
On le sait à présent, Hersh ne reviendra pas.
Et Eden
Et Ori
Et Carmel
Et Almog
Et Alex.
Alex, j’ai entendu parlé de lui par Liel le jour de Tisha B’Av.
Alex était manager du bar du Festival Nova.
Ils ont pris ensemble la fuite en voiture.
Alex et un autre étaient descendus pour pisser. Les terroristes étaient arrivés sur la voiture et ceux qui y étaient restés avaient dû démarrer en trombe pour les semer dans un nuage de poussière.
Alex et l’autre s’étaient cachés.
Des ados de Gaza, parmi tous ceux qui, dans le sillage des combattants Hamas, venaient achever, voler ou prendre en otage les survivants, ces gamins en tongs les avaient trouvés cachés sous un bosquet; leur avaient jeté un filet sur eux comme on prend des poissons, le temps que les terroristes surarmés puissent les capturer.
Ils leur avaient volé leur téléphone au passage.
L’autre s’était enfui.
“Aujourd’hui je parle à cause d’Alex”, témoignait Liel, devant le parterre de jeunes Américains à qui elle racontait ce qui leur était arrivé.
“Je parle pour Alex. Je parle pour lui parce que lui il ne peut pas. Lui il est enfermé à Gaza, il ne sait même pas qu’entre temps, son enfant lui est né”.
Aujourd’hui, à quelques centaines de mètres ici à Jérusalem, Rachel pleure son fils. Et aujourd’hui, à quelques dizaines de kilomètres de nous, quelque part en Israël, Michal, la nouvelle veuve d’Alex, pleure son homme, en serrant son bébé dans ses bras.
Elle a attendu l’un dans la joie, puis dans la solitude, neuf mois. Et l’autre dans l’angoisse chaque jour, onze mois. Cette attente-là aura été vaine.
Plus besoin d’attendre.
Maintenant c’est l’heure de pleurer.
Qu’elle monte
Et après on espérera, oui on espérera, que l’on pourra dire, comme le narrrateur d’Eicha (3.19)
יִתֵּ֤ן בֶּֽעָפָר֙ פִּ֔יהוּ אוּלַ֖י יֵ֥שׁ תִּקְוָֽה
Qu’il mette sa bouche sur la poussière –
Il peut encore y avoir de l’espoir.
L’espoir, on ne sait pas encore.
J’ai juste envie de mettre ma face dans la poussière aujourd’hui.
Pour l’instant on se contentera de s’incliner jusqu’à terre, sous le ciel trop pesant.
Le ciel désormais vide de nos espoirs de leur retour.
Ce ciel désormais plein de leurs âmes qui montent.
Et des pleurs de ceux qui les ont accompagnés à la tombe.
Qu’elles montent légères, ces âmes désormais libres.
Carmel, Ori, Almog, Alex, Hersh, Eden.
Cet après-midi je vais annuler mes cours.
J’irai au mont Herzl, à l’enterrement d’Ori.
Il y autre chose qu’on dit en Israël en ce moment, autre chose que Baroukh Dayan haEmet.
Je l’ai vu partout autour de kikar Dizengoff, il y a deux semaines. Les photos des otages déclarés morts.
Des affiches écrites à la main:
Silha. סליחה
Pardon.
Voilà les trois que j’ai vue, écrit à la main à l’encre rouge, à côté de la photo du mort
Pardon qu’on n’a pas réussi.
Pardon qu’on a trop tardé.
Pardon, simplement pardon.
Baroukh Dayan haEmet
ברוך דיין האמת
En Israël, lorsque quelqu’un meurt, on allume une bougie, pour aider son âme à monter.
On n’attend plus que le ciel nous réponde maintenant.
Ils nous regarde de là-haut maintenant.
Maintenant au moins on ne prie plus pour leur retour.
Ce soulagement étrange que procure la perte de tout espoir.
Maintenant on prie pour que leur âme soit libérée de ce plan de monde.
Qu’elle monte légère.
Je vais sortir acheter une bougie.