Après sept semaines d’audience, le procès de l’assassinat de Samuel Paty s’est achevé fin décembre 2024. La justice a condamné les principaux accusés (les complices du terroriste comme les deux propagateurs de haine) à des peines supérieures à ce qu’avait requis le Parquet national antiterroriste. Comment comprendre cette décision?
C’est une décision qui dit que la justice de notre pays a les moyens de lutter contre le terrorisme, et contre l’islamisme qui le nourrit. Et avant de parler du quantum des peines, il convient de s’arrêter sur l’infraction retenue par les juges: complicité d’assassinat terroriste pour deux des accusés ayant apporté un “soutien logistique” au terroriste; association de malfaiteurs terroriste pour deux des membres de la “jihadosphère” et pour les propagateurs de haine; provocation au terrorisme pour deux autres accusés.
Pour beaucoup de juristes, l’association de malfaiteurs terroriste retenue contre les propagateurs de haine semblait fragile, dans la mesure où ils ne s’étaient pas “entendus” en vue de commettre l’attentat. Abdelhakim Sefrioui, militant islamiste fiché S, n’a même jamais été en lien avec Anzorov [le terroriste]. Mais la Cour a répondu que ce dernier ne pouvait ignorer le contexte d’octobre 2020 – procès des attentats contre Charlie Hebdo, re-publication des caricatures, fatwas des organisations terroristes contre les blasphémateurs, passage à l’acte terroriste contre deux journalistes [de l’agence Premières Lignes] devant les anciens locaux de Charlie Hebdo le 25 septembre etc… – et que ses appels à la haine contre Samuel Paty, désigné comme celui qui aurait porté atteinte au prophète, étaient de nature à conforter des individus susceptibles de commettre un attentat.
En d’autres termes, la justice française n’a pas été dupe du double discours des islamistes qui, en nous expliquant qu’ils luttent contre l’islamophobie – ligne de défense de A. Sefrioui –, mettent en réalité des cibles dans le dos de tous ceux qui défendent les valeurs de la République. En l’espèce, la liberté d’expression et la laïcité. Et en allant au-delà des peines requises par le parquet, la Cour dit aussi: on ne touche pas à l’école. Car l’école n’est pas seulement le lieu de la transmission des savoirs, elle est l’endroit où l’on acquiert un esprit critique, à la base de ce qui fait un citoyen. Toucher à l’école, c’est donc tenter d’empêcher notre modèle démocratique de se perpétuer.
Près de cinq après après l’assassinat de Samuel Paty, comment sanctuariser la liberté d’expression, le droit au blasphème, les dessins de Charlie Hebdo à l’école? Comment continuer à enseigner la liberté d’expression sans risquer une fatwa?
Je ne parlerai pas de “droit au blasphème” car, dans une société laïque comme la nôtre, il n’a pas de sens. Le blasphème n’existe que pour les religieux. Mais sur la liberté d’expression, je crois qu’avec l’assassinat tragique de Samuel Paty, nous avons raté l’occasion d’être courageux et unis. Car que s’est-il passé au moment de sa mort qui a déclenché un traumatisme national? Un “deuil dont on ne sort pas”, a dit à l’audience la présidente de l’association des professeurs d’Histoire-Géographie? A-t-on publié le dessin de Coco [qui montre le prophète nu, à quatre pattes avec une étoile dans l’anus, légendée “Mahomet: une étoile est née !”] pour lequel cet homme a été décapité aux frontispices de nos mairies, de nos écoles, en Une de nos journaux? Samuel Paty n’a pas choisi ce dessin par provocation, mais parce qu’il avait déclenché, en 2012, une vague de protestations inouïe dans tout le Moyen-Orient, et que l’ambassadeur américain en poste à Benghazi avait été tué. Avec ce dessin, Samuel Paty voulait dire à ses élèves que la liberté d’expression est fragile, et sans cesse menacée. Et il en est mort. Nos politiques n’ont pas été à la hauteur de cet enseignant, car notre seule force, dans une démocratie, c’est le nombre. C’est d’être des millions à dire nous n’avons pas peur, nous continuerons à vivre comme nous voulons vivre et, surtout, nous rejetons cet impensé raciste qui consiste à prendre des gants avec les Musulmans de peur qu’ils ne soient pas capables, comme les Juifs ou les Catholiques, de supporter d’être offensés. Pourquoi ce vieux réflexe paternaliste?
Ce courage d’affirmer haut et fort ce que nous sommes, les héritiers des Lumières dont la liberté d’expression est la valeur cardinale, Macron ne l’a pas eu en 2020. Et chaque 16 octobre qui passe, il ne l’a pas. Les professeurs sont abandonnés à eux-mêmes. À eux de choisir seuls ce qu’ils ont envie de faire autour d’une minute de silence consacrée à Samuel Paty et Dominique Bernard. Comme si le fait de ne plus montrer de caricatures pouvait permettre d’apaiser les choses. C’est tout le contraire. Quatre ans plus tard, ce sont les nus dans les musées que des élèves refusent de regarder, la notion d’infini en mathématiques qui est contestée, le cours de musique où l’on ne chante plus car la musique c’est haram… Pendant le procès, j’ai reçu des dizaines de témoignages en ce sens. Le résultat, ce sont des profs qui quittent l’Éducation nationale et d’autres qui tentent comme ils peuvent de s’adapter à ce milieu hostile, avec la conscience que leur parole pourra être détournée, leur nom jeté en pâture, leur vie mise en danger. Comment travailler dans ces conditions?
L’offensive islamiste pour déstabiliser l’institution est en marche depuis de nombreuses années et, pour la contrer, il faut une volonté politique forte. Qui n’existe pas. Avant de livrer Samuel Paty à la vindicte islamiste, il faut se rappeler qu’A. Sefrioui a été employé pendant quinze ans par l’Éducation nationale: il était auxiliaire et enseignait l’informatique aux élèves.
Si vous étiez ministre de l’Éducation nationale, quelles mesures prendriez-vous pour défendre la liberté d’expression, celles et ceux qui l’enseignent?
Je serai intransigeante sur nos valeurs. J’aurais à cœur de réarmer idéologiquement nos enfants pour leur permettre de se rendre compte de la chance que nous avons de vivre dans une démocratie où, quelle que soit sa religion, sa couleur, son origine, nous pouvons faire société sur la base de règles communes.
Je me rends depuis des années dans les collèges et les lycées, et mon interrogation est toujours la même: face à la flambée identitaire, où chacun ressent le besoin de revendiquer son appartenance à une religion ou une culture – ce qui passe par un langage, un vêtement traditionnel qui devient à la mode, un respect ostentatoire des règles religieuses – comment rendre la laïcité “sexy”, attrayante pour des gamins de 13 ou 14 ans? Qu’est-ce qui permettrait que ce soit cool d’être laïc? Car la laïcité, ce n’est pas la négation des religions, mais la neutralité à leur égard, qui seule permet à toutes de coexister. Et cela, la jeunesse ne le comprend pas.
En 2022, la sœur de Samuel Paty, qui considère que l’État doit assumer sa responsabilité dans la mort de son frère, a porté plainte contre X auprès du parquet de Paris pour non empêchement de crime et non assistance à personne en péril. En mars 2024, elle dépose un recours en responsabilité de l’État dans la survenance de l’attentat islamiste contre son frère. Et en juillet 2024, sans réponse du Premier ministre, des ministères de l’Éducation national et de l’Intérieur, elle dépose une requête devant le tribunal administratif de Nice. Quelle en sera la suite?
Nous verrons bien mais, en effet, Samuel Paty est mort de ne pas avoir été protégé, contrairement à ce qu’a affirmé Gérald Darmanin [ministre de l’Intérieur de l’époque] au micro de BFM.
Le jour où la principale reçoit le parent d’élève B. Chnina et le militant islamiste fiché S A. Sefrioui, elle en réfère immédiatement à l’académie qui l’enjoint de remplir une fiche “Faits Établissement”, fiche à remplir en cas d’atteinte à la laïcité. Or il n’y en a eu aucune. La principale désigne alors Samuel Paty comme étant l’auteur de l’infraction, et l’élève, qui n’était même pas présente au cours incriminé, comme la victime. Elle coche également la case: “Risque de troubles avec retentissement médiatique” en raison de la menace d’une manifestation de Musulmans devant le collège. La simple existence d’une telle case à cocher révèle que l’école est rompue à ce genre d’intimidation, et que c’est son angoisse absolue. Surtout pas de scandale. Surtout pas de vagues. Et ce pas-de-vague, parce que la mobilisation devant le collège prévue le vendredi 9 octobre ne semblait plus d’actualité, va conduire les renseignements territoriaux à rédiger une note dans laquelle ils écrivent que le danger est écarté, alors même que les menaces proférées à l’encontre de Samuel Paty sur les réseaux sociaux (et la viralité des vidéos) ne cessent de se multiplier. La peur du scandale a complètement invisibilisé le danger de mort qui pesait sur Samuel Paty. “À défaut de connaître l’agresseur, le lieu ou le moment où il agirait, il me semble évident qu’il fallait protéger la cible désignée publiquement”, écrit Mickaëlle Paty dans son livre.
Propos recueillis par Léa Taieb
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