
Franck
Novembre 2024, Carmei Gat, nous sommes tous réunis avec l’équipe exceptionnelle qui est au chevet de la communauté des survivants du kibboutz Nir Oz depuis le 7 octobre. Soudain une femme entre discrètement dans la salle et me fait signer de venir vers elle : Mor Tzarfati, responsable éducation des 12–13 ans. Elle me dit qu’elle aimerait emmener les jeunes de bat et bar mitsva de l’année, à Paris. Notre réponse est instantanée et affirmative. J’ai encore à l’esprit la joie qui resplendit sur son visage à cet instant.
De notre côté et tout aussi immédiatement, nous comprenons que, pour ces enfants, ce séjour est bien plus qu’une semaine de vacances. C’est une véritable bulle de respiration. Il s’agira à nouveau pendant une semaine de tenter, à notre modeste échelle, de réparer les vivants.

Célébrer sa bat ou bar mitsva, c’est traditionnellement et symboliquement mettre un pied dans le monde des adultes. Pour les jeunes de Nir Oz, l’ambition du projet se situait aux antipodes. Il fallait que ces jeunes remettent deux pieds en enfance le temps d’une semaine.
Le 7 octobre 2023, ils ont perdu l’insouciance qui accompagne l’enfance et ont vécu l’indicible. Dès lors, pour nous, une seule et unique aspiration : insuffler de la joie et distiller de l’optimisme pour qu’ils retrouvent l’énergie vitale dont ils ont besoin pour se remettre en mouvement.
Mission remplie.
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David
I love you
Un “je t’aime” universel, à la vie, à l’espoir.
Dernier soir d’un voyage pas comme les autres. Un voyage pour guérir un peu. Rêver beaucoup.

Sept enfants de Nir Oz, rescapés du 7 octobre, et leurs mères sont venus à Paris chercher un souffle de féerie, et nouer des liens avec d’autres enfants, français et israéliens. Avec des visages inconnus. Avec la vie.
Depuis le 7 octobre, ces enfants vivent dans la nuit, et Paris, ville lumière, murmure à leur cœur la promesse fragile d’un monde nouveau.
Un monde où les souvenirs ne blessent plus. Où l’on danse dans un discobus aux néons, goûte aux baguettes et fromages, passe une journée à Disneyland, sillonne la ville en Harley Davidson avec les Biker Tov.
Un monde où, sous les voûtes de la grande synagogue de la Victoire, ils ont célébré leur bar et bat mitsva. Le rabbin Moshe Sebbag les a bénis un à un, chacun repartant avec un arbre planté à son nom en Israël. Un arbre pour dire : tu es là. Vivant. Et malgré les flammes, la vie pousse encore.
Le dernier soir, dans une maison pleine de lumière et de regards tendres, l’artiste Molatchika a peint sept tableaux. Sept prénoms devenus couleurs. Sept enfants devenus traces.
Et puis Noam a attrapé les ballons.
Elle les a serrés fort, comme pour retenir le moment. Puis les a laissés s’envoler. Ils ont pris le ciel d’un coup, dans un bruissement de soie. Quelque chose quittait ses mains pour monter vers les étoiles.
Elle a regardé longtemps. Quelques instants plus tard, elle s’est tournée vers moi et, dans un souffle plus fort que les cris, a dit : I love you.
Ce n’était pas pour moi seul. C’était une déclaration à l’univers. Un je t’aime au monde, à la vie, à l’après.
Un cri d’enfant pour dire que rien n’éteindra la lumière. Que l’amour, même cabossé, tient debout.
Et qu’un jour peut‐être, on saura répondre : nous aussi.
Moi, ce soir‐là, en silence, j’ai prié pour cela. Pour que le monde l’entende, et enfin réponde : moi aussi.
Jessica

Qui est l’enfant de qui ? Qui est la mère de qui ?
Doit‐on vraiment jouer au jeu de « relie la mère à son enfant » ?
Dans notre société, on aime ce genre de certitudes.
On s’attache aux liens visibles, aux filiations tracées comme des lignes droites.
Eux, en les observant vivre, on comprend que ces questions prennent peu de place.
Au kibboutz, on ne joue pas à ce jeu‐là.
Ce n’est pas du tout seulement de cette manière que les liens se tissent.
À Nir Oz, la joie des unes est la joie des autres comme la douleur des unes est la douleur des autres. Tout se partage.
C’est une leçon de vie et un cadeau de réussir à ressentir l’invulnérabilité de ces attaches qui les lient.
Une famille, c’est une famille.
Johanna

« Tiens ma main«
Dans l’un des couloirs sombres d’une attraction à Disneyland, je les ai regardés marcher devant moi, en file indienne. Ils riaient, criaient, se retournaient, pressés d’embarquer dans “celle qui fait peur”. Toute la journée, ils n’ont voulu faire que ça. Les manèges qui font tourner la tête, hurler le cœur, accélérer le souffle. Ils nous appelaient : “viens avec moi”, “je veux être à côté de toi”, “tiens ma main”.
Alors on les suivait.
On leur tenait la main.
On montait à côté d’eux.
C’était simple. Et immense à la fois.
Ils ont 12, 13 ans. Mais ce 7 octobre, ils ont grandi d’un coup.
Ce jour‐là, ils ont couru, entendu, vu, perdu.
Et ce jour‐là, leur enfance a pris un coup de feu en pleine poitrine.
Mais ici, à Disneyland, ils sont redevenus juste des enfants.
Pas des “rescapés”, pas des “héros”, pas des “témoins”.
Des enfants. Qui rient fort. Qui veulent avoir peur sans danger. Qui veulent une main à serrer juste avant le looping.
Et nous, on était là pour ça.
Pour leur dire, sans le dire : tu peux lâcher prise. Quelqu’un veille. Tu peux avoir peur, être insouciant, t’abandonner au vertige. Tu peux être un enfant de 12 ans, à nouveau.
À la fin du séjour, Mor, la maman d’Amos, nous a dit :
“Ils se sont sentis en sécurité avec vous. Et donc, nous, les mamans, on a pu se détendre.”
Je crois que tout est là.
Ils ont pu rire. Hurler. Jouer.
Et pendant quelques heures, la peur n’avait plus le dernier mot.
C’est peut‐être ça, offrir un peu de paix.
Sasha

Après avoir accueilli les Savtot, les fleurs du Kibboutz Nir Oz, nous nous apprêtions à recevoir leurs bourgeons.
Sept enfants et leurs mamans. Quatorze membres d’une même grande famille.
Côte à côte, devant nous, se tenaient deux générations de Nir Oz : la filiation tangible, le lien vécu, éprouvé, inaltérable.
Lors du premier trajet en bus, Karina, une maman du kibboutz, m’a fait signe de m’approcher.
Elle a sorti de sous son tee‐shirt un pendentif en forme d’appareil photo.
— Mon mari était photographe, m’a‑t-elle dit.
Quelques minutes plus tard, sa fille Yuval s’est approchée à son tour :
— Tu sais, mon père était photographe.
Le 7 octobre, l’une a perdu son mari. L’autre, son père. Toutes deux ont été prises en otage.
Je n’ai su répondre qu’en tendant mon appareil à Yuval, en lui proposant de l’utiliser quand elle le souhaiterait.
Elle a demandé à le garder tout au long du voyage. Elle le tenait fermement, contre sa poitrine.
Elle ne photographiait pas toujours. Elle ressentait.
La tige et le bourgeon.
La mère et l’enfant.

Ici, la sève circule dans tous les sens. Les liens sont si puissants qu’ils tracent de nouveaux chemins.
Morane se ressource en collant le visage de sa fille contre le sien. Gaya accueille dans ses mains le visage de sa mère, qui semble se régénérer à son contact. Gaya caresse les cheveux de son amie Tamar. Noam pose tendrement la main sur le front de Tamara pour la protéger du soleil.
Et le lendemain, les rôles s’inversent.
Sur les sweat‐shirts de l’association, il est écrit : « Le roseau plie mais ne rompt pas ».
Et ils nous l’ont prouvé. Nous avons vu des larmes couler puis sécher, des regards s’éclairer, des sourires s’élargir, des voix s’élever pour chanter, des mains se lever pour danser, pour applaudir.
Applaudir qui, applaudir quoi ?
Applaudir pour briser le silence.
Applaudir pour crier la rage de vivre.
Applaudir pour dire : « Nous sommes là ».
Alors applaudissez, criez, brillez, fleurissez — en paix, et dans la joie — mes chers amis de Nir Oz.